Aux Éditions Dingdingdong, vous avez publié en 2015 un livre de Katrin, L’épreuve du savoir, où tu évoques des spécificités de la rationalité médicale. Pourrais-tu nous en donner des exemples ?
Katrin Solhdju Pour se revendiquer comme scientifique dans le sens moderne du terme et stabiliser ses connaissances, la médecine a dû faire face à une série de difficultés particulières dues à l’irrationalité inhérente de ses objets d’études : les corps vivants et les processus pathologiques qui, dans leurs multiplicités et leurs inter-influences infinies, ont tendance à résister de manière acharnée à toute systématisation. Un corps vivant, ce n’est pas comme une petite bille bien lisse qui roule sur un plan incliné dans un labo de physique prouvant l’existence de la loi de la gravité. Aucun corps vivant n’est exactement semblable à un autre, aucune maladie ne se développe de la même manière dans deux organismes distincts ; parfois un corps peut réagir de manière imprévisible à une molécule pour des raisons qui échappent à toutes lois de la nature, voire même s’auto-guérir ! La médecine moderne s’instaure dès ses débuts, non pas à partir de réussites comme les autres sciences, mais plutôt à partir de craintes et de pratiques qu’elle choisit d’exclure : l’irrationalité des corps mêmes d’un côté, l’imagination de l’autre, ancêtre du placebo en quelques sortes, qui peut guérir mais pour de « mauvaises raisons ». Les praticiens qui en font un outil thérapeutique seront désormais qualifiés de charlatans.
Est-ce qu’on peut dire que la statistique est l’outil dont s’est dotée la médecine pour dompter le caractère incontrôlable des corps ?
KS La statistique est clairement une réponse dans le sens où elle permet de gérer ce chaos propre au vivant et à ses pathologies à travers des moyennes.
Pour constituer un savoir fiable, la médecine construit des typologies à l’aide de statistiques établies par des essais cliniques qui font forcément abstraction des cas particuliers. C’est inévitable et ce n’est pas un problème en soi. Je pense qu’il y a des moments, notamment dans le développement d’un médicament, où cette manière de faire se justifie tout à fait. Un problème épistémologique mais aussi éthico-politique se pose quand on évacue tout ce qui sort de cette moyenne. C’est ce que Tobie Nathan appelle la quiconquisation des malades. Au nom de sa scientificité, la médecine a tendance à rendre invisible ce que ces dispositifs omettent. Les données statistiques sont obtenues grâce à toute une série d’artifices (choix des cohortes, essais en double aveugle et randomisés, etc.). Les artéfacts ne sont pas le problème, le problème est de faire comme si la réalité était à tout moment représentée complètement par les résultats ainsi obtenus. Le vrai drame, c’est quand le système de santé hérite de la connaissance médicale, aveuglément en quelque sorte, c’est-à-dire sans avoir accès à tout ce que ses dispositifs de production de savoir qui ont écarté.
Cette forme de rationalité a donc des conséquences concrètes sur le système de soin ?
KS Aujourd’hui, s’est instaurée presque partout cette médecine basée sur les preuves (evidence based medecine) remplaçant explicitement l’intuition médicale. Ainsi la causalité des processus psychopathologiques est établie par un régime de preuves purement statistique qui influence toutes les décisions cliniques. Savoir si un médicament doit ou non intégrer le marché et/ou être remboursé dépend quasi uniquement de méta-analyses statistiques de données issues d’études cliniques. Pourtant la question par exemple de qui intègre les cohortes de ces études cliniques n’a pendant très longtemps pas, ou très peu été interrogée, alors même que ça a évidemment un effet sur qui pourra au mieux profiter de tel ou tel médicament par la suite.
Le sous-titre de ton livre c’est « Propositions pour une écologie du diagnostic ». Est-ce que tu pourrais expliquer quel usage tu fais du terme « écologie » appliqué au champ de la santé ?
