La Silicon Valley (notamment au travers des GAFAM, Google, Apple, Facebook, Amazon, Microsoft, ces 5 méga-compagnies américaines qui trustent les technologies numériques) a‑t-elle un programme politique ?
La Silicon Valley n’a pas de « programme » à proprement parler, autre que le capitalisme, la croissance et l’innovation technologique. Mais ces trois principes n’en forment pas moins un programme politique à part entière. La critique marxiste nous a montré depuis longtemps que le capitalisme était bien un programme politique. La critique écologique, et notamment ceux qui portent la question de la décroissance, a souligné les limites et les risques de la croissance économique – et le réchauffement climatique la rend éminemment prégnante. Par contre, politiquement, la critique du progrès a toujours eu plus de mal à s’exprimer ou à faire programme politique. La recherche de l’efficacité, du perfectionnement, de l’amélioration technique, sociale, économique, politique, médicale… la recherche d’un « mieux-être » de « l’optimisation », de l”« amélioration » de nos existences, est une caractéristique, une aspiration profondément humaine, qui, de prime abord, semble « apolitique ». Mais qui nécessiterait d’être profondément interrogée, à la suite de penseurs comme Jacques Ellul, Ivan Illich, Ulrich Beck et tant d’autres.
Le problème est que la critique du progrès se cristallise le plus souvent dans une technophobie, dans un rejet du progrès technique, qui n’arrive pas à distinguer ce qui relève de la technique et ce qui relève de son ingénierie, c’est-à-dire de la manière dont elle est implémentée. Or, si la technique n’est jamais neutre, la façon dont elle est conçue, développée, implémentée est essentielle pour distinguer ses effets.
Contrairement à ce qu’on pense trop souvent, inventer une arme n’est pas neutre : ça reste une arme. Les organismes génétiquement modifiés ou la géo-ingénierie peuvent être analysés de manière neutre, mais la façon dont ils sont implémentés ou promus par leurs tenants, elle, ne l’est aucunement. De même, les autres formes d’innovation, sociales ou politiques, ne sont pas indépendantes de la manière dont elles sont réalisées.
Cela dit, on trouve tout de même dans la Silicon Valley de nombreux entrepreneurs, et non des moindres, qui adhèrent à des programmes politiques ou philosophiques. C’est notamment le cas de deux grands mouvements de pensée qui s’expriment notamment dans le milieu de l’entrepreneuriat technologique américain (mais pas seulement) : le cyberlibertarianisme et le transhumanisme.
Qu’est-ce que le cyberlibertarianisme ?
Le cyberlibertarianisme est un courant politique on ne peut plus libéral qui trouve ses sources dans « l’idéologie californienne » et désigne une collection d’idées qui relie l’enthousiasme extatique pour des formes de médiations électroniques avec des idées libertaires radicales, de droite.
Pour David Golumbia auteur d’un remarquable article d’analyse sur ce sujet dans Jacobin, le magazine socialiste américain,les tenants de cette utopie se retrouvent sous quelques slogans simples comme : « l’informatisation nous rendra libres » ou « l’informatique est la mère de toutes les solutions ». Parmi ces techno-enthousiastes, Golumbia range nombre de gourous des nouvelles technos : Jimmy Wales, le fondateur de Wikipédia, Eric Raymond, le théoricien du mouvement open source, John Perry Barlow, le cofondateur de l’Electronic Frontier Foundation, Kevin Kelly, l’ancien éditeur de Wired, le financier Peter Thiel, l’entrepreneur Elon Musk, Julian Assange, le cofondateur de Google Sergey Brin et les membres du Front de libération de la technologie… Dans la forme la plus aiguë du cyberlibertarianisme, l’expertise informatique est considérée comme directement applicable aux questions sociales.
