« De l’art de se rendre impopulaire. C’est la conclusion qu’il faut tirer du blocage des autoroutes (…) ». « Il est évident qu’hier, les syndicats n’ont pas gagné des points ». « Cette énième perturbation dans la circulation des trains avait ainsi de quoi irriter des navetteurs (…) ». « Il y a fort à parier que ce qu’une partie de l’opinion retiendra, c’est (…) ». « Il y a de quoi mécontenter les plus empathiques. Il suffisait d’entendre cette interlocutrice à la radio pour (…) ». « Ces actes décrédibilisent toute action syndicale ». « Ce n’est pas du genre à consolider la popularité du mouvement syndical ». « Ne craignez-vous pas de lasser l’opinion à force de mener des actions [de grève] ? »
Ce florilège de propos d’éditorialistes et d’intervieweurs de la presse francophone prend place dans la foulée des actions de grève d’octobre 2015. À partir de cette façon généralisée et dominante de rendre compte de l’action sociale, on ne peut déduire qu’une chose : les syndicats et leurs mouvements de grève sont tout à fait isolés dans l’opinion publique. C’est peut-être vrai. Mais cette image est peut-être bien tout autant artificielle… Elle relève avant tout d’une vérité médiatiquement créée, autoalimentée et mutuellement certifiée par le consensus médiatique spontané.
L’invocation et la convocation permanentes de l’opinion publique nous en disent moins, à vrai dire, sur l’état réel de l’opinion, que sur le primat du pôle marchand du champ médiatique (en regard du pôle culturel) : dans leur construction et leur orientation du traitement de l’événement, les médias cherchent en permanence à anticiper les avis, les opinions et les préjugés qu’ils prêtent, eux-mêmes, à leur clientèle.1 Peu importe, d’ailleurs, que cette imputation s’avère fondée ou non…
FAIBLE PLUS-VALUE JOURNALISTIQUE
La posture médiatique de l’opiniologie trouve à s’exprimer dans l’organisation de spectacles de boxe sur un ring virtuel où les cadrages de l’information viennent faire se produire une série d’affrontements : grévistes contre usagers ; direction de la SNCB contre syndicats ; syndicats contre gouvernement ; syndicats (francophones) contre syndicats (flamands)… De ce point de vue, le débat public, vu au travers du prisme médiatique, se réduit souvent à une juxtaposition d’opinions antagonistes mises en forme par les conseillers en communication. Sa mise en forme ne requiert aucune cohérence « idéologique » interne de la part des opinionistes, aucun cadre de référence autre que la valeur de l’opinion en elle-même. Plus que jamais, comme l’a écrit Bourdieu2, on suppose que toutes les opinions se valent. Or, le sociologue français, se faisait fort de démontrer que « le fait de cumuler des opinions qui n’ont pas du tout la même force réelle conduit à produire des artefacts dépourvus de sens ».
Le mode d’emploi du journaliste-organisateur d’événement est rôdé : on reprend l’argument ou l’opinion d’une des parties et on demande à l’autre de se positionner, de réagir, de contre-attaquer. Ainsi, sur le mouvement d’action syndicale de l’hiver 2016 autour de la SNCB et du plan Galant, cela donnera : « Les syndicats doivent-ils changer leur stratégie ? », « Faut-il revoir l’accord sur les modalités de la grève de 2002, comme le demande la FEB ? », « Que pensez-vous de l’attitude de la FGTB ? »
Quelle est la plus-value journalistique de ce genre de questions ? Elle est faible, se ramenant à une capacité de synthétiser les discours existants et de les confronter entre eux. Mais elle est carrément nulle en termes d’analyse, d’apport d’éléments de questionnement plus en phase avec les réalités sociales, ou en termes de capacité à décentrer l’objet de la réflexion. On lira ou on entendra plus rarement, en effet, ce type de questions à l’adresse des acteurs institutionnels ou de citoyens pris au hasard d’un micro-trottoir : « Qui est responsable, selon vous, des défaillances récurrentes du service de train aux voyageurs ? », « Le nombre de voyageurs a‑t-il augmenté ou baissé ces dix dernières années ? Quelles conséquences, selon vous, sur les moyens à mettre à disposition de la SNCB ? », « Quel est le nombre maximum d’heures que doit pouvoir prester un conducteur de train par jour et par semaine pour garantir la sécurité ? » Pour paraphraser la chanson de Paul Simon, il existe bel et bien au moins cinquante manières de ne pas poser la seule et unique question : « Que pensez-vous de la grève ? »
LE QUESTIONNEMENT IMPORTE PLUS QUE LES RÉPONSES
La critique formulée ici, fondamentalement, met en cause la hiérarchie implicite prévalant dans la sphère médiatique entre les réponses à obtenir, qui représenteraient la véritable finalité du travail de recherche journalistique, et les questions à poser qui seraient seulement de simples outils de travail, parfaitement interchangeables. Nous pensons, à l’inverse, que c’est du côté du questionnement, et non du côté saturé des réponses, que se trouve la clé d’une information citoyenne ou démocratiquement responsable.
