Le Manuel Diagnostique et Statistique des Troubles Mentaux – DSM de son acronyme anglais – est un ouvrage « nosographique » d’origine étasunienne. La nosologie est définie comme « la partie de la médecine qui étudie les critères qui servent à définir les maladies afin d’établir une classification ». Le DSM traite, lui, spécifiquement des « troubles mentaux ». Il s’agit d’une somme puisque le DSM‑5 (chaque édition se voit dotée d’un chiffre, nous en sommes à la 5e), publié en 2015, ne compte pas moins de 1275 pages pour sa version française. La section II, qui en constitue l’essentiel, regroupe les « critères diagnostiques » qui permettent de définir 23 catégories de troubles. Ces troubles génériques sont ensuite subdivisés en « troubles mentaux » proprement dits. Par exemple, sur base de l’analyse des différences que présentent les critères retenus pour un trouble avec les critères retenus pour tous les autres de la même catégorie, le DSM‑5 distingue 11 troubles mentaux dans la classe générale des « troubles anxieux ». Sur cette base, le DSM‑5 répertorie près de 400 troubles mentaux (là où le DSM‑I, lui, n’en recensait que 100, on note en effet une inflation de troubles mentaux à chaque édition).
Un outil de « spécialiste » qui nous concerne tous·tes
Le DSM se dit être « un outil pour les cliniciens, une ressource éducative essentielle pour les étudiants et les praticiens, et une référence pour les chercheurs dans le domaine de la santé mentale ». En quoi, dès lors, nous, citoyens et citoyennes européen·nes, pourrions-nous bien être concerné·es par cet opus étasunien ?
C’est que d’une part, prétend-il, l’information qu’il fournit est « utile à tous les professionnels associés aux divers aspects des soins dans la santé mentale incluant les psychiatres, les médecins d’autres spécialités, les psychologues, les travailleurs sociaux, les infirmier(ère)s, les spécialistes en médecine légale et juridique, les ergothérapeutes et thérapeutes en centres de réadaptation, et d’autres professionnels de la santé ». Ce qui élargit considérablement le champ des agents, des patient·es et de leurs proches concerné·es.
C’est que, d’autre part, son utilisation est massive : « Une enquête réalisée en 2010 par l’OMS et portant sur près de 5.000 psychiatres dans 44 pays a montré que 83 % d’entre eux utilisent régulièrement [le DSM]. »
Or – et c’est ce qui nous intéresse surtout ici – en amont, la logique ou, si l’on veut la philosophie, sous-jacente à la nosologie, ne va pas sans poser questions et que, en aval, les diverses conséquences de l’adoption de cette approche discutable sont à souligner.
Le scientisme, philosophie sous-jacente au DSM
Le DSM est une initiative de l’APA (American Psychiatric Association) : les 20 membres de son conseil d’administration sont nommés en début d’ouvrage tandis que les 1860 collaborateurs, issus de milieux académiques et hospitaliers, sont eux crédités à la fin. Cette hiérarchie est loin d’être anodine puisque l’APA et, en conséquence, l’ensemble des contributeurs auxquels elle recourt, est fondamentalement constitué des tenants de la psychologie comportementaliste (ou béhavioriste).
Le comportementalisme pose que « si la psychologie veut être perçue comme une science naturelle, elle doit faire des comportements son sujet d’étude et non pas les états mentaux ». Ces propos de J. B. Watson, l’un des fondateurs américains du béhaviorisme, ont le mérite de la clarté : dans une optique scientiste, seuls comptent les comportements observables et mesurables. Foin donc de l’introspection et de la conscience (soit, au passage, de tous les courants psychanalytiques).
En outre, le béhaviorisme « considère [qu’]un comportement inadapté (par exemple une phobie)[est] la résultante d’apprentissages liés à des expériences antérieures […] puis maintenue par les contingences de l’environnement ». Et qu’en conséquence « la thérapie visera donc, par un nouvel apprentissage, à remplacer le comportement inadapté par un comportement plus adapté correspondant à ce que souhaite le patient ». En somme, le comportementalisme rééduque le patient pour l’adapter.
Même si aujourd’hui le béhaviorisme est peu à peu remplacé par le neuro-cognitivisme, les fondamentaux scientistes restent les mêmes. Ainsi, selon l’Institute of NeuroCognitivism belge, l’approche neurocognitive et comportementale (ANC) est « le résultat d’une démarche scientifique transdisciplinaire, qui réalise la synthèse entre les sciences de la psychologie cognitive, les sciences cliniques de thérapie comportementale et les neurosciences. C’est une démarche cognitiviste et comportementaliste » (nous soulignons).
La scientificité du DSM : une imposture
La scientificité du DSM béhavioriste se base sur le principe de la fiabilité et la validité : « Concernant les maladies, une classification est considérée comme fiable si des médecins distincts portent le même diagnostic concernant un même patient et valide si elle permet de distinguer chaque maladie de toutes les autres et de la normalité. »
Or, le psychanalyste Jean-François Coudurier rend bien compte des problèmes que pose cette définition. D’abord, de façon générale, la fiabilité est une aberration épistémologique « qui voudrait que la terre soit plate puisque la concordance des opinions sur ce sujet fut totale pendant des siècles » : en aucun cas être le nombre d’avis concordants ne permet d’accéder à une « vérité » scientifique.