Le cyberlibertarianisme est donc une forme politique ultra-libérale qui puise pourtant ses valeurs dans des principes qui ont longtemps été des principes de gauche. Pour ses tenants, la technologie et notamment les technologies numériques produisent de la collaboration, de la décentralisation, de la dé-hiérarchisation… Mais ces principes apparaissent plus comme ceux d’un nouveau stade du capitalisme fondé sur la disparition totale de l’État au profit d’une auto-organisation par le marché. Derrière l’ouverture, la liberté, la démocratie radicale et l’innovation, on trouve un discours anti-institutions qui ne valorise que la liberté individuelle au détriment de toutes libertés collectives, qui porte au pinacle la méritocratie au détriment de l’égalité. Or, comme le souligne la philosophe Chantal Jacquet dans son livre Les Transclasses ou la non-reproduction, l’ascension sociale a peu à voir avec la volonté ou le mérite. L’ambition est plus une conséquence qu’une cause. Nombre d’études montrent d’ailleurs que l’entrepreneuriat technologique est on ne peut plus sectaire et inégalitaire. Il est le fait d’une domination d’une classe sociale (blanche, jeune, masculine, diplômée et fortunée) sur les autres, contre les autres.
Comme le dit David Golumbia, les positions idéologiques du cyberlibertarianisme sont activement destructrices des politiques de gauche, car elles s’en revendiquent presque tout en dénigrant le gouvernement tout autant que les néolibéraux. Au final, elle abaisse les résistances aux incursions libérales dans une grande variété de sphères politiques, en promouvant l’individualisme dans l’action politique et en désamorçant toute résistance au pouvoir capitaliste.
« Les cyberlibertariens se concentrent sur la promotion d’outils, d’objets, de logiciels et de politiques dont le principal attribut est d’échapper à la réglementation et à l’application de la loi par l’État. Ils dépeignent systématiquement le gouvernement comme l’ennemi de la démocratie plutôt que sa réalisation potentielle. En général, ils refusent d’interpréter le pouvoir des entreprises sur le même niveau que le pouvoir gouvernemental et suggèrent le plus souvent que des sociétés comme Google ou Facebook ne devraient dépendre d’aucun contrôle gouvernemental. » En fait, explique-t-il, quand les libertariens parlent de liberté, ils l’utilisent dans une acception différente de celle que nous présumons : pour eux, la liberté n’est pas autre chose que la liberté économique. Les mots-clefs qu’ils utilisent à l’envi – comme « libre », « ouvert », « innovation » ou « efficacité » – sont des valeurs abstraites qui plaisent autant à des gens de gauche que de droite.
Et le transhumanisme ?
Le transhumanisme, lui, est un courant philosophique plus connu. Il défend l’idée que le progrès technique, la science, la médecine ont pour but d’améliorer les caractéristiques physiques et mentales des êtres humains. Pour eux, les biotechnologies, l’intelligence artificielle, les sciences cognitives, les nanotechnologies et l’informatique… ont pour objectif de dépasser notre condition humaine, de transformer l’homme, d’en faire un post-humain, un cyborg… qui pourra, demain, télécharger son esprit pour le faire vivre éternellement dans des machines. Ce courant de pensée est animé par quelques penseurs comme Nick Bostrom, Anders Sandberg, Marvin Minsky ou Ray Kurzweil… Mais plus que ces gourous qui ne sont peut-être pas si écoutés que cela, il prend ses racines dans le milieu de la médecine, de la science et de l’ingénierie, et a aujourd’hui nombre d’adeptes dans les milieux de l’entrepreneuriat technologique américain, notamment chez Google. Calico, l’une de ses filiales, a ainsi pour but avoué de « tuer la mort », pas moins.
Le transhumanisme est un monstre engendré par le progrès médical continu. Comme le dit le chirurgien et essayiste Laurent Alexandre le transhumanisme est un courant d’idée qui va se réaliser sans débat. Parce qu’il propose avant tout l’augmentation de l’espérance de vie par les technologies. Or tout le monde souhaite « moins souffrir, moins vieillir et moins mourir ». Les progrès médicaux repoussent sans cesse ce qu’est l’humain sans rencontrer grande contestation. Les technologies les plus transgressives sont massivement acceptées par tous. Nul ne s’oppose au cœur artificiel alors qu’il nous transforme déjà en cyborg. Aujourd’hui, 97 % des enfants trisomiques sont avortés en Europe par le progrès technique.
Le transhumanisme pose pourtant une question de fond sur notre rapport au progrès technique. Comme le pointe Laurent Alexandre : « Si on élimine définitivement la trisomie 21, qu’est-ce qui nous empêchera d’éliminer ensuite les embryons ayant un QI de 70, 80 ou même 100 ? » Ce que pose cette provocation c’est la grande question des limites. Quelles limites mettre au progrès technique ? Jusqu’où faut-il ne pas aller ? Sans réponse à cette question, le risque, effectivement, est que nous allions toujours trop loin. En tout cas, cela montre à mon sens que le progrès technique est aussi un programme politique.
Des projets cybernétiques de régulation de la société existent et tendent à se multiplier dans des domaines très divers (gestion des flux d’énergies ou de circulation, lutte contre la criminalité et même la santé ou l’éducation). Quelle question cela pose-t-il ?
Il faut d’abord comprendre que les projets de la Silicon Valley ne sont pas des projets de régulation. Au contraire. Ils sont des projets de dérégulation. L’innovation technologique, médicale, économique… consiste dans son ensemble, à trouver les failles des systèmes établis pour en faire une source de croissance. L”« optimisation » fiscale que pratiquent massivement les Gafam avec l’aide des grands cabinets spécialisés que sont KPMG, Ernst & Young, Deloitte ou PwC est l’essence même de l’innovation économique d’aujourd’hui. Le progrès médical, technologique ou social, consiste à trouver des secteurs de croissance et d’innovation non explorés en se substituant à un marché existant, tout en s’abstrayant des règles de son fonctionnement.
Cela dit, il est juste de dire que le progrès technologique et la science via les entreprises de technologies aspirent à devenir les modes de régulation de la société, mais il faut comprendre de quelle régulation on parle. Aujourd’hui, nombre d’entrepreneurs se présentent comment voulant « changer le monde ». Derrière cette devise, beaucoup de ces entreprises se pensent comme les derniers défenseurs des faibles et des pauvres et affichent des valeurs qui semblent de gauche. Pour le dire autrement, l’industrie de la technologie ne cesse de répéter qu’elle peut lutter contre les inégalités, et les gouvernements, qui ont fort à faire à tenter de maîtriser leurs déficits publics, sont tous désireux de la laisser essayer, et de lui donner la charge des fonctions de l’État. C’est déjà le cas d’ailleurs, comme le montrent la privatisation des services publics et les partenariats publics-privés.
Pourtant, comme le dit le chercheur et essayiste Evgeny Morozov, nous sommes désormais confrontés non pas tant à un choix entre le marché et l’État qu’à un choix entre la politique et l’absence de politique. La Silicon Valley se propose de fournir tous les services de base de l’État providence, de l’éducation à la santé. Mais l’égalité de l’accès n’élimine pas tous les autres types d’inégalités. L’égalité d’accès de tous aux cours en ligne n’élimine pas le fait que certains auront plus de potentiels que les autres parce qu’ils viennent de familles privilégiées.
Il n’élimine pas non plus le fait que les données provenant de vos cours en ligne n’ont pas la même valeur pour l’étudiant isolé que vous êtes que pour les grandes entreprises de l’éducation qui les exploiteront pour façonner et adapter leurs cours. Or la question « qui doit posséder quoi et à quelles conditions ? » demeure une question de fond. Google doit-il posséder toutes les données de chacun ? Google doit-il être la seule porte d’entrée sur l’information du monde ? Le problème est que les citoyens n’ont aucun contrôle démocratique sur ces sociétés qui s’ingèrent dans tous les domaines de nos vies… Ils ne peuvent peser sur aucun aspect, sauf à ne pas utiliser leurs services, ce qui, face à la commodité qu’ils permettent est le plus souvent impossible. Être inclus ou exclu n’est pas une modalité de choix très démocratique.
Un chercheur comme Evgeny Morozov parle à ce sujet de « solutionnisme technologique » pour qualifier cette tendance à proposer une solution technique à des problèmes qui sont en fait politiques ou sociaux. En quoi est-ce problématique ?
Ce que dénonce Evgeny Morozov dans son livre et ses articles c’est effectivement un solutionnisme technologique qui consiste à analyser et résoudre les problèmes sous le seul angle technologique, comme s’ils étaient dénués de problématiques sociales, économiques et surtout politiques. Notre comportement lui-même (notre capacité à oublier, notre incohérence…) devient un problème que les solutions techniques se proposent de résoudre en allant toujours plus loin dans la maîtrise de soi outillée par la technologie. Or, cette maîtrise de soi n’est pas distribuée de manière homogène et égale. L’oubli, la tromperie de soi, le droit de ne pas savoir, le droit d’être inconstant ou de changer d’avis, voire de ne pas avoir envie ne sont pas optimisables ni par la technologie, ni par la philosophie. Notre incohérence nous est aussi essentielle que notre raison. Etre humain n’est pas seulement être un sujet doté de raison. Pour le dire autrement l’efficacité n’est pas toujours une bonne chose. La technologie peut nous permettre de faire les choses plus facilement, mais cela peut aussi signifier les faire d’une façon moins réfléchie.
Le solutionnisme consiste à évoquer des problèmes complexes et controversés pour proposer une solution particulière, sans voir que le problème n’est pas tant la solution proposée que la définition même du problème. Maintenant que les technologies numériques ont abaissé les coûts de participation, les partis politiques peuvent ainsi être remplacés par des groupes de citoyens concernés en ligne… qui pourraient écrire tous ensemble les lois par exemple ou le code qui permettront leur application. Mais c’est oublier un peu vite qu’il n’y a pas de politique sans conflits. Qu’un développeur de droite et de gauche, comme un législateur de droite ou de gauche ne proposeront pas la même solution à un problème. Morozov nous rappelle que l’incohérence ou l’esprit partisan sont aussi des caractéristiques qui nous permettent de devenir des acteurs sociaux complexes. Restent que l’esprit partisan et l’incohérence sont tout de même des problèmes que nos sociétés doivent parvenir à lever et que la technologie peut permettre d’adresser. La technologie n’est pas toujours une solution, mais elle peut faire partie de la solution…
Pour autant, l’innovation technologique ne garantit pas l’innovation politique. Parfois, elle pourrait même y faire obstacle. La glorification de la « perturbation » et de « l’efficacité » (« des concepts en désaccord avec le vocabulaire de la démocratie » dit Morozov) par la Silicon Valley remet en question la manière même dont on fait politique. C’est ce que Morozov appelle dans son dernier livre (qui vient d’être traduit en français sous le titre,Pour tout résoudre, cliquez ici)le solutionnisme, une politique qui a conduit les organismes de renseignement à surveiller les communications de tous sous prétexte de l’identification de quelques-uns. Comme le dit le philosophe italienGiorgio Agamben, la relation traditionnelle entre les causes et les effets est désormais inversée, de sorte qu’au lieu de gouverner par les causes, les gouvernements essayent de contrôler les effets.
Pour Agamben, ce changement est emblématique de la modernité. Cela explique aussi pourquoi la libéralisation de l’économie peut co-exister avec la prolifération croissante du contrôle dans la vie quotidienne. « Si le gouvernement vise le contrôle des effets et non les causes, il sera tenu d’étendre et multiplier les contrôles. Les causes demandent à être connues, tandis que les effets demandent seulement à être vérifiés et contrôlés. » La réglementation algorithmique n’est rien d’autre qu’un programme politique sous forme technologique, assène Morozov. Les filets sociaux de l’État providence ne sont pas démantelés, mais les citoyens sont peu à peu encouragés à les remplacer par des dispositifs d’autosuivi pour prendre en charge par exemple leur propre santé, leur propre éducation, leur propre sécurité…
Le désaccord et le conflit, selon ce modèle, sont considérés comme des sous-produits malheureux de l’ère analogique – à résoudre grâce à la collecte de données – et pas le résultat d’inévitables conflits économiques ou idéologiques.
Pour Morozov, la régulation algorithmique est la fille de l’économie comportementale, ce nouveau langage de la bureaucratie gouvernementale, qui par la “révolution de la mesure” vise à quantifier l’efficacité des divers programmes sociaux et à faire de la réputation le filet social permettant de protéger chacun des vicissitudes de la déréglementation. « L’impératif d’évaluer et de démontrer les ‘’résultats’’ et ‘’effets’’ présuppose déjà que le but de la politique est l’optimisation de l’efficacité. » Pour Morozov, les partisans de la régulation algorithmique, comme l’association Code for America, visent, sous couvert d’un but non lucratif inoffensif, à reprogrammer l’État en faisant de la rétroaction un autre moyen de faire de la politique. L’économie collaborative propose de créer un monde totalement liquide et transférable où toutes nos interactions sociales sont évaluées et enregistrées pour mieux subvertir les différences sociales. La philosophie de la Silicon Valley propose de remplacer les maux sociaux par l’individualisme. C’est son projet politique estime Morozov.
Les tenants de l’économie comportementale et les technologues ne sont pas les seuls à prôner ce nouvel individualisme. Morozov pointe du doigt l’essai de Nicholas Taleb, Antifragile, ou Resilient Life de Julian Reid et Brad Evans, qui prônent l’ingéniosité individuelle et montrent que les projets collectifs n’offrent guère de solutions contre les menaces de l’existence.
La technophobie n’est pas la réponse. La seule qui soit est d’inventer une politique technologique dotée de principes et de valeurs. Des principes et des valeurs qui ne reposent pas dans la dérégulation et la manipulation, mais qui soient en phase avec celles de la gauche ou au moins avec elles des frontons de notre République.
La gauche européenne relaye bien souvent ces discours « techno-euphoriques » sans forcément se rendre compte d’ambiguïtés sur la question démocratique. Pourquoi une telle fascination ?
La plupart d’entre nous est fascinée par l’innovation, le progrès et les technologies. Le problème des gauches est qu’elles n’ont pas vraiment de pensée cohérente sur la technologie ou le progrès, hormis son rejet notamment chez beaucoup d’écologistes. Et en avoir une n’est pas facile, puisque par essence, le progrès modifie sans cesse le champ de vision que l’on a devant soi.
Ce problème n’est pas spécifique à la gauche. Nous sommes tous victimes d’un manque de discernement face au progrès technique. La raison en est simple. Nous avons tous le désir d’améliorer les choses, de les changer, de les transformer… Pour autant, nous ne pouvons pas confondre la révolution informatique avec la révolution politique. Le seul moyen d’atteindre les objectifs politiques que la gauche poursuit est d’être absolument clair sur ce que sont les finalités. Mettre en place des moyens technologiques pour y parvenir avant de connaître clairement les fins consiste seulement à mettre la charrue avant les bœufs, c’est faire confiance à un déterminisme technologique qui n’a jamais été et ne sera jamais favorable à la poursuite de la liberté humaine.
Le cyberlibertarianisme estime que les problèmes de la société peuvent être résolus simplement en les interprétant comme de l’ingénierie et des problèmes logiciels. Non seulement c’est faux, mais à bien des égards, cela risque surtout d’empirer nos problèmes. Comme une grande partie de ces idées proviennent de la droite, encourager l’informatisation de masse comme un projet politique encourage également la diffusion de principes de droite, même camouflée dans une rhétorique de gauche.
Lorsque nous supposons que les objectifs de la gauche sont promus seulement par l’innovation numérique, nous oublions trop rapidement de réfléchir profondément sur la façon d’articuler ces objectifs. Nous avons foi en un progressisme technologique qui n’est pas dans les fondations de la gauche. Et surtout nous risquons de mettre de côté les efforts nécessaires pour résoudre les problèmes sociaux et faire progresser les perspectives de gauche en cédant à une forme technologique de la pensée magique qui est le contraire de l’action politique engagée.
Plus qu’une admiration sans critique, la gauche a plutôt eu tendance à rejeter la perspective technologique, ce qui a poussé tout un pan de la gauche, qui ne se retrouvait pas dans cette critique de l’innovation et du progrès, dans ce libertarianisme, qu’il soit cyber ou pas. Au final, on a l’impression que l’impensé technologique de la gauche s’est finalement retourné contre elle. C’est surtout de cela dont il faut sortir.
Pour en sortir, il faut aussi savoir tirer le bilan de l’idéologie de la contre-culture, des « formes politiques qui ont été déposées par les pionniers dans le réseau des réseaux », comme les synthétise le sociologue Dominique Cardon dans sa remarquable introduction au livre de Fred Turner consacré à Steward Brand, Aux sources de l’utopie numérique.
Encore faut-il parvenir à s’entendre sur la nature de ces legs. Quels sont les principes, les valeurs, les rêves qui président aux fondations de cette culture qui a innervé la société tout entière ? Que l’ordinateur personnel et les réseaux numériques sont un outil d’émancipation, d’autonomie, d’expressivité, de partage ? Oui, mais sous quelle forme ? L’injonction à la participation créative que promettait l’informatique et les réseaux était à la fois une manière de se libérer des autorités existantes et une recherche d’égalité, de démocratisation des pratiques.
L’internet a‑t-il réussi à casser les inégalités ? Pas vraiment. La Silicon Valley est certainement aujourd’hui l’un des endroits de la planète où elles sont les plus criantes. Comme le souligne très justement Dominique Cardon, « loin de bouleverser les hiérarchies sociales, comme l’ont tant proclamé Wired et les prophètes du réseau, l’expressivité connectée des engagés de l’internet a sans doute plus transformé les modalités d’exercice de la domination que la composition sociale des dominants ».
Le second leg de la culture des pionniers estime Dominique Cardon, c’est celui de la liberté d’expression et on peut très certainement affirmer que celui-ci a été un succès sans précédent. L’information voulait être libre, elle ne l’a certainement jamais autant été, malgré les enclosures informationnelles, malgré les phénomènes agrégatifs, malgré les censures, malgré les surveillances… même si cela n’a pas toujours été au profit du meilleur, du plus intelligent, du plus juste, du plus égalitaire… Ce droit absolu à l’expression sans limites des internautes tirait sa légitimité de la construction de collectifs auto-organisés. Or, force est de constater que le modèle d’organisation collaborative que cette liberté impliquait, lui, n’a pas vraiment réussi à s’imposer. Pire, à mesure que le réseau a déconstruit nos autorités et nos certitudes par l’un des plus grands relativismes (tout étant disponible sur le net, tout semble s’y valoir, tout s’équivaut), notre besoin d’autorité semble n’avoir jamais été aussi fort. L’intelligence collective n’a peut-être pas réussi suffisamment à faire la démonstration de sa capacité à bouleverser les rapports d’autorité classique, à transformer nos rapports sociaux.
Le troisième legs des pionniers est d’avoir fait de la communauté l’espace légitime pour édicter des règles collectives. L’internet s’est bâti sur un rejet des institutions, sur un rejet de ce qui venait du haut, des autorités, pour préférer ce qui venait de la base, des gens, des internautes, ces astronautes de l’océan informationnel. Par là même, il impliquait le modèle du consensus, de la délibération ouverte… Pourtant, l’internet n’a pas été non plus ce Nouveau Monde, cette nouvelle frontière permettant de tester de nouvelles idées, de nouveaux comportements. Malgré la masse conséquente de connaissance accumulée, malgré sa puissance sans précédent permettant de comprendre, de modéliser, d’expérimenter, internet n’a pas réussi à démontrer sa capacité à organiser, à passer à l’action, à faire évoluer les choses. S’il est un outil indéniablement puissant, il n’a pas vraiment réussi à transformer le monde au-delà de quelques expériences stimulantes, mais marginales, malgré les promesses et les efforts des hackers comme des entrepreneurs… A‑t-il vraiment réussi à ouvrir l’esprit des internautes ? Quand on voit la puissance des idées les plus rances sur le net aujourd’hui, on peut en douter. S’il demeure le lieu où les nouvelles idées apparaissent et se répandent, force sera-t-il de constater, qu’elles demeurent marginales. En ajoutant de la complexité au monde, l’internet ne l’a pas rendu plus clair, plus lisible, plus simple.
Depuis l’origine, la technologie représente quelque chose de plus utopique, de plus démocratique qu’un simple groupement d’intérêt. La révolution de l’information est née de la contre-culture des années 60 – 70 de la Baie de San Francisco, influencée par les fondateurs du Homebrew Computer Club et quelques ingénieurs idéalistes qui ont affirmé que les réseaux numériques pouvaient stimuler notre « intelligence collective ». Depuis sa création par Apple, l’ordinateur personnel a toujours été considéré comme un outil de libération personnel. Avec l’arrivée des médias sociaux, la technologie numérique s’est elle-même proclamée comme une force de progrès mondial prêt à changer le monde. Et c’est seulement aujourd’hui, depuis les révélations d’Edward Snowden et le développement des monopoles des Gafam qu’il nous paraît chaque jour un peu plus l’outil de notre asservissement.
Quelle politique technologique la gauche pourrait-elle élaborer face à la Silicon Valley pour que progrès technologique rime un peu plus avec ses valeurs de progrès social et démocratique ?
La réponse est difficile. A minima, elle devrait interroger les technologies pour comprendre ce qu’elles proposent.
Les libéraux veulent que les entreprises remplacent L’État au prétexte qu’elles seraient dans de nombreux domaines plus efficace et force est de constater que cela arrange plutôt les États qui sont partout contraints aux économies. Le problème est que cette délégation de service publique se fait le plus souvent au profit de l’efficience mais sans grande contrepartie pour l’égalité ou pour le bien public. Ce sont pourtant ces valeurs que L’État doit défendre. Pour cela, j’ai tendance à penser qu’il faut hélas jouer avec le système capitaliste, parce ce qu’on ne s’en débarrassera pas facilement. Les néolibéraux ne veulent voir l’État que comme un client. Or en écartant L’État de l’investissement, on l’écarte aussi de la gouvernance de l’innovation (qui lui permettrait pourtant de peser dans les choix faits) et des potentiels revenus qu’il pourrait tirer de ses investissements.
L’État peut également agir pour contrôler les entreprises et pour demander des contreparties en faveur du bien public, de la recherche ouverte, de l’abandon ou du raccourcissement des brevets et des droits de propriété. Ses investissements ou sa clientèle doivent avoir des contreparties. L’État ne devrait jamais déléguer sans exiger en contrepartie ouverture et transparence et assurer la surveillance de ces principes.
Enfin, l’État doit aussi apprendre à construire des systèmes techniques codés avec ses valeurs ou à institutionnaliser et apporter son soutien aux formes qui lui semblent le plus conforme avec le bien public. L’innovation ne peut pas être que privée. Rappelons que la recherche publique a toujours été à l’origine de l’innovation privée. L’internet lui-même ne serait pas né sans financements publics.
Une politique technologique de gauche doit formuler ses arguments autour des grands thèmes de la gauche que sont la justice, l’égalité et la liberté. La technologie n’est pas neutre, faisons en un instrument politique. Cela donnera lieu à des projets techniques très différents de ceux que l’on connaît et impliquera une réglementation et un soutien à l’innovation eux aussi différents. Cela demande aussi de se confronter aux nombreux points de blocages, comme la question de la propriété et du bien commun qui permettent à l’innovation capitaliste de progresser au détriment d’une innovation plus ouverte et collaborative. Plus égalitaire et sociale. Mieux distribuée pour que chacun y prenne part plutôt que tous la subissent.
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Un commentaire
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Cordialement