Pourquoi est-il nécessaire que l’éducation populaire (EP) se penche plus activement sur le jeu vidéo (JV), un média qui n’est pourtant pas si jeune ?
Le jeu vidéo a été inventé au début des années 1960 mais ne connaitra un succès populaire que dix ans plus tard (avec Pong en 1972) et, surtout, ne va longtemps toucher majoritairement que certaines catégories de la population (celles visées par l’industrie : les jeunes adolescents hommes). On sait désormais que le public s’est largement diversifié puisqu’on parle d’une femme sur deux et d’une moyenne d’âge autour de 35 ans. Mais il existe encore une fracture assez nette entre les joueurs et les non-joueurs. Ces derniers ne connaissent ce « nouveau » média qu’au travers des publicités les plus largement diffusées qui promeuvent très souvent les mêmes grandes franchises comme Call of Duty, et ignorent ainsi la diversité des contenus. Les non-joueurs sont ainsi d’autant plus exposés aux discours réactionnaires concernant ce nouveau média qui, comme chaque nouveau média, est accusé d’une bonne partie des maux de la société (violence, addiction, confusion réel et virtuel, etc.).
Un deuxième constat important réside dans le fait que, même parmi les joueurs, très peu reconnaissent leur pratique comme relevant du domaine « culturel ». Une enquête du ministère français de la Culture réalisée en 2016 consistait à demander à un panel de Français·es s’ils estimaient que telle ou telle activité relevait du domaine culturel. Le jeu vidéo se retrouvait en bas de classement, proche de la téléréalité… En réalité, ce type de résultat devrait nous interroger plus fondamentalement sur les raisons qui nous poussent à reconnaitre le caractère culturel d’une activité : est-ce parce que l’on y retrouve des qualités particulières ? Et si oui lesquelles ? Par exemple, faut-il qu’une œuvre nous incite à la contemplation, plutôt qu’à l’excitation et la joie, pour faire partie de la véritable culture ?
Une des raisons principales, à mon sens, vient de la place que ces activités occupent dans les institutions qui participent à leur légitimation. En atelier, une des réponses des jeunes est que « la culture, c’est ce qu’il y a dans les musées ». Or, précisément, on ne retrouve pas, ou peu de jeu vidéo dans les musées. Et, même si la situation est en train de changer, on en trouve aussi très peu dans les écoles, centres d’expositions, galeries d’art, émissions culturelles, et autres lieux de consécration. C’est pourquoi, dès que l’occasion m’en est donnée, je dis à ces lieux : prenez votre part, intégrez le jeu vidéo dans vos collections et participez ainsi à tenir un discours sur ce média. Ne pas le faire, c’est abandonner une des principales pratiques culturelles actuelles aux seules entreprises privées, qui ne se font pas prier pour édicter ce que doit être un « bon » ou un « vrai » jeu vidéo.
Comment envisagez-vous l’éducation populaire dans le cadre de vos pratiques de terrain et de recherche autour du JV ?
En 2014, j’ai donné un premier atelier pour l’asbl liégeoise D’Une Certaine Gaieté – qui a donné lieu à la création de Chômeurs Blaster, un jeu vidéo dans lequel il faut éliminer les chômeurs qui souhaitent mener la révolution. Il s’agit donc d’une œuvre provocatrice et satirique, qui exprime le ras-le-bol des participant·es quant aux discours politiques qui culpabilisent les demandeurs d’emplois. J’ai ensuite donné deux ateliers pour Point Culture, dont l’un à l’Artothèque de Mons (les participant·es ont alors créé Artoquest). Puis j’ai travaillé plusieurs années chez Arts et Publics, avec qui nous avons organisé une bonne douzaine d’ateliers de création de jeux vidéo sur des thématiques culturelles (avec Les Bateliers de Namur), sociales (sur le racisme avec des jeunes concerné·es, par exemple) ou environnementales. Plus récemment, je mène le projet LiègeCraft, une série d’ateliers donnés au Digital Lab de la province de Liège, où l’on invite à reproduire une partie de la ville dans Minecraft (comparable à un grand Lego virtuel) – et ainsi de constituer le jeu vidéo comme une manière de s’apprivoiser les questions liées à la ville (urbanisme, architecture, espace public, etc.).
Mon référentiel de base est plutôt celui de la médiation culturelle et surtout de la démocratie culturelle : dans mes projets de terrain, je vise avant tout à donner les moyens de s’exprimer à travers la création d’un jeu vidéo. Cela a un effet potentiel sur les participant·es (qui apprennent à délivrer un message avec les codes narratifs et ludiques du jeu vidéo) mais aussi sur le média : il me semble important de ne pas laisser un des médias les plus populaires aux seules sociétés privées à forts capitaux.
Comment le jeu vidéo peut-il être un outil d’éducation populaire et d’interroger son environnement, sa place dans la société, ses pratiques ?