Ensuite, le choix de la fiabilité comme critère scientifique cardinal des DSM a pour conséquence que, de façon assez ahurissante, sont évitées deux questions pourtant fondamentales. Coudurier poursuit : premièrement le DSM ne propose aucune « définition de base du trouble mental » ; c’est le « consensus » obtenu grâce à divers forçages (voir point paragraphe suivant) qui fait foi ! Deuxièmement, on ne trouve dans le DSM aucune « définition conceptuelle générale de la limite entre normal et pathologique » !
Historiquement parlant, « l’incroyable promotion au rang de concept clé du problème de la fiabilité » est née d’injonctions fort peu scientifiques. La première est d’ordre administratif et financier : « les compagnies d’assurances (privées aux États-Unis) constatant des variations considérables sur les diagnostics et les traitements qu’elles avaient à rembourser, voulurent y mettre bon ordre » et que soit mise à la disposition de l’administration une nosologie unificatrice : fiable donc. La conséquence en a été de « fabuleux forçages nécessaires à l’obtention d’un consensus appelé fiabilité ». Ainsi, entre 1968 et 1993, « la psychiatrie américaine a connu quatre nosologies […]. À chaque changement, on a assisté à la disparition de certains diagnostics, les deux plus notables étant ceux de névrose et d’homosexualité ; d’autres ont fait leur apparition et la plupart de ceux qui se sont maintenus ont été redéfinis au point souvent d’être méconnaissables ». Ainsi, outre les pressions administratives, les débats sociétaux ont donc, par exemple et grâce à la pression des mouvements gays, conduit à la sortie de l’homosexualité des troubles mentaux. Il ne faut pas non plus sous-estimer le rôle de la très puissante armée américaine qui « après la Deuxième Guerre mondiale […] a conçu une nouvelle classification des troubles de santé mentale dans le but d’inclure les troubles psychiatriques des militaires et vétérans ».
Tout ceci, pour dire le moins, « fait porter un très sérieux doute sur le caractère factuel de ce qui y a été retenu comme symptôme […] : les « données empiriques » ne résistent pas longtemps aux données politiques ».
Quant aux prétentions plus récentes des « neurosciences », S. E. Hyman, célèbre psychiatre américain, affirme que si « la neurobiologie a fait de réels progrès, [elle] n’a pas encore atteint un niveau qui lui permettrait de contribuer utilement à la définition des différentes pathologies : ‘‘Ceci reflète notre ignorance concernant les troubles mentaux’’ », conclut-il. Dont acte.
Finalement, la « validité » du DSM est entièrement dépendante de la fiabilité : un trouble doit recueillir le consensus (fiabilité) pour être valide, pour exister en tant que différent à la fois des autres et de la normalité. Or, précisent Di Vittorio et al., cité par Coudurier : « La validité du DSM est faible […], la plupart des patients souffrent d’une combinaison variable de plusieurs troubles psychiatriques […]. Ce constat suggère que des combinaisons de pathologies définies comme distinctes par le DSM (par exemple l’anxiété et la dépression) pourraient fort bien être considérées comme une seule pathologie. »
Ce constat nous renvoie au propos du philosophe Steeves Demazeux : « Les DSM se prétendent a‑théoriques voulant se construire sur des ‘‘faits’’ sans se donner la peine de faire ce travail d’épistémologie minimale qui permet de constater qu’un ‘‘comportement’’ n’est pas un ‘‘fait’’, pas un ‘‘donné’’ mais résulte d’un découpage implicite, inaperçu et dénié par les auteurs. » Découpage qui passe, par exemple, par le découplage – forcé comme le dit J.-F. Coudurier – de l’anxiété et de la dépression.
On aura compris que le comportementalisme opère par prélèvement de « comportements » au sein du continuum qu’est une vie humaine dans toutes ses dimensions. Puisque le DSM se veut « a‑théorique », qu’en d’autres termes il se prétend « purement » scientifique, il ne peut qu’éviter (dénier) la question de savoir si un « comportement » est un fait scientifiquement observable puisque, de toute évidence, la réponse est non. Il ne peut du reste pas non plus s’attaquer à la frontière de la « normalité », ni même au concept de trouble mental. On le constate : il y a loin de la science au DSM.
Le déni de la structure et de la souffrance psychique
Puisque c’est le psychiatre qui « regarde » et « produit un découpage, dans ce qui fait symptôme, [découpage] qui doit tout au regard de l’autre », l’approche n’est plus basée sur « la souffrance psychique », « [sur] la position psychique d’un sujet à l’égard d’un objet, mais [sur] l’objet1 même ». Considération qui pourrait paraitre quelque peu obscure, mais qui s’éclaire parfaitement de l’exemple suivant : « le « vol par effraction dans une maison appartenant à autrui appartient au critère A10, tandis que le « vol d’objets d’une certaine valeur » appartient au critère A12. C’est donc bien l’objet atteint qui définit le symptôme, pas l’attitude psychique du sujet à l’égard de l’objet »2 (nous soulignons).