Or, le questionnement paraît souvent pauvre, peu travaillé, car peu pensé. On interroge ainsi à satiété sur les « dérapages » d’une action syndicale, mais on (se) posera beaucoup moins la question de savoir pourquoi « ça ne pète pas plus souvent », comme l’a fait l’hebdomadaire Moustique en donnant la parole au sociologue des mouvements sociaux Érik Neveu3. Comment s’explique l’absence ou l’invisibilité de la souffrance, de la colère, de la révolte, bref du « malaise social » dans l’espace public ? Pourquoi ne trouvent-elles ni débouchés médiatiques, ni relais politiques ? Comment on en est-on arrivé à un tel degré de brutalité consentie des rapports sociaux, à une telle polarisation des inégalités, à une telle violence exercée sur la vie des gens ? Le moustique, ici, cache l’essaim assoupi…
Il arrive, certes, qu’un journaliste spécialiste du dossier rapporte des récits d’expérience, qu’il établisse une série de données et de faits « consistants » plutôt que simplement « existants », qu’il mette en perspective des interactions, des rapports de production ou des nœuds de contradiction. Mais, même dans ce cas, on observe que la « main droite » du média concerné tient peu compte de ce qu’écrit sa « main gauche » : le travail de questionnement plus diversifié et plus structurel qui peut être réalisé au sein d’une même rédaction trouve rarement à s’intégrer dans les cadrages de l’actualité du débat en cours.
C’est pourtant ce que parvient à faire, à travers la consistance des questions qu’il pose à ses interlocuteurs, souvent pétrifiés, William MacAvoy, présentateur-intervieweur du programme d’information « News Night » d’Atlantis Cable News… dans la très pertinente et instructive série télé Newsroom. Mais ceci est une fiction, donc…
UN RAPPORT MODIFIÉ AU RÉEL
Comment interpréter cette réduction des médias au rôle de caisse de résonance du bruit des opinions ? On tentera ici une hypothèse…
Dans l’univers des machines d’information en continu, des réseaux sociaux et de la capture des attentions individuelles, il faut nourrir « la bête ». En quantité et en intensité. Et en simplicité d’abord : il convient de susciter un intérêt de simple curiosité, à partir de formats réduits et condensés qui aplatissent le sens, condition pour qu’une communication soit audible par le plus grand nombre dans le temps le plus court. Sur le plan d’intensité, on privilégie ce qui stimulera au mieux les ressorts connus en matière d’émotions collectives et d’excitations individuelles. On informe désormais moins pour faire réfléchir qu’on ne cherche à faire réagir et à faire adhérer à la stimulation (et à la marque qui la délivre). Cette logique d’audimat addictive, résume l’essayiste et psychanalyste Roland Gori, constitue « le cheval de Troie de l’économie matérielle et symbolique du marché dans le champ des médias »4.
Surtout, ce qu’il importe de comprendre, note le même Roland Gori, c’est qu’au cœur de ce processus, « les contenus sont toujours seconds par rapport à la structure du message qui produit la fidélité du client ». La logique à l’œuvre s’appuie sur des dispositifs formels qui, plus que le contenu des énoncés d’information, conditionnent un rapport modifié au réel : habitants de la « société de l’information », nous nous trouvons comme pris dans les filets d’un rapport médiatique au monde qui a pour caractéristique principale de faire chuter le cours de l’expérience, de la mémoire, du sens, des savoirs, de l’histoire même des choses vécues. Ceci, au profit des codes, des valeurs, des croyances et des intérêts propres à l’appareil médiatique et à son pouvoir.
Dans le cadre de ce « transfert », le médiatique s’interdit de penser le contenu de ce qui est dit ou le discours qui le dit, pour mieux focaliser toute la capacité de cerveau disponible des publics sur la centralité de la communication médiatique elle-même et sur ses « sauces piquantes » : la mise sur scène du match de boxe entre syndicats archaïques et opinion moderne occulte l’enjeu de l’action syndicale et les racines de celle-ci dans la vie sociale.
Autrement dit, la syntaxe même du message tend à se substituer à son contenu, à sa signification, dans le rapport prétendu au réel. « Les images parlent d’elles-mêmes », entend-on souvent. Or, on sait que les images se fabriquent et se commandent, alors que le réel est justement ce qui ne dépend pas de nous, ce qui ne peut jamais se contrôler et rarement se prévoir.
Cette information du spectacle, du « c’est à voir », de la mise en scène épouse d’autant plus facilement les postures de l’opiniologie que, dans l’une comme dans les autres, la légitimité de l’exercice se plie à sa valeur mesurée en parts d’audience ou en état majoritaire supposé de l’opinion publique. C’est le nombre qui dit le vrai aujourd’hui.
- Jean-Jacques Jespers, « Préjugés de classe et ligne éditoriale », Politique, n° 93, janvier-février 2016.
- « L’opinion publique n’existe pas », Les temps modernes, n° 318, janvier 1973.
- « Je m’étonne que ça ne pète pas plus souvent », Moustique, 14 octobre 2015.
- La Dignité de penser, Les liens qui libèrent, 2011.