Le réalisme écologique s’oppose de manière frontale aussi bien au capitalisme qu’au marxisme : la prospérité du futur sera une prospérité sans croissance, si elle doit être davantage qu’un feu de paille alimenté par les quelques « innovations vertes » encore capables d’attiser un temps un moteur qui perd son souffle.
Le réalisme écologique, informé par la bio-économie et l’écologie industrielle, permet de reconnaître aujourd’hui ce que le marxisme et les socialismes des 19e et 20e siècles ignoraient, tant ils baignaient dans un scientisme naïf et dans une vision presque comique du progrès : le moteur ultime de la croissance économique, censée procurer aux membres de la société sans classes une opulence sans précédent, n’est ni le travail humain ni le progrès technique mais bien la disponibilité de ressources énergétiques abondantes et aisément extractibles, donc peu coûteuses.
C’est le charbon et le pétrole, bien plus encore que le taylorisme, qui ont propulsé la Révolution industrielle et ont permis que lui succède la révolution consumériste des Trente Glorieuses1. Mécanisation, standardisation et consommation de masse ont été soutenues intégralement par ce qu’il est aujourd’hui convenu d’appeler des « esclaves énergétiques », des armées de wagonnets de charbon et de barils de brut grâce auxquels l’humain et la machine ont pu atteindre, conjointement, une productivité et une consommativité sans précédent en 15.000 ans de présence d’homo sapiens sur Terre.
LA PARENTHÈSE FOSSILE SE FERME
La « parenthèse enchantée » des carburants fossiles bon marché se ferme lentement mais sûrement. Elle fut une fenêtre de deux, maximum trois siècles – un clignement d’œil à l’échelle du temps géologique. Aucune extrapolation scientifiquement crédible ne permet de supposer que les sources d’énergie renouvelables, même combinées, seront jamais à même de procurer à l’humanité le combustible de croissance requis pour continuer à nourrir les rythmes et les étendues de la production et de la consommation actuelles2. Au contraire, les scénarios réalistes annoncent la fin du capitalisme par auto-asphyxie : pour attiser sans relâche la croissance rapide dont ont besoin ses deux poumons industriel et financier, il aura fini par faire « flamber » (littéralement) en un temps record les combustibles les plus performants que la croûte terrestre ait jamais produits.
La course à l’efficacité énergétique et ressourcielle, si centrale dans tous les dispositifs de « croissance verte » parce qu’elle permet de faire miroiter un « capitalisme naturel » qui serait entièrement propulsé par des ressources renouvelables, ne permettra que de repousser un peu l’échéance. Tôt ou tard, certaines ressources non renouvelables pour lesquelles n’existe pas de substitut renouvelable, ou alors certaines énergies renouvelables dont la production consomme elle-même trop d’énergie, créeront des goulots d’étranglement qui seront autant d’obstacles à la poursuite d’une croissance économique illimitée. Le capitalisme, dont la logique financière et jusqu’à la création monétaire par dettes bancaires portant intérêt se fondent sur une telle croissance illimitée, se grippera inévitablement.
Déjà actuellement, la mise en relation entre l’empreinte écologique de divers pays et leur niveau de développement humain suggèrent que les grandes économies dites développées réussissent moins bien que certaines nations moins riches matériellement. Notre foi inébranlable en une alliance « nécessaire » entre prospérité et croissance nous amène donc à gaspiller des ressources. Les styles de vie actuellement les plus compatibles avec une présence humaine durable et joyeuse sur la planète ne se trouvent ni en Europe et Amérique du Nord, ni en Afrique, mais dans certaines régions d’Asie centrale ainsi que d’Amérique latine et des Caraïbes (et notamment à Cuba – ironie de l’Histoire ou naïveté des indicateurs ?). Trois siècles de capitalisme et trois décennies de libéralisation des marchés financiers et du commerce planétaire n’auront manifestement pas permis que l’Afrique s’enrichisse et que le Nord opulent renonce à ses excès afin que le monde converge vers un style de vie et une empreinte écologique globale proche de celui du Costa Rica … Or c’est bien ce sentier de recomposition et de redistribution qui s’impose aujourd’hui – non pas pour des raisons idéologiques mais pour des raisons purement géophysiques.
VERS LA CRISE RESSOURCIELLE DU CAPITALISME
Nos institutions internationales, dominées par les nations qui auraient le plus à « perdre » à court terme dans la prise en compte des raréfactions écologiques, ne feront sans doute rien, ou en feront sans doute trop peu, trop lentement. On continuera vraisemblablement à s’accrocher au scénario classique : que grâce à une croissance économique généralisée, l’Afrique de même que l’Asie centrale et l’Amérique latine – Caraïbes comprises – puissent rapidement devenir aussi « riches » que l’Europe et l’Amérique du Nord, de telle sorte que ces dernières n’auraient rien à changer dans leur propre statu quo. Du coup, de la même manière que les défauts sur quelques crédits « subprime » aux Etats-Unis en 2007 – 2008, l’épuisement exponentiel de certaines ressources-clé créera une onde de choc qui se propagera par effet domino : un effondrement rampant, ou effritement graduel, de la base énergétique et ressourcielle du capitalisme le rendra non viable3 et forcera de façon plus ou moins brutale des populations de plus en plus nombreuses à mettre en place, tant bien que mal, de nouveaux schémas socioéconomiques caractérisés par la combinaison de ressources limitées et à l’acheminement coûteux, de technologies à basse productivité et de niveaux plus bas de consommation en biens intermédiaires (y compris énergétiques) et en biens finaux.
