Le discours médiatique a eu tendance à surexposer le rôle des outils de communication en ligne dans le déroulement des révoltes arabes, comme dans les émeutes des villes britanniques de l’été 2011 quelques mois plus tard… En émerge – ou a pu en émerger – une nouvelle grille de lecture au fort parfum de déterminisme technologique : les nouveaux médias seraient, si pas la cause, du moins les agents déterminants et supposés inédits des mouvements de démocratisation, de contestation ou de soulèvement.
Certes, à l’instar de la manifestation « Shame » en Belgique qui visait l’immobilisme de la négociation gouvernementale, les révolutions arabes, les émeutes anglaises ou, plus tôt, la campagne française pour le « Non » menée autour du référendum visant la ratification du Traité de constitution européenne (TCE), en 2005, montrent que l’utilisation des TIC comme moyen de mobilisation et d’organisation de première ligne ont une efficacité réelle… Quoiqu’elle soit difficilement mesurable en regard des effets produits par d’autres facteurs : les évolutions démographiques, sociologiques et culturelles des populations ; les processus, lents et souvent souterrains, de socialisation, de politisation, d’organisation, d’expression… qui parcourent les réseaux de sociabilité traditionnels avant d’apparaître au grand jour à la faveur d’une déflagration quelconque ; les actions de mobilisations collectives sur le terrain par les organisations militantes ; le rôle des médias de masse, télévision en tête… Ainsi, dans le cas de la manifestation Shame, il est difficile de faire la part de ce qu’a représenté l’impact mobilisateur de l’information classique, une fois que la TV et les médias traditionnels se sont emparés du sujet… à partir du buzz de la mobilisation sur Internet.
UN ACCÉLÉRATEUR AVANT TOUT
Dans le cas de la révolution tunisienne, les réseaux sociaux ont joué un rôle important dans la rapidité de la diffusion de la nouvelle de l’immolation d’un jeune chômeur de Sidi Bouzid en décembre 2010. L’utilisation des ressources de l’espace numérique ont par ailleurs incontestablement fait gagner du temps dans l’organisation de la mobilisation qui s’en est suivie : un temps précieux pour qui veut changer l’ordre des choses, car le temps ainsi gagné préserve une part de l’énergie des activistes les plus impliqués, leur motivation et leur capacité à se projeter dans l’avenir.
Mais il ne faut pas négliger non plus le rôle de la chaîne étrangère Al Jazeera d’abord, des chaînes françaises ensuite. Ni le fait que la blogosphère arabe et les autres formes d’expression sur le web à des fins de protestation politique n’engage, comme le dit Marc Lynch, qu’ « une élite limitée, une toute petite minorité petite partie de la fraction déjà microscopique des Arabes qui utilisent régulièrement Internet pour tenir leur blog ou suivre ceux des autres ».
Que ce soit ici ou là-bas, les communautés éduquées et politisées qui utilisent les médias sociaux sur un plan politique n’exercent pas vraiment d’influence sur le cours ou le contenu même de la politique ou des campagnes électorales, mais elles agissent comme des sortes de « trendsetters » : des leaders de comportement numérique plus que d’opinion (l’émergence récente du parti « paneuropéen » Pirate, pourrait toutefois constituer un premier démenti…)
INTERPRÉTATIONS SPONTANÉISTES
Ainsi, en 2005, lors de la campagne pour le référendum français sur le TCE, le « Non » avait été peu présent dans les médias centraux, « oligarchiques », pour le dire avec Hervé Kempf. Il avait, en revanche, d’autant plus largement investi le Net et ses potentiels de mise en liens hypermédiatiques qui permettent d’interconnecter des arènes publiques numériques multiples et variées. À cet égard, le succès du site « citoyen » d’Étienne Chouard, qui avait été, alors, on s’en souvient, un élément important de l’argumentaire et de l’expression critique accessible sur Internet, est passé pour le symbole de l’apport décisif du web à la victoire du « Non ». Décisif ? Non, justement…
Il faut prendre garde à la tentation du médiacentrisme, mais aussi, rétorque Fabien Granjon, aux interprétations « spontanéistes » des émergences politiques sur le web. Pour ce sociologue des usages du web, on conclut un peu trop vite à la réalisation effective des potentiels technologiques de mise en relation du réseau, ainsi, dès lors, qu’on tient trop vite pour acquis l’établissement avéré d’échanges transversaux de connaissances ou d’arguments entre internautes, et le croisement réel de lieux de politisation. Surtout, fait observer Granjon, l’hypothèse numérique « n’explique rien de la mobilisation de l’action collective liée à cette campagne [NDLR : en faveur du « Non »] ». On peut même considérer que ce type d’analyse sur l’impact déterminant d’Internet a pu occulter combien la mobilisation du camp du non a d’abord été « le fruit d’un travail militant de terrain sans précédent ».
