QU’EST-CE QUI S’OPPOSE AU MAINSTREAM ?
Dans la tradition américaine, l’existence du mainstream (d’un courant culturel dominant) n’empêche pas celles de courants culturels aux périphéries ou en parallèle. Ils peuvent se développer à côté de lui (cultures traditionnelles, cultures populaires) ou encore se développer en souterrain. Ainsi en est-il de cette culture justement appelée underground. Un terme évocateur puisqu’il désigne tant la production artistique à la marge, non-commerciale (« antimainstream » disent les Américains) qui prend place dans un réseau parallèle, que la résistance à l’oppression et à l’occupation pendant la guerre.
Cette résistance culturelle est de nature éphémère, car elle est souvent phagocytée par le mainstream, en perpétuelle mutation et à la recherche de nouveauté. Ce mouvement va en retour redéfinir le mainstream. Des œuvres culturelles ont ainsi pu être mainstream à une époque et être complètement sorties du champ commercial aujourd’hui (artistes célèbres puis oubliés redécouverts par des mélomanes, films populaires d’hier devenus classiques pour cinéphiles). À l’inverse, l’avant-garde artistique actuelle pourra être complètement commerciale dans quelques années, au gré des modes.
Dans cet underground peuvent particulièrement s’inclure des pratiques telles que les pratiques amateurs ou le mouvement do it yourself et plus largement l’autoproduction. Certaines pratiques sont d’ailleurs largement favorisées par internet, comme la mise à disposition d‘œuvres négligées par le marché (souvent gratuitement, souvent illégalement), le détournement d’œuvres ou encore l’autoproduction et l’autodiffusion d’œuvres, de l’auteur à l’auditeur, au lecteur, au spectateur.
LA PISTE DE LA RÉCEPTION
Dans son enquête, Frédéric Martel s’intéresse avant tout aux conditions de la production des œuvres. Ils montrent comment elles sont destinées avant tout à s’imposer à tout type de publics. Ce faisant, il reste dans un champ proche de celui du marketing et néglige peut-être celui de la réception. C’est toute la question de la différence entre la culture achetée et la culture lue, vue, écoutée, transmise et interprétée. Entre les intentions des producteurs et celles des récepteurs.
N’y a‑t-il pas des phénomènes de réception critique, ironique ou distante (« oppositionnelle » dirait le sociologue jamaïcain Stuart Hall), de rejets, de détournements, de récupération, d’interprétations très différentes des intentions des émetteurs. La réception de ces productions de masse n’est-elle pas plurielle ? Le « grand public » pas si homogène que ne le pensent les producteurs ? Plus créatif dans son interprétation des « biens » culturels qui lui sont proposés comme a pu le montrer Michel de Certeau ?
LE RÔLE DE L’ÉTAT DANS LA CULTURE ?
Quel rôle les pouvoirs publics doivent-ils tenir dans ce cadre ? Un État, via ses politiques culturelles publiques doit-il permettre l’émergence d’un secteur d’industrie culturelle puissant ou au contraire favoriser une culture moins commerciale et plus diversifiée ?
Faut-il prendre place dans la guerre mondiale des contenus qui voit s’affronter de grandes aires culturelles (États-Unis, Japon, Inde, Chine, etc.) pour la conquête de parts de marché ET la promotion de leurs valeurs. Dans cette guerre, l’Europe est « en retard » selon Frédéric Martel qui estime qu’une culture nationale (ou même paneuropéenne) qui ne s’exporte pas commercialement est problématique. Il faudrait dès lors favoriser l’éclosion d’un secteur de l’industrie créative européenne performant et grand public afin de diffuser une culture mainstream à l’européenne (défendant ses valeurs propres). Outre le fait que cela interroge la culture et les valeurs européennes à diffuser (quelles sont-elles ?), cela pose aussi la question : faut-il s’engager de plein fouet dans la guerre mondiale des contenus avec le risque de ne faire que suivre que ce que promeut l’idéologie néolibérale ? À savoir : que chaque État possède son industrie créative et que la meilleure gagne… Bref : faut-il cesser de lutter contre la marchandisation de la culture et au contraire la favoriser afin de tirer stratégiquement son épingle du jeu ?
Pour beaucoup, il n’est pas question de se satisfaire d’une vision du monde où le marché contrôlerait la production de la culture. Ce serait à l’État d’intervenir afin de poursuivre des objectifs définis par des choix politiques : diversité culturelle, patriotisme culturel, maintien de la dimension d’élévation des esprits (pas seulement de celle du plaire) dans l’offre culturelle ou encore le souci que le marché ne monopolise pas les représentations de la société qui sont proposées à ses membres.
Par quel bout peut-il intervenir ? Faut-il encadrer le marché ? En sortir les biens culturels (« exception culturelle ») ? Faut-il mettre en place des mesures de protection (quotas, protection de la langue, subventions publiques aux productions locales, aux productions culturelles peu ou pas compatibles avec les critères du marché) ? Faut-il viser un contrôle partiel des prix des biens culturels (à l’exemple du prix unique du livre) ? Faut-il instaurer d’un secteur culturel non marchand important (à l’exemple des bibliothèques). Voire même, tendre vers la gratuité de la culture ? Que faire face à la concentration, à la création de conglomérats de l’industrie culturelle ? Interdire la possession de trop de canaux de distribution ? Pourrait-on même imaginer aller jusqu’à démanteler ces majors comme on a pu démanteler des cartels financiers ou industriels organisés en oligopole ?
LE RÔLE DE L’ÉDUCATION POPULAIRE
Comment l’éducation populaire et permanente doit-elle se positionner par rapport à cela ? S’agit-il réellement de mutations importantes ou de simples évolutions de tendances plus profondes (recherche d’hégémonie culturelle, emprise du libéralisme sur la sphère culturelle) ?
Il faut garder à l’esprit que ce n’est parce qu’une culture se répand bien, se vend bien, qu’elle remplit correctement ses fonctions culturelles. Fonctions qui sont multiples et peuvent être – parfois en même temps – de plaire, distraire, obtenir le consentement, instruire, faire réfléchir ou intégrer socialement. Il ne faudrait pas confondre ce qui se vend parce que cela plaît avec ce qui doit plaire.
Faut-il d’ailleurs, en éducation permanente, se positionner ou considérer qu’il ne s’agit là que de la toile de fond d’un travail en prise directe avec les « cerveaux humains » qu’elle mène pour sa part d’abord en souterrain, dans l’underground ?