KS Pour expliquer cela, il faut que je revienne à l’origine de ce livre : l’existence d’un test présymptomatique génétique pour la maladie de Huntington (maladie neuro-evolutive souvent considérée dans la littérature médicale comme l’une des plus « horribles ») qui reste à ce jour incurable. Ce test permet de savoir si une personne est porteuse du gène ou non avant même que des symptômes se déclarent. Par conséquent, une personne – non malade – en vient à savoir qu’elle développera pour sûr la maladie mais sans savoir ni quand ni comment. Au sein de Dingdingdong, on s’est vite rendu compte en s’intéressant à ce test que la médecine, malgré ses très grandes capacités technologiques, est excessivement mal outillée pour accueillir ce genre de connaissances quasi-prophétiques. Et c’est logique, car la médecine se veut avant tout art de guérir, mais ici, il n’y a personne à guérir. Au cours de mes recherches la question est vite devenue la suivante : quels seraient les réquisits conceptuels et les dispositifs qui permettraient aux praticien·nes d’être à la hauteur de l’énormité de cette prédiction permise par la technique ?
Nous avons lu notamment des textes de Nancy Wexler, touchée par Huntington et ayant beaucoup œuvré à la création du test, mais qui a ensuite exprimé des hésitations et le sentiment d’avoir cofabriqué une créature dont les effets risquaient d’être dévastateurs. Voir le diagnostic comme une « créature » permet de penser les nécessaires bouleversements de la niche écologique dans laquelle elle surgit, perturbant les autres vivants, voire les mettant en péril. Alors je me suis mise à considérer comme un écosystème, ce milieu qu’à Dingdingdong on appelle le Huntingtonland .
Et donc concrètement, ça vous a mené à quel genre de réflexions de penser le diagnostic dans une écologie ? Et qu’est-ce qui compose ce milieu ?
KS Avec deux autres membres de Dingdingdong nous avons par exemple visité une institution au Pays-Bas qui prend en charge des personnes déjà bien avancées dans leur Huntington. Là-bas, ils ont la culture de rassembler ensemble les personnes porteuses de cette pathologie. Ça peut sembler un peu angoissant mais ça permet aux personnes qui soignent d’avoir un très haut degré de compétences et d’intuitions pour savoir ce dont ont besoin ces personnes-là en particulier. Nous avons fait des entretiens avec des patient·es qui vivaient là et des soignant·es qui avaient développé des outils super avec les moyens du bord pour rendre la vie meilleure. Je me souviens par exemple d’un homme qui avait une sonde gastrique et que ça n’avait pour lui rien à voir avec la fin de vie – ce qui est généralement la signification qu’on attribue à ce type d’appareillage. Pour lui, cette sonde signifiait au contraire de la vitalité car elle lui permettait de continuer à manger ce qu’il aimait, sans avoir à avaler beaucoup, ce qui lui était devenu difficile à cause de ses problèmes de déglutition, tout en ayant assez d’apports nutritifs.
Bref, tout ça pour dire que dans cet endroit, Huntington se vit plus facilement. En tout cas, mieux que dans d’autres endroits qu’on avait vu en France et qui n’étaient pas très adaptés. Et donc, pour en revenir à l’écologie du diagnostic, ce type d’expérience nous a ouvert les yeux sur le fait que si tu reçois un diagnostic dans un contexte où la prise en charge par la suite n’est pas du tout adaptée – et tu le sais car la maladie étant héréditaire, beaucoup des gens qui la portent ont en mémoire celle qu’a vécu leur proche –, ce n’est pas la même prophétie. Dans un cas la prédiction vire facilement en malédiction, dans l’autre, il y a plus d’appuis pour que cela devienne l’annonce d’une métamorphose à venir, certes, mais dont l’apprivoisement sera pris en charge collectivement. Ça change tout.