Il y a au moins deux niveaux de réponse possible. D’abord, créer son propre jeu vidéo — ou en faire créer dans une association ou un autre cadre non professionnel et non commercial -, est une activité qui participe, volontairement ou non, à se positionner non plus uniquement en tant que consommateur mais en tant que producteur. De là, il devient possible, et joyeux, de se questionner sur ce que l’on a envie d’exprimer, que ce soit identique ou différent des discours de jeux vidéo commerciaux. D’une certaine manière, se rejoue ici un débat qui a traversé l’éducation populaire avec l’apparition du film léger, qui a démocratisé l’accès à la création des jeunes cinéastes dans les années 1970 et 1980. Le jeu vidéo amateur ou associatif permet donc de faire vivre la démocratie culturelle, et d’utiliser ce média comme un moyen d’expression populaire.
Le deuxième niveau de réponse se loge dans le contenu des jeux créés. Créer un jeu nécessite de réfléchir à ce que l’on souhaite y voir, y entendre, y lire et y jouer. Comme tout acte de communication, un jeu vidéo porte donc une vision du monde, des valeurs particulières, etc. De plus, on reconnait généralement une caractéristique « systémique » au jeu vidéo : son monde étant basé sur de la programmation, il est possible d’y représenter des systèmes de représentations sur base d’actions/réactions. C’est la base de la programmation impérative : si telle condition est remplie, alors telle action doit survenir. Par exemple si le joueur appuie sur espace, alors l’avatar doit sauter. Si mes projectiles rencontrent un soldat ennemi, alors il meurt. Et si des civils apparaissent dans la scène, quelle interaction dois-je rendre possible ? Puis-je les tuer ? Est-ce que, si je le fais, cela sera fait de manière à porter un discours sur l’horreur de la guerre ? Ou est-ce que ça me fera juste gagner ou perdre des points ? Une fois que je me pose ces questions, je peux revenir aux jeux auxquels j’ai l’habitude de jouer : et dans telle œuvre appréciée, pourquoi n’y a‑t-il aucun civil à l’écran ? Qu’est-ce que cela veut dire ?
Est-ce que le JV est un média plus « trans-classe » que d’autres car plus « pop » – dans le sens demandant moins de codes pour y accéder ? Permet-il d’autres choses en atelier avec des publics populaires ?
Le jeu vidéo, quand il est pris dans son ensemble, peut être vu comme un média trans-classe par excellence : toutes les couches de la population ou presque sont désormais en partie exposées à du jeu vidéo. Une fois que l’on rentre dans le détail par contre, l’on pourra voir des différences en termes de supports de jeu (ordinateurs, consoles ou smartphones) ou de genres de jeux (fantasy, football, jeux narratifs, etc.) et l’on retrouve alors les mêmes différenciations sociales que dans d’autres médias.
Ce sont des éléments à avoir en tête au moment de constituer son dispositif d’EP utilisant le jeu vidéo : à mon sens il serait dommageable, par exemple, d’opérer une sélection des « bons » jeux vidéo – au sens de « légitimes » pour les enseigner ou les expliquer aux joueurs de « mauvais jeux ». C’est un phénomène qui existe quand des lieux d’exposition décident d’exposer des jeux qu’ils estiment comme poétiques (les classiques étant Journey, Flower, Dear Esther¸ Ico, Shadow of the colossus, etc.) mais jamais des jeux populaires (Fifa, Call of Duty, Fortnite, etc.).
La question peut se retourner au moment de faire créer des jeux à des néophytes : quels jeux veulent-ils créer ? Sur base de quelles mécaniques ou histoires ? Et surtout, en quoi cela témoigne-t-il d’un certain rapport au jeu vidéo ? Et, en tant qu’animateur, dois-je ou non exprimer mes préférences au groupe ?
On connait les lourds préjugés qui entourent le JV (un média pour enfants ou ados, isolant socialement, porteurs d’addiction et de violence…). Comment passe-t-on de ces préjugés à un usage en animation, notamment pour s’adresser à des publics d’adultes ?
La première chose à expliquer, à mon sens, est que « jouer » ne consiste pas uniquement à être collé à son écran. Faisons le parallèle avec la lecture (le livre étant le média légitime par excellence) : le grand lecteur ne fait pas que lire, il se rend en librairie pour choisir ses œuvres, il lit des critiques, parfois en écrit. Il se met dans de bonnes conditions pour déguster son ouvrage, et ainsi de suite. Cela fait parfois rire les non-joueurs la première fois, mais ce simple constat finit par l’emporter : tous ces rituels, le joueur de jeu vidéo les connait. Il choisit minutieusement ses jeux, se renseigne sur eux, se met dans de bonnes conditions, exerce son goût et son jugement sur eux, partage à ce sujet avec ses pairs, etc.
