Comment la FGTB explique et analyse le retour fracassant de l’inflation au premier plan depuis 2021 ?
Les données montrent que depuis l’été 2021, donc dès la fin des confinements stricts liés à la crise du coronavirus, le niveau des prix a fortement augmenté. Les raisons de la hausse des prix, en général, et de l’énergie, en particulier, sont multiples. La réouverture des établissements après le confinement a provoqué une ruée sur les produits et services. La hausse de la demande, combinée à des problèmes d’approvisionnement dans les usines a entraîné une augmentation des prix. Et puis la Russie a envahi l’Ukraine, faisant monter en flèche les prix du gaz et de l’électricité. À cela s’ajoute une raison que l’on oublie souvent : selon la Banque centrale européenne (BCE), de nombreuses entreprises ont profité de la fin de la pandémie pour augmenter leurs prix de manière excessive. Ce qui a alimenté l’inflation. Ce phénomène a été particulièrement observé en Belgique où les entreprises belges ont en général conservé des marges bénéficiaires importantes, et en tout cas supérieures à celle de nos pays voisins.
Mais la hausse des prix reste toute de même essentiellement due à l’augmentation des prix de l’énergie. Celle-ci étant causée principalement par la réduction de l’approvisionnement en gaz russe suite à la guerre en Ukraine. En outre, une spéculation massive s’est opérée sur les marchés financiers et sur les marchés des bourses de produits alimentaires. Depuis quelques mois, l’inflation énergétique s’infiltre dans les coûts de production des autres biens et services. L’énergie reste le principal moteur de l’inflation, mais les produits alimentaires (entre autre la pénurie de certains aliments) y contribuent aussi.
À qui l’inflation coute-t-elle le plus cher ? De quelle manière l’inflation renforce les inégalités ? Quels dégâts a‑t-elle déjà fait et risque de faire encore ?
Tous les ménages subissent l’inflation, puisqu’il s’agit d’une hausse des prix que tous les consommateurs payent. Néanmoins, étant donné le fait que l’inflation que nous connaissons est principalement liée à la hausse des prix de l’énergie, nous constatons que l’augmentation des prix a un effet relativement plus important sur le budget des ménages aux plus bas revenus.
En effet, comparativement aux personnes avec des revenus élevés, les ménages aux plus bas revenus consacrent une plus grande partie de leur budget aux dépenses énergétiques. Ceci s’explique, d’une part par la qualité des logements (les habitations mal isolées consomment plus d’énergie que des habitations bien isolées), et d’autre part, par la qualité et/ou vétusté des électroménagers, la composition du ménage, les habitudes de consommation etc. Lorsque plus de 10% du budget est consacré à l’énergie, on parle de « précarité énergétique ». Ensemble, les 25% des revenus les plus faibles consacrent plus de 10% de leur budget à l’énergie. L’inflation actuelle a donc un impact désastreux sur leur revenu disponible.
Les personnes aux revenus les plus faibles sont souvent des locataires. Les maisons louées sont moins bien isolées et entraînent donc des coûts plus élevés. Par ailleurs, on observe que la précarité énergétique est relativement plus fréquente chez les personnes seules. Parmi les ménages en situation de précarité énergétique, plus de 60% sont des familles monoparentales, alors qu’elles ne représentent que 35% du total des ménages. Les familles monoparentales se composent en grande majorité de femmes seules avec enfants, toutefois cette réalité n’épargne pas les hommes (dans le cas de gardes d’enfants alternées).
En outre, le pourcentage de la population âgée de 16 à 74 ans qui déclarent éprouver des difficultés ou des difficultés majeures à joindre les deux bouts est passé de 11,7% au troisième trimestre 2021 à 16,1% au deuxième trimestre 2022. Si l’on examine cette situation par catégorie de revenus, ce sont surtout les personnes aux revenus les plus faibles qui éprouvent les plus grandes difficultés.
La Belgique a connu d’autres périodes d’inflation importantes par le passé. Quelle position avait pris la FGTB à l’époque ?
Dans les années 1970, l’inflation s’est accélérée progressivement pour aller de 5,6 % en décembre 1971 à 15,7 % en décembre 1974. Ensuite, durant les années 1980, l’inflation a de nouveau grimpé pour atteindre 9,8 % en juin 1982. Ces deux pics d’inflation des années 70 et 80 sont imputables à l’explosion des prix des produits pétroliers de ces années-là. A cette époque, la FGTB s’est prononcée contre la liberté complète de fixer les prix, sans régulation. Les mesures préconisées étaient les contrôles des prix, la répercussion des fluctuations monétaires (à l’époque les différences monétaires entre les pays avaient un impact dans les importations et exportations), le maintien des marges en valeur absolue et des mesures spécifiques pour certains biens tels les électro-ménagers. En 1975, la FGTB a aussi proposé de bloquer les marges de distribution de certains biens (textiles, meubles et chaussures) afin de faire baisser les prix au consommateur. Ces propositions n’ont pas été appliquées.