Alice Rivières Il y a eu beaucoup d’études sur l’impact des diagnostics difficiles, et dans leur formation, les médecins sont maintenant sensibilisés sur comment il faut s’y prendre, avec de l’empathie, de la psychologie, mais au fur et à mesure qu’on a avancé dans nos recherches, on s’est rendues compte que ce dont une personne a besoin n’est pas tant de gentillesse que d’être connectée à l’ensemble de ce milieu, de cette écologie. À chaque étape du protocole du test, tu dois voir le psy, pour mesurer ton état de fragilité, ta capacité à recevoir cette information. On temporise, vérifie que tu as bien réfléchi et c’est bien sûr nécessaire. Mais toute la manière dont tu vas accueillir une telle annonce est renvoyée strictement à la psychologie individuelle. Si la réponse est défavorable, si tu souffres du résultat de ton test, c’est aussi à la psychologie de s’en occuper, comme n’importe quel trauma, dans l’idée de la cicatrisation d’une blessure personnelle, privée. Alors que ce qu’il faut travailler aussi et surtout, c’est l’accès à l’infinité des versions possibles d’une vie avec Huntington, et ça n’a pas grand-chose à voir avec la psychologie, mais plutôt avec la manière dont le Huntingtonland est riche de savoir-vivre cultivés par ses habitant·es.
KS Les médecins aussi ça les préoccupe. Ce n’est pas agréable d’annoncer une chose pareille. Il y a de la littérature sur la communication médicale, mais ils peuvent être aussi fin qu’on veux, si derrière, la réalité qui t’attend est juste horrible, ça ne change pas grand-chose. On peut critiquer les médecins, mais en réalité ce n’est pas possible qu’un dispositif pour une annonce pareille repose simplement sur le fait que ce jour-là, ce médecin-là soit à la hauteur, ait bien dormi, etc. Il faut que le dispositif soit bien plus résistant aux aléas personnels. Il ne faut pas perdre de vue que tout ça est mal pensé aussi pour les médecins.
Peut-on élargir cette notion d’écologie du diagnostic à d’autres situations touchant à la santé et à d’autres pathologies ?
KS Ça pourrait se généraliser à certains endroits, mais pas partout, pas pour tous les diagnostics difficiles. Par exemple, le cas d’un cancer fulgurant, ce n’est pas du tout les mêmes questions, ni le même problème. Il va falloir décider très rapidement s’il y a quelque chose à faire. Pour Huntington, les collectifs d’usagers qui mettaient la pression pour avoir accès au test ont fait un peu marche arrière en se rendant compte de l’impact énorme qu’une telle connaissance quasi-prophétique a sur soi, sur les familles, les proches, tous les aspects de la vie. Et ça, on devrait peut-être le garder en tête pour d’autres types de diagnostics. Bref, oui, je pense que l’idée d’être attentif à l’écologie des diagnostics, cela peut tout à fait être utile dans bien des cas, mais les éléments qui comptent, qui requièrent de la vigilance varient largement d’un cas et d’une maladie à l’autre. Il faut à chaque fois des enquêtes approfondies pour identifier les éléments cruciaux.
Vous l’avez dit, la notion d’écologie permet de penser les transformations d’un milieu, c’est-à-dire ici, comment un diagnostic, puis la maladie vont durablement modifier nos manières d’être et de faire. La médecine cherche à lutter contre les maladies, mais il faut parfois apprendre à vivre avec la maladie. Vous parlez alors de « vivrologie »…
AR « Vivrologie », c’est un mot de AIDES (l’association militant autour du SIDA) qui est apparu avec le développement des thérapies qui rendaient possible de vivre avec le VIH. Il ne s’agissait plus juste de survivre au SIDA, mais de vivre avec cette maladie, tout au long de sa vie. Le quotidien avec une telle maladie chronique implique une série d’apprentissages très nombreux, notamment techniques mais pas seulement. Une immense part des soins nécessaires aux malades chroniques sont réalisés par les malades eux-mêmes ! En France, ce sont les diabétiques qui ont mis cela en avant avec toutes les mesures, les piqûres, la nutrition, les appareils connectés, la quantité innombrables de choses qu’iels doivent prendre en compte au quotidien, alors qu’iels vont peut-être deux fois par an seulement voir leur diabétologue. Iels sont leurs propres auxiliaires thérapeutiques, grâce à un apprentissage constant, pensé et