On évoque ici le problème que pose le DSM qui se fixe sur des objets concrets et passe complètement à côté de la question de la souffrance psychique – et de son origine – qui amène la personne à tel ou tel comportement, qui est lui-même inséré dans une structure psychique en souffrance.
Un homme sans sens ?
D’après le neurocognitivisme, « le cerveau et les réseaux neuronaux structurent notre manière d’appréhender le monde ». Or, écrit Miguel Bensayag avec Angélique Del Rey : « Le problème est que, si tout est mécaniquement déterminé [ici : par les réseaux neuronaux], tout est mouvement, rien n’est acte et rien n’a de sens. » Car, poursuit-il, « l’acte est ce qui relève d’un sens plutôt que d’un mouvement mécanique. C’est pourquoi, finalement, le grief principal que l’on pourrait faire à l’ensemble des thérapies cognitivistes ou comportementalistes est celui d’éliminer le sens. »
En privant l’humain de sa possibilité de poser des actes, de donner du sens, pour ne le réduire qu’à une somme de mouvements (composant des comportements), le DSM et plus largement tout le courant béhavioriste fabriquent ce que M. Benasayag nomme « l’homme modulaire » : soit « le nouveau dispositif humain qui ne se pense ni ne se structure comme un tout organique, mais comme un agrégat ». Ce qui renvoie au découpage opéré par le DSM où le trouble n’est plus qu’un agrégat de critères… et se soigne indépendamment d’une structure psychique déniée. Agrégat du reste parfaitement adapté au monde du travail néolibéral. L’ANC, selon ses promoteurs, « permet à la personne de devenir l’acteur de sa propre vie, de déployer ses compétences et son potentiel ». On croirait lire une publicité pour une agence de placement d’intérimaires ! Et c’est bien de ça qu’il s’agit : déployer ses compétences, c’est agir sur une composante de la personne, celle qui convient au « monde du travail », sans trop se soucier de qui elle est, comme un tout organiquement lié. Voilà ce qui permet à J.-F. Coudurier d’écrire que le DSM « représente [le] triomphe, […] de l’idéologie libérale et capitaliste, certainement pas de la science ».
Une bonne affaire !
On ne manquera pas enfin de souligner que le DSM entre en parfaite résonance avec l’industrie pharmaceutique : le recours aux traitements médicamenteux (scientifiques, forcément scientifiques) y trouve toute sa justification. Laquelle ne doit pas grand-chose au hasard : « Une étude a révélé en 2012 que 70 % des experts impliqués dans le DSM‑5 avaient entretenu au cours de leur carrière récente des liens financiers » avec l’industrie pharmaceutique. Ainsi, « Comme l’a reconnu le psychiatre Allen Frances, alors à la tête du processus de révision du DSM-5, [qu’]une « fausse » épidémie a de toute évidence été construite autour de l’étiquette de trouble bipolaire chez l’enfant autour des années 2000, dont les laboratoires pharmaceutiques et certains chercheurs ont été en grande partie responsables. On ne saurait expliquer autrement une multiplication par quarante du nombre d’enfants atteints de troubles bipolaires en l’espace de quinze ans. » Enfants bien entendu médiqués…
La logique économique est simple : la multiplication des troubles répertoriés – ainsi que le lobbying et le battage médiatique qui l’accompagne – entraine celle de l’administration de médicaments. On se contentera de signaler pour l’exemple que « le marché des neuroleptiques pèse 16 milliards de dollars par an aux États-Unis, celui des antidépresseurs 11 milliards » (chiffres de 2013).
Cela étant, il ne s’agit pas non plus de crier au complot. Steeves Demazeux souligne en effet qu’« Il faut aussi prendre en compte toute la culture liée à la prescription des médicaments, leur inscription symbolique dans la société et la manière dont on les charge de soulager la souffrance psychique. »
Voilà qui ouvre tout un chantier de réflexion anthropologique en ce qu’il s’agirait de repenser le patient comme tout plutôt que comme un assemblage de modules. Sur le plan sanitaire, il s’agirait de repenser l’ensemble de la politique de la santé mentale, en travaillant au plus près de la parole des patients et de reconcevoir la « normalité » en dehors des critères normatifs du DSM basés sur des comportements arbitrairement découpés dans leur réalité.
Tout un travail qui ne peut se passer d’une profonde remise en cause des valeurs que promeut l’individualisme néolibéral – la compétition, la réussite, le développement des compétences, voire le recours massif aux technologies à visée transhumaniste, etc. – et qui conduisent de fait à ce que le DSM qualifie sans autre forme de procès de « conduites inadaptées », là où l’on préfèrerait parler de résistances…
- « En psychanalyse, l’objet désigne ce qui est visé par l’individu dans la pulsion, dans l’amour, dans le désir. » Mais, il faut retenir que cet « objet » n’est pas concret, pas « une chose de ce monde » dit Lacan).
- Cette distinction ce retrouve dans le DSM, dans le chapitre intitulé « Troubles apparaissant ordinairement au cours de l’enfance », section « Troubles des conduites ».