Actuellement, le pic d’inflation de 12,3 % observé en octobre 2022 dépasse donc celui des années 1980. Cela nous amène à constater que l’évolution de l’inflation de notre pays est fortement influencée par le contexte international, les prix du pétrole dans les années 1970 et les prix du gaz aujourd’hui.
Dans bon nombre de discours politiques et médiatiques, on nous présente l’inflation comme un phénomène économique inéluctable sur lequel on n’aurait aucune prise. Est-ce qu’on est condamné à subir ?
Nous ne sommes pas condamnés à subir puisque les gouvernements peuvent avoir un impact sur l’évolution de l’inflation, notamment en imposant un meilleur contrôle des prix sur certains biens et/ou services. Par exemple, en Belgique, les prix des médicaments sont réglementés. Il y a quelques décennies, le prix du pain était aussi réglementé.
Plus récemment la prise en compte des différentes « primes » énergie a eu un impact à la baisse sur l’évolution de l’inflation en Belgique. Autre exemple, en France, grâce au bouclier tarifaire, le gouvernement a limité la hausse des tarifs réglementés de vente de l’électricité à 4 % de février 2022 à janvier 2023. Et depuis le 1er février 2023, la hausse des tarifs est limitée à 15 %.
Les prix des services publics sont également repris dans l’indice des prix à la consommation (IPC) et dès lors dans l’inflation. Toute hausse ou baisse des prix de ces services de la part des autorités a une influence sur l’inflation. Enfin, la hauteur de la TVA et autres taxes ou redevances a également un impact sur l’évolution de l’inflation.
Est-ce que les décisions prise par le gouvernement pour limiter les effets de la vie chère sont suffisantes pour rendre la situation supportable au plus grand nombre ?
Depuis 2021, le gouvernement a pris des mesures pour alléger la facture d’énergie pour les ménages via une série de primes, la baisse de la TVA de l’énergie à 6% et une extension temporaire du tarif social (un tarif énergétique réduit pour certaines catégories de personnes). Ces mesures à court terme ont été bienvenues pour un grand nombre de ménages et ont permis d’amortir la hausse des prix. Néanmoins, pour certains ménages ces mesures ont été insuffisantes et certains ont plongé dans la précarité à cause de ces coûts supplémentaires et surtout imprévisibles. En outre, certains ménages qui étaient ou sont éligibles au tarif social étendu n’y ont pas fait appel en raison du fait que son octroi n’est pas automatique pour tous et par manque des connaissances de la possibilité d’en bénéficier.
Que prône dès lors la FGTB en la matière ? Quelles politiques sociales ambitieuses mener face à l’inflation ?
Premièrement, la FGTB veut récupérer une réelle liberté de négociation des salaires. Cela passe par la réforme de la loi de 1996 qui définit la norme salariale de manière contraignante et sans tenir compte des réalités des différents secteurs de notre économie. La FGTB lutte avec acharnement contre cette loi qui maintient les salaires dans un carcan qui ne laisse aucune liberté de négociation aux interlocuteurs sociaux.
En dehors de ce combat, nous essayons d’obtenir des avancées concrètes pour les salaires les plus bas. En 2021, par exemple, nous avons conclu un accord pour augmenter les salaires minimums.
Concernant les prix de l’énergie, nous demandons depuis le début de la crise la pérennisation du tarif social étendu, son automaticité à tous les bénéficiaires, et son élargissement à d’autres catégories sociales (petites pensions, familles monoparentales, etc.). Nous demandons également la baisse définitive de la TVA sur l’électricité et le gaz à 6%. Mais aussi l’interdiction des coupures d’énergie, la possibilité de report de paiement des factures et un gel temporaire des prix de l’énergie pour tous les ménages.
La FGTB revendique également une taxation des surprofits, un plafonnement les prix de l’énergie qui soit « effectif » (c’est-à-dire ne pas définir les plafonds trop hauts comme actuellement). Nous revendiquons aussi un contrôle plus accru de l’État. En effet, la concurrence entre opérateurs privés était censée profiter aux ménages grâce à « des services de qualité et des prix compétitifs », nous disait-on en 2007. Or, aujourd’hui, nous subissons le résultat de la libéralisation : un service médiocre et des factures d’énergie qui ne cessent de grimper. Le gouvernement doit reprendre le contrôle de ce secteur stratégique et nationaliser le secteur énergétique.