Le réalisme écologique prend acte de cette perspective d’évolution structurelle inscrite dans la structure même de la logique productiviste, consumériste et « croissanciste » du capitalisme. Il existe d’autres variantes de cette logique ; le capitalisme a toutefois été l’une des manières les plus performantes de la mettre en place, notamment en intégrant la création monétaire dans la logique de la croissance (puisque tout crédit, octroyé sur la base des leviers que sont les capitaux propres et les réserves liquides de la banque prêteuse, est un « pari » sur la valorisation à venir du capital de l’entreprise débitrice et implique, au niveau macroéconomique, la nécessité d’une croissance du PIB réel)4. In fine, la création monétaire ne s’adosse, dans le capitalisme, que sur une seule et unique hypothèse devenue aujourd’hui erronée : la géosphère offrira toujours suffisamment de « sources » (matières premières diverses à extraire de la lithosphère) et de « puits » (décharges à creuser dans la lithosphère, concentrations en gaz à effets de serre à intensifier dans l’atmosphère) afin que nos productions et nos consommations finales puissent croître indéfiniment et valoriser indéfiniment des capitaux réels et financiers en quête perpétuelle de nouveaux débouchés.
PRENDRE LE CHEMIN DE LA SOBRIÉTÉ
Il n’y aura pas de révolution prolétarienne ; si elle se préparait quelque part dans le monde avec quelque chance de succès, cela se saurait. Il n’y aura pas de révolution du tout. Les « classes laborieuses » et les « classes moyennes », intégralement cooptées dans la logique productiviste, consumériste et croissanciste en place, luttent en vain depuis un siècle pour une seule chose, bien légitime du reste : que le gâteau à redistribuer s’accroisse et qu’il soit effectivement redistribué. De cette façon, les laissés-pour-compte du système s’allient aux strates possédantes pour exiger – mais en fonction d’intérêts radicalement divergents – que la marche forcée par laquelle l’humanité scie la branche sur laquelle elle est assise soit encore intensifiée. Il n’y aura pas non plus de révolution technologique ; si le mouvement perpétuel et la source d’énergie à la fois sans limites et gratuite existaient quelque part dans le monde, cela se saurait. Il n’y aura, répétons-le, pas de révolution du tout. Les « technologies vertes » et la « production propre », de même que l’« éco-consommation » (pour ne rien dire du rêve d’aller exploiter de nouvelles ressources fossiles sur d’autres planètes …), ne permettront que quelques effets-rebond supplémentaires5 qui finiront par hâter davantage encore l’effritement et les dysfonctions d’un système incapable de s’inscrire de façon permanente dans les cycles de la biosphère et dans les limites physiques de la géosphère.
Le réalisme écologique n’est ni de gauche, ni de droite ; il se fonde sur des faits scientifiques irréfutables. Il pointe vers une réponse qui ne plaît ni aux thuriféraires « droitistes » d’un capitalisme maintenu en vie par une alternance d’austérité et de relance, ni à ses adversaires « gauchistes » traditionnels obsédés eux aussi de croissance perpétuelle : choisir une sobriété imposée par les limites physiques de la planète6, une sobriété également répartie entre tous, et donc un retour vers une gestion « communaliste7 » (parce que tout simplement plus efficace8) de toute la zone de la géo-biosphère terrestre comprise entre les sous-sols accessibles et la sortie de l’atmosphère – ce qui requiert, dans le même mouvement, le retour de la monnaie au statut d’un « commun » (et non d’un bien purement privé)9 et la mise en place d’institutions d’une « démocratie écologique »10 permettant aux citoyennes et citoyens d’expérimenter avec des formes de vie qui, par la force matérielle des choses, seront post-capitalistes sans même avoir à se formuler ainsi
- Robert Ayres et Benjamin Warr, The Economic Growth Engine : How Energy and Work Drive Material Prosperity, Edward Elgar, 2010.
- Ted Trainer, Renewable Energy Cannot Sustain a Consumer Society, Springer, 2007.
- Robert Ayres, The Bubble Economy : Is Sustainable Growth Possible ?, MIT Press, 2014.
- Hans Christoph Binswanger, The Growth Spiral : Money, Energy and Imagination in the Dynamics of the Market Process, Springer, 2012.
- Blake Alcott, Mario Giampietro, Kozo Mayumi et John Polimeni, The Myth of Resource Efficiency : The Jevons Paradox, Earthscan, 2009.
- Christian Arnsperger et Dominique Bourg, « Sobriété volontaire et involontaire », Futuribles, n°403, novembre 2014, p. 43 – 57.
- Pierre Dardot et Christian Laval, Commun : Essai sur la révolution du XXIe siècle, La Découverte, 2014.
- Elinor Ostrom, La gouvernance des biens communs : Pour une nouvelle approche des ressources naturelles, De Boeck, 2010.
- Bernard Lietaer, Christian Arnsperger, Sally Goerner et Stefan Brunnhuber, Halte à la toute-puissance des banques ! Pour un système monétaire durable, Odile Jacob, 2012.
- ominique Bourg et Kerry Whiteside, Vers une démocratie écologique : Le citoyen, le savant et le politique, Seuil, 2010.
Christian Arnsperger est économiste et philosophe. Il enseigne actuellement à l'Université de Lausanne, au sein de l'Institut de géographie et durabilité (IGD)