Pensez-vous que votre texte puisse être la représentation d’une génération paradoxale qui cherche à faire craquer les limites d’une époque tout en ne croyant plus à la révolution ?
On « craque » rarement sans aucune raison. Et cela commence souvent de manière insignifiante… Les hommes dont nous nous sommes inspirés pour écrire le spectacle sont moins désillusionnés qu’en rupture avec le monde. Ils se déclarent en lutte avec celui-ci, et ce faisant ils tentent d’identifier leur ennemi. Ils transforment leurs peurs en quelque chose de vivant. Ce sont des ruptures individuelles, auxquelles personne n’accordait d’attention jusqu’à ce qu’elles atteignent la société toute entière.
La révolution au sens actuel n’est possible que dans la prise en considération de toutes les révoltes individuelles. A l’échelle d’un continent, cela peut prendre du temps. Mais à l’échelle d’une petite communauté, dans le maquis d’une clairière, c’est encore possible. Encore faut-il y prêter attention. « Soyons frères puisque nous sommes perdus »…
Nous sommes issus d’une génération qui a le vertige devant le précipice social, politique, écologique, culturel qui l’attend. La chute du mur de Berlin a aussi fait chuter la foi en une alternative politique. Le sens marxiste du mot « révolution » fait peur, et la conscience de classe n’existe plus. Mais d’autres manières d’envisager la révolution existent, comme il existe certainement d’autres types d’organisation sociale. Nous croyons encore au progrès, nous croyons en l’humain, à sa faculté de changer le monde.
Le Signal du promeneur est-il une critique du système néolibéral ? Une critique des grandes institutions (médicale, médiatique, judiciaire) ? Sommes-nous arrivés au bout d’un système ?
Certainement, oui. Les figures que nous mettons en scène dans Le Signal interrogent les limites d’un système. Ces personnages sont victimes de maladies sociales. Mais l’institution est toujours prompte à jeter l’opprobre sur l’individu « déviant » plutôt que de remettre en cause l’ensemble de son fonctionnement. La crise économique que nous traversons nous a ouvert les yeux sur les dérives du système capitaliste. Nous continuons pourtant à rejeter la faute sur quelques brebis galeuses dont l’appât du gain serait irresponsable. Alors que c’est un système qui est malade. L’affaire Kerviel, en France, en est un bon exemple. Main dans la main, Médecine, Justice et Médias qualifieront toujours de fous celles et ceux qui mettent en danger la quiétude du troupeau. Nous disons que le néolibéralisme est une religion qu’il faut combattre, comme le conformisme et la pensée unique, d’où qu’elle vienne. Nous devons lutter contre les valeurs mortifères et anti-progressistes de la société, être un grain de sable dans les rouages institutionnels, et faire confiance au Vivant.
La nature est très présente dans votre travail, quelle est sa place aujourd’hui selon vous ?
La nature est présente sur scène par l’intermédiaire de quelques éléments scénographiques, et nous aimons nous raconter que les personnages du Signal se retrouvent dans une clairière. La plupart des figures qui composent le « terreau dramaturgique » du Signal entretiennent un rapport particulier à la nature. Les auteurs comme Kerouac, London, Thoreau, Rousseau… ont aussi influencé notre écriture. Et nous aimons nous promener ensemble en forêt, en montagne, dans le désert ou ailleurs…
La marche en pleine nature implique un certain rythme, un rapport au temps, à la pensée et au paysage qui permettent de prendre de la distance et de faire le point. Elle peut constituer une échappatoire, et laisse la voie libre à l’esprit pour réfléchir sans grande prétention sur le sens de la vie. Nous avons récemment rencontré Bernard Ollivier, un auteur et un grand marcheur, qui permet à certains jeunes en difficulté de s’en sortir grâce à la marche. Pour cela, il convainc les juges de convertir leurs peines de prison en jours de marche dans des contrées lointaines. Les jeunes reviennent métamorphosés, avec des projets de réinsertion et l’envie d’en découdre.
Qu’est-ce que la lutte radicale pour vous ? Les histoires du Signal du promeneur en sont-elles le reflet ?
Les histoires du Signal abordent autant la lutte que la fuite. Nos personnages sont en rupture avec leurs milieux respectifs, avec un système qui les oppresse. Pour certains d’entre eux, cette rupture s’inscrit dans une lutte pour la vie. Pour d’autres, il s’agit d’une fuite — dans la nature, dans l’imaginaire, dans la connaissance, dans le mensonge… Leurs luttes et leurs fuites sont radicales, certes. Mais elles ne sont heureusement pas l’unique reflet de toutes les formes de radicalité qui existent dans la société. L’art peut être considéré comme une forme de lutte radicale, quand il puise sa source dans une nécessité forte. Mais il existe, autour de nous, beaucoup d’autres armes pour lutter contre un système.