Comment envisagez-vous cette re-nationalisation du secteur énergétique ?
Un secteur énergétique public national pourrait garantir l’accès à des services de base payables. Un plan national devrait donc être élaboré, avec des objectifs annuels pour la production d’énergie solaire et éolienne, afin d’améliorer la sécurité d’approvisionnement ainsi qu’un plan d’équipement géré paritairement. Il faudrait que les éléments suivants soient dans les mains publiques : les parcs éoliens en mer, le stockage à grande échelle comme les parcs de batteries et les centrales à hydrogène, éventuellement la production des deux centrales nucléaires qui resteront ouvertes, d’éventuelles nouvelles centrales à gaz, des parcs solaires à grande échelle. Mais aussi le transport de l’énergie avec la nationalisation d’Elia. Il nous semble également nécessaire d’avoir un fournisseur d’énergie public unique.
Nous demandons également des investissements pour réduire la consommation d’énergie des ménages (rénovation énergétique, isolation, chauffage, ventilation) en particulier dans les logements sociaux et pour les citoyens les plus précarisés qui n’ont pas accès aux logements sociaux. Ces investissements doivent être planifiés et mis en œuvre commune par commune, quartier par quartier, en donnant la priorité aux quartiers les plus pauvres et/ou les moins efficaces sur le plan énergétique.
L’indexation est un mécanisme important qui permet de rattraper en partie les augmentations des prix. Faut-il demander un calcul de l’indexation plus proche des réalités des augmentations ?
La FGTB exige le maintien du système de l’indexation automatique des salaires et des allocations sociales. Ce système a démontré son efficacité à plusieurs reprises comme amortisseur social et comme levier pour maintenir notre économie à flot. Elle reste la principale protection contre la perte de pouvoir d’achat et le maintien de la confiance des ménages, élément essentiel pour la bonne marche de notre économie.
Mais l’indexation automatique n’offre pas une protection absolue. Premièrement parce que l’indexation n’est pas calculée sur l’ensemble du panier des biens et services mais bien sur ce que l’on appelle l’indice-santé. Cet indice a été créé en 1994 et ne contient pas les carburant ni le tabac et l’alcool. Dès lors, les indexations ne tiennent pas compte de la hausse des prix de ces biens. De plus, cet indice est « lissé » sur 4 mois (on fait la moyenne sur les 4 derniers mois).
Le meilleur système d’indexation est celui au plus proche de l’évolution de l’inflation. Or, si certains secteurs connaissent des systèmes d’indexation mensuels, ce n’est pas le cas de la grande majorité d’entre eux. Pour de nombreux travailleurs·euses, l’indexation automatique n’intervient qu’une fois par an, de sorte qu’ils perdent du pouvoir d’achat tout au long de l’année. Par ailleurs, n’oublions pas qu’il existe également une proportion importante de travailleurs qui ne bénéficient pas de l’indexation automatique. Cela concerne environ 52 000 travailleurs tandis que dans d’autres commissions paritaires, représentant environ 255 000 travailleurs, ce ne sont pas tous les salaires mais seulement les minima sectoriels qui sont indexés.
Est-ce que la période actuelle qui voit les mécanismes de marché faillir complétement pourrait donner un nouveau rôle à l’Etat, celui d’organisateur et planificateur, notamment dans le secteur énergétique, plutôt que celui de roue de secours du profit ?
L’actualité nous amène en effet à conclure que le secteur privé, animé par les logiques de marché et de profit à court terme, est incapable de répondre aux enjeux sociaux, environnementaux et économiques qui se nouent autour de la question de l’énergie. Même pour la plupart des investissements dans le renouvelable, leur réalisation n’a pu être effectuée qu’avec l’appui direct ou indirect des autorités publiques. Les prix de l’énergie et la sécurité d’approvisionnement semblent compromis tandis que le dérèglement climatique commence à produire ses effets catastrophiques un peu partout, en touchant davantage les plus précarisés. Ce qui démontre l’importance d’avoir la maitrise de son approvisionnement en énergie pour un pays. Il est donc important de revaloriser le service public dans les domaines stratégiques, notamment, via la renationalisation du secteur de l’énergie que nous évoquions. D’autant que l’objectif à long terme de dé-carbonisation planifiée de toute l’économie est un projet impossible à mettre sur pied dans le cadre d’un secteur de l’énergie libéralisé. Dans ce contexte, il convient de mener une réflexion sur un plan d’investissements pour une indépendance énergétique européenne maximale.