Les entrelacements et ressources de la seule sphère numériques sont, donc, insuffisants pour expliquer les dynamiques sociales et politiques qui ont été à l’œuvre dans la campagne du « Non », ou lors des révolutions arabes. Quand on aborde la question des « révolutions/mobilisations web 2.0 », la difficulté, note Julie Denouël, est d’envisager, de manière dialectique, ce qui relève de la technique et ce qui relève de la dimension sociale. Mais aussi ce qui interagit entre les deux.
SAINT-JOBS
Surtout, peut-être, entretenir, consciemment ou pas, la croyance de la nature essentiellement émancipatrice des technologies de communication, c’est être aveugle à l’enjeu de pouvoir considérable que constituent et qu’ont toujours constitué les médias d’information pour des acteurs aux objectifs antagonistes ou concurrents, et aux ressources inégales. C’est pour leur contrôle, d’ailleurs, que les autorités publiques, gouvernements démocratiques ou régimes autoritaires, mais aussi, désormais, les hyperentreprises multinationales et multimédias, ont déployé et continuent à déployer des moyens considérables.
C’est pourquoi une lecture journalistique, fût-ce symboliquement à travers le poids des mots-étendards « révolutions Facebook », qui envisage les usages du Net comme la voie prépondérante ou centrale du changement social, relève d’une vision enchantée, pour ne pas dire illusoire. Elle en dit long, en tout cas, sur le rapport, mutilé et mutilant, des acteurs de l’instance médiatique aux réalités sociales d’une part, sur leur rapport de fascination béate aux merveilles technologiques, d’autre part.
Ce n’est sans doute pas un hasard si la chronique médiatique de la disparition de Steve Jobs, au début de l’automne 2011, a pris, universellement, les formes de l’hagiographie davantage que de la biographie distanciée. Et si elle a constitué, ce faisant, un nouveau coup de pub sans pareil pour la firme à la pomme, après les accueils en grandes pompes répétés qui avaient déjà été réservés à la sortie de chaque nouvelle application ou de chaque nouveau produit d’Apple.
AUTOUR DU BERCEAU DE LA SOCIÉTÉ DE L’INFORMATION
Il faut voir aussi, sans doute, dans la consécration des « révolutions 2.0. » le produit de la mythologie de la société globale de l’information : une idéologie que s’emploie à déconstruire, depuis des années, le chercheur en communication Armand Mattelart.
Le concept et sa portée paradigmatique ont été entérinés officiellement, en 1995, par les sept premières puissances économiques mondiales du G7, lors du sommet de Bruxelles (en présence, pour la première fois dans ce type de rencontre, de représentants d’entreprises électroniques et aérospatiales…). Était ainsi célébré, en présence de telles marraines, le baptême officiel d’une société dans laquelle les informations doivent circuler librement, sans entraves ; une société d’information globale en réseau, ouverte, transparente, dérégulée, sans intermédiaires étatiques, livrée aux acteurs du marché global et à une hypothétique « société civile globale ».
Sur ces bases, la performance technologique et ses potentialités infinies doivent devenir l’alpha et l’oméga du fonctionnement des sociétés dites postindustrielles. Mieux même : il s’agit de faire des technologies de l’information et de la communication une nouvelle modalité de régulation des sociétés et des évolutions ou changements qui s’y dessinent… C’est l’idée déjà présente voici 40 ans, depuis sa diffusion dans un rapport de la NASA en 1971, de mettre l’application de la communication électronique d’alors au service des « besoins sociaux », comme le laisse entendre l’intitulé du document « Communication for Social Needs : Technological Opportunities ». Étaient visés en priorité : l’éducation, la santé publique, le système judiciaire, les services postaux…
À travers un processus subtil d’imprégnation progressive de la pensée et de la langue commune, les TIC, de moyens, vont se muer en finalités mêmes du développement des sociétés dites « désidéologisées » de la fin du 20e siècle.
Philippe Breton voit d’ailleurs dans la notion même de société de l’information une construction qui servirait à combler le vide laissé par le reflux de l’humanisme et des idéologies socialisantes dans le dernier quart du 20e siècle : les médias ne véhiculent pas (ou plus) des idéologies, ils sont eux-mêmes une idéologie… L’avènement du concept va d’ailleurs de pair, significativement, avec la construction du discours sur les fins au terme des années 1980 : fin des idéologies, fin du politique, fin de l’Histoire, fin des classes sociales et de leurs affrontements, fin de l’intellectualité contestataire (taxée d’archaïque par les « nouveaux intellectuels »)…