La deuxième chose à expliquer, juste après, est que, lorsqu’il est « collé à son écran », le joueur ressent des émotions, réfléchit à ses actions, et ainsi de suite. Si nous regardions les grands lecteurs en les suspectant d’être lobotomisés par l’objet qui attire étrangement leur attention, si nous en faisions des barbares incultes, nous aurions envie de les secouer pour qu’ils aillent plutôt prendre l’air ou regarder une belle toile. Et ça n’aurait aucun sens.
La dernière chose, plus classiquement, consiste à mettre une manette entre les mains des adultes en question pour discuter avec eux de ce qu’ils voient et ressentent. En animation, cela peut prendre du temps, mais c’est un temps généralement bien utilisé. Je n’ai jamais pu y assister, mais les activités menées par Julien Annart organisées au Quai 10 « Viens jouer avec nonna » me semblaient très intéressantes à cet égard : un enfant allait faire médiation entre son objet de passion et son grand-parent.
La conception d’un jeu vidéo par un groupe peut-elle être, à l’instar de films ou de pièces d’atelier, un moyen pour ses membres de reprendre la main sur les représentations sociales qui sont produites sur eux ?
Lors d’un atelier à Bruxelles, organisé par Arts & Publics, nous avons donné l’occasion à des jeunes (10 – 13 ans) primo-arrivants et fréquentant La Cité des Jeunes à Saint-Gilles de raconter une histoire de migration. Ils devaient écrire une petite histoire et la transformer ensuite en jeu vidéo. C’était souvent émouvant. Une mère est passée en fin d’atelier et son regard expérimenté sur ces récits d’enfants visibilisait un certain décalage. Ces jeunes, qui ont créé Migrations, ont exprimé leur vision personnelle et une part importante de leur vie. Beaucoup d’éléments des jeux créés racontent la violence subie, la fuite de la guerre, la peur de la solitude. Au fond, au-delà du réalisme des histoires créées, je visais surtout à légitimer ce type d’histoires et qu’ils aient vécu une semaine qui leur dise « mon histoire mérite d’être racontée ». Maxime Verbesselt (Action Média Jeunes) a organisé certains ateliers avec des personnes sans papiers, dans un centre de détention. Ce type d’évènement a, j’espère, deux conséquences : d’une part il peut modifier le rapport des personnes à leur histoire (elle mérite d’être racontée), d’autre part, faire en sorte que ces personnes participent à définir ce qu’un jeu vidéo peut dire.
Quelles sont les spécificités de ce média par rapport à d’autres outils culturels employés par l’éducation populaire comme le théâtre-action, l’atelier d’écriture, le cinéma, la vidéo… ?
La principale difficulté d’utiliser le jeu vidéo réside sans doute dans la logistique qu’il faut déployer : chaque acteur culturel n’a pas nécessairement une douzaine d’ordinateurs relativement à jour pour mener ce genre d’activité. Il faut aussi penser à la préparation de ce matériel, son branchement, etc. Cela peut paraitre anecdotique, mais cela agit en réalité aussi sur le temps nécessaire aux activités. De plus, s’il est désormais possible de réaliser des ateliers de création en utilisant des outils qui facilitent grandement le processus (notamment sur le plan de la programmation), il reste nécessaire d’avoir quelques heures de pratique pour être en mesure de créer soi-même. J’imagine, mais je n’y connais rien, qu’à cet égard d’autres dispositifs utilisant un papier et un crayon seront beaucoup plus souples. L’avantage qu’il y a à utiliser le jeu vidéo recoupe ce que j’ai pu dire précédemment : s’investir dans une pratique culturelle contemporaine et importante, son aspect systématique, etc.
Qu’est-ce que vous conseilleriez à un animateur socioculturel qui hésiterait à se lancer dans des animations liées au JV car « il n’y connait rien en JV » ? Est-il vraiment nécessaire d’être un « gamer » ou s’y connaitre en technique pour développer des animations liées au JV ?
Je considère qu’un des ateliers les plus satisfaisants que j’ai donné a été le premier – celui qui a donné lieu à Chômeurs Blaster à Liège. Je n’y connaissais pas grand-chose en création de jeu vidéo et j’ai organisé l’atelier de manière à être clair à ce sujet. L’organisation a été très horizontale et lorsqu’un problème se posait, tout le monde s’y mettait. J’ai beaucoup appris à cette occasion. Je crois que le regard naïf et acculturé a parfois du bon et permet d’engager une relation plus intéressante avec les animé·es. Cela oblige l’animateur ou l’animatrice à écouter. Au cours des animations LiègeCraft, où viennent régulièrement des joueurs expérimentés de MineCraft, les jeunes m’apprennent très souvent de nouvelles compétences. Au passage, j’essaie de les interpeller sur le sens des actions posées et d’avancer avec eux. En dehors des formations existantes, un animateur à qui on donnera un peu de temps pour se former seul sur le plan technique trouvera assez facilement des tutoriels en ligne.
Pourquoi un relatif manque d’intérêt du secteur de l’EP pour ce médium voire une certaine peur de s’y intéresser ? Quels sont les freins à son utilisation que vous avez identifiés dans le secteur ? Et les moyens de les dépasser ?
Je ne crois pas qu’il y ait un manque d’intérêt pour le jeu vidéo au sein de l’EP. Je rencontre très souvent des animateurs ou responsables qui essaient de lancer des projets. La motivation première est souvent de rencontrer leur public sur un terrain qu’ils apprécient au préalable. Mais, très souvent, ces travailleurs sont démunis dans la manière d’utiliser le jeu vidéo de manière pertinente. J’entends très souvent ce souhait de trouver la manière juste et adéquate à leurs souhaits et ambitions pédagogiques. C’est pourquoi le Liège Game Lab va organiser, dès le début de l’année 2021, le premier certificat universitaire spécifiquement sur l’analyse de la culture vidéoludique et l’utilisation de jeux vidéo en milieu socioculturel [voir encadré]. Cela fait plusieurs années que nous avons des demandes de formation ou de conférence sur ce sujet et il nous semblait intéressant de contribuer à accompagner le secteur associatif dans ces démarches.
Face à la contrainte technique, des alliances sont-elles possibles avec des professionnels du jeu ? Quels acteurs existent pour ne pas devoir en passer par le partenariat avec le monde marchand ?
Jusque-là, j’ai évité au maximum les interventions de personnes trop « légitimes » dans mes ateliers, qu’elles soient issues du milieu du jeu vidéo ou du secteur culturel en général. Je crois qu’il faut bien connaitre les personnes et être à même de choisir celles qui viendront animer un groupe ou discuter avec, plutôt qu’un expert qui viendra diffuser son « savoir ». Les logiques professionnelles de la création reposent sur des facteurs assez différents de ce qu’on peut faire dans le milieu associatif : recherche d’un public cible, étude de marché, etc. Ici l’idée est avant tout d’aider un groupe à s’exprimer. En travaillant avec des indépendants que je connaissais bien, et qui acceptaient de mettre leurs compétences au service de ces personnes, cela m’a parfois aidé à avancer plus vite sur la programmation et, surtout, le dessin.
Dans le paysage cinématographique, il existe une spécificité très belge à côté des maisons de production privées et des subsides publics communautaires, celle de l’Atelier de production (comme le GSARA, AJC!, le CVB, Atelier Graphoui…). Ces acteurs non-marchands et associatifs reçoivent des subsides publics pour soutenir financièrement et/ou techniquement la création de films sortant des canons strictement marchands (documentaires, films expérimentaux, sociaux, d’éducation permanente…). Ils offrent aussi un soutien technique et matériel à divers projets et activités audiovisuels d’éducation permanente. Un tel dispositif serait-il probant pour le jeu vidéo ? Un secteur « para-public » du jeu vidéo apporterait-il de la vigueur au développement d’autres récits ou d’autres usages ?
En un mot : oui ! En quelques années, quelques associations ont émergé en Belgique francophone ou se sont spécialisées dans l’utilisation du jeu vidéo : le C‑Paje à Liège, Action Médias Jeunes à Namur, Arts et Publics à Bruxelles, le Point Culture de Louvain-La-Neuve… Il n’est pas impossible que ce soient les prémices de nouvelles structures qui pourraient mener à une certaine forme de « professionnalisation » des projets menés (mais toujours en dehors du côté marchand). Ce serait souhaitable. Les jeux créés en ateliers sont pour le moment surtout utilisés comme des supports pédagogiques ou de sensibilisation lors d’évènements menés par ces acteurs, mais peut-être faudrait-il aller plus loin. Le jeu vidéo a été trop longtemps laissé aux mains des seuls acteurs privés, il est temps que des institutions sans but lucratif s’en emparent et en fassent un média apte à communiquer d’autres points de vue, d’autres contenus et qu’elles permettent à un plus grand nombre de s’emparer des moyens de création qui existent actuellement !
Une formation à la culture vidéoludique pour le non marchand
Le Liège Game Lab organise, en partenariat avec la Haute École de la Ville de Liège et le Digital Lab, le premier certificat universitaire entièrement dédié à la culture vidéoludique et à son utilisation à des fins professionnelles. De janvier à juin 2010. Destinés aux professionnel·les de l’éducation permanente, de l’animation socioculturelle, de l’enseignement, des centres culturels, des musées… elle propose dans le cadre de pédagogies dynamiques d’appréhender la culture vidéoludique et ses enjeux. Toutes les infos ici.