
Manger un individu de sa propre espèce, c’est du cannibalisme. Manger de la chair humaine, c’est de l’anthropophagie. La nuance date du 19e siècle. Elle illustre, me semble-t-il, la prétention de l’Humain à dominer la nature. Ici, au moyen d’une classification sémantique. Or, cette distinction est illusoire : l’humain et l’animal peuvent être à la fois cannibales et anthropophages. Et cela ne date pas d’hier ! L’anthropophagie est présente en effet dès l’aube de l’humanité.
C’est un Belge (un Allemand naturalisé, pour être exact), Antoine Spring, qui a émis le premier cette hypothèse, en analysant des restes humains découverts sur le site de Chauvaux en 1842 (aujourd’hui Chauveau-Godinne, entité d’Yvoir). Les marques évidentes d’une action humaine sur les ossements mis à jour, révélèrent la possibilité d’actes de cannibalisme. Encore fallait-il s’entendre sur l’aspect rituel ou purement alimentaire de la chose… En d’autres termes, des humains ont-ils mangé d’autre humains juste par nécessité (il s’agirait donc des restes d’un repas) ou s’agissait-il des traces d’un rite funéraire ou magique particulier ? La question entraîna une longue controverse scientifique qui aboutira, au début du 21e siècle, à une conclusion acceptée par toutes les parties : oui l’anthropophagie remonte bel et bien aux temps préhistoriques, mais il est aujourd’hui encore impossible de trancher entre les hypothèses gastronomique ou rituelle. Pas plus qu’on ne s’entend, notons-le, sur le sens profond de l’Eucharistie chrétienne (au cours de laquelle on goûte la chair et le sang du fils). Bien qu’allégorique, ne serait-ce pas un acte de théophagie qui ne dit pas son nom ?
On sait aussi que le cannibalisme est présent dans de nombreuses cultures à travers le globe. Avec une acuité particulière en Occident, ce qu’on a tendance à cacher… Si on la trouve à foison dans les mythes gréco-romains, l’anthropophagie se manifeste aussi lors de chaque grand épisode de famine, d’épidémie ou de guerre, dans certaines pratiques « médicales » – on absorbe les qualités d’un défunt en mangeant certaines parties de son corps – ou à l’occasion de faits divers entrés dans l’histoire (on pense au Radeau de la Méduse notamment). Mais l’imaginaire coloniale n’avait que faire d’évidences ! C’est l’utilisation du cannibalisme à partie du 15e siècle, à travers les récits hallucinés des navigateurs européens, qui posera les bases des mythes racistes. Les peuples considérés comme « sauvages » ou « primitifs » seront relégués au rang de « cannibales », contraints de devenir esclaves de leurs archétypes. L’entreprise coloniale et son autojustification « civilisatrice » pouvaient commencer. Le cannibale étant forcément l’ « autre ». Ces stéréotypes ont été entretenus jusqu’à la fin des années 1970, à travers un certain cinéma d’exploitation (italien surtout), la littérature pseudo-scientifique populaire ou nos bons vieux manuels scolaires !1
Malaparte, qui avait été témoin des grands abattoirs humains du siècle dernier, dans une scène mémorable de son roman La peau, soulève une question intéressante : manger une sirène, est-ce se délecter de viande humaine ou de poisson ? J’ajouterai celle-ci : le goût de la chair humaine chez les morts-vivants, est-ce encore de l’anthropophagie ? Des morts qui mangent les vivants, c’est assez cocasse, non ? Pas autant, me direz-vous, que le psychopathe du film Anthrophagus (Joe D’Amato, 1980) qui, dans une délirante scène finale, ingurgite ses propres intestins… Ce serait donc l’Humanité qui se dévore elle-même ?
Vous reprendrez bien une main ? Juste un doigt.