Le rapport entre individu et collectif semble être une tension transversale de la pièce. Comment le concevez-vous ?
Nous nous sommes réunis en collectif pour traiter de ruptures individuelles qui, selon nous, mettent en lumière des dysfonctionnements plus larges. Il y a donc, dans les fondements même du projet, une tension entre individu et collectif — comme il y a une tension entre la lutte et la fuite. Ce sont les reflets de nos doutes et de notre état d’esprit face à la crise, face à l’avenir et au système. La société contemporaine sublime l’individu. C’est sans doute l’une des évolutions la plus palpable de notre système libéral. Et certainement l’une de ses plus précieuses armes : cette individualisation à outrance ne travaille pas seulement à détricoter les solidarités en place, elle étouffe incidemment l’individu lui-même tout en faisant miroiter une plus grande liberté. Le monde capitaliste érige la réussite individuelle en but ultime de toute activité, et il est facile de comprendre pourquoi : lorsque l’individu est placé dans un rapport concurrentiel à l’autre, il trouvera toujours quelqu’un de plus performant que lui. S’il n’arrive pas à « s’insérer » ou à suivre certaines cadences de travail, il en devient responsable – c’est bien le sujet qui n’y arrive pas, et c’est lui qui est « inadapté », pas le fonctionnement d’un système.
C’est aussi dans ce contexte que cette tension individu-collectif est présente dans le Signal, d’autant que les figures qui nous ont inspiré sont des figures de solitude : prises dans leurs fractures ou leurs révoltes individuelles, elles évoquent par là et en même temps un cruel manque de collectivité.
Vous semblez fonctionner de manière très collective, tant dans l’écriture de votre pièce que dans la production ou la communication. Vous considérez-vous comme un laboratoire de démocratie ?
Le Raoul collectif est né pour répondre à la nécessité des thématiques du Signal. Nous n’avions pas l’intention de faire une expérience sociologique mais de créer un spectacle. Mais il faut bien reconnaître qu’être en groupe, faire des choix artistiques, s’organiser, communiquer etc., … Ce n’est pas une mince affaire. Nous avons donc dû apprendre, trouver notre propre manière de fonctionner en collectif. Toute expérience communautaire — depuis la maison de quartier jusque l’ONU — est une forme de laboratoire démocratique. Chaque groupe doit trouver son propre modèle, son propre équilibre, sa propre manière de communiquer et de prendre des décisions. En ce qui nous concerne, c’est un processus très lent. Nos multiples casquettes imposent qu’une décision, pour qu’elle soit effective, soit partagée à l’unanimité. Ça signifie que personne n’a, à lui seul, le droit de dire « oui » ou « non » à une proposition. Il s’agit d’une lutte permanente pour ne pas prendre le pouvoir.
Est-ce un souci pour vous d’équilibrer, dans vos créations, poétique et politique ? Est-ce que le théâtre peut ou doit être un outil politique ?
Le Théâtre est politique — dans son essence — dans la mesure où il montre à voir une représentation du monde devant un public. Dès lors ce ne peut pas être un acte anodin. Nos créations s’inscrivent dans un contexte — historique, social, politique — que nous ne pouvons pas ignorer, et prennent racine dans le fait qu’elles doivent répondre à une nécessité. Cependant, nous considérons moins notre œuvre comme un outil politique, que comme un moyen de réfléchir sur le monde et de confronter les points de vue. Nous ne sommes les porte-drapeaux d’aucun parti ni d’aucune multinationale, et souhaitons que notre propos soit accessible à tous en toute indépendance. C’est pourquoi nous sommes aussi à la recherche d’une certaine poésie, d’une énergie scénique libératrice et accessible à tous. Le Signal est un spectacle atypique, hors des chemins balisés de la narration, mais qui ne laisse aucun spectateur sur le bas-côté. Il est rare que notre propos soit incompris. C’est assez encourageant, car en racontant des histoires, on peut changer la perception du monde. Le sens de notre propos se communique aussi à travers l’expérience — sensitive, poétique — de la représentation. Et si nous n’avons pas toutes les réponses aux questions que nous posons dans le spectacle, c’est aussi pour que chacun puisse intimement tisser son propre fil dans la compréhension du propos. Ce qui est intime peut devenir universel, et c’est là peut-être notre unique chance de changer le monde.