Cette chronique intempestive est par nature audacieuse et sereinement provocatrice. Tant les propos convenus, le règne du banal et du prosaïque, la pensée normalisée, les évidences trompeuses et les slogans réducteurs, nourrissent discours et narrations de l’actualité du monde. Ce qui m’importe ici, à la différence des vents médiatiques dominants, ce sont les questions et non les réponses. L’ouverture à l’interrogation et non le programme commun avec prière d’applaudir en congrès.
Une question me taraude : la petite distinction d’article entre le et la politique, a‑t-elle une signification autre que la symbolique linguistique un peu prétentieuse qu’elle entend au premier abord traduire ?
En commentant l’œuvre de Fernand Braudel, Jacques Julliard, dans sa superbe histoire des gauches en France, apporte une première nuance entre le politique et la politique. À la seconde, correspond la poussière de l’événement et « l’écume des jours qui recouvre d’une fine couche d’insignifiance notre vie quotidienne ». À la première répond l’immuabilité du « temps long », expérience humaine subie par les structures profondes de la continuité historique, l’héritage plutôt que la volonté.
Mais c’est principalement l’œuvre de Régis Debray, qui ne cesse de m’interpeller, et notamment sa critique de la raison politique où le philosophe affirme que la politique lui a longtemps caché le politique, qui éclaire lumineusement ce changement de voyelle. Que veut démontrer Régis Debray ? Qu’en politique rien ne bouge jamais fondamentalement, que l’histoire bégaie, que « le temps politique est précisément celui qui ne passe pas ». « Certes, écrit Jean Tellez, tous les acteurs politiques, révolutionnaires, militants, socialistes, réformistes, libéraux pensent exactement le contraire. Cela est d’ailleurs inévitable : on ne s’engage qu’à la condition de croire en la portée décisive de l’action collective qui pourrait produire un monde meilleur ». La politique, cette incessante activité qui veut transformer la société, cache le politique, « les principes qui structurent en profondeur les sociétés en les immobilisant à tout jamais ».
Pour le dire autrement, la constante anthropologique de l’homme, la religion, neutralise et structure tous les élans révolutionnaires transformateurs du monde. « On commence dans la fête et on finit dans la cérémonie ». La politique, « l’art de gérer l’impuissance », se heurte sans cesse au politique, c’est-à-dire l’ensemble des mécanismes, la plupart du temps inconscients, qui assurent la cohérence de la communauté et la domination, symbolique ou très concrète, des uns sur les autres. Car, écrit Régis Debray, « les sociétés humaines sont naturellement religieuses (…) Dieu n’existe pas mais nous sommes politiquement condamnés à une existence collective d’essence théologique ». « Le surnaturel est indépassable. Se passer de religion est un luxe qu’aucune société ne peut se permettre » écrit Jean Tellez. Là est très exactement le politique que seule l’illusion de la politique fait croire à l’émancipation, à la liberté et au libre arbitre.
Je ne sais si Debray à raison ou non, mais le moins qu’on puisse dire c’est que son argumentation serrée, que je survole ici de manière caricaturale, est intempestive et bouscule toutes nos croyances dans le caractère continu, du progrès, de la raison, de l’espérance d’un avenir meilleur, de la laïcité, bref, tout l’esprit du Siècle des Lumières.
Bien évidemment, le monde se transforme. Nous passons aujourd’hui de la graphosphère à la vidéosphère. De l’écrit à l’écran. Du citoyen au consommateur. De la conviction à la séduction. Du héros à la star. Mais cette métamorphose, comme celle qui a présidé à l’invention de l’imprimerie, n’en laisse pas moins subsister les structures, dissimulées et constantes, qui organisent le nouveau champ de la modernité. Le débat est absolument passionnant mais vu les contingences de cet article, je ne vous aurai livré qu’un léger apéritif intellectuel.
Je crois cette infime distinction grammaticale cardinale. La politique nous cache bien le politique. Face à la croyance d’une philosophie progressiste de l’histoire, si à la mode depuis les Modernes, Régis Debray écrit qu’ « il existe un rapport constant entre les facteurs dits de progrès et les facteurs dits de régression ». La modernisation des structures économiques et des vecteurs culturels masque l’archaïsme des mentalités. Au plus il y aura de Coca, au plus il y aura la charia, pour l’exprimer de manière simpliste. Facebook diffuse aussi les ayatollahs. La confusion mentale agite toujours chacun dès qu’il est en groupe comme le rappellent de récentes affaires judiciaires dans notre pays. Ou la montée des populismes… Au moment où la politique croit avoir triomphé des forces de l’obscurantisme ou des passions tristes, le politique nous les rappelle brutalement comme une danse sans fin sur les ruines de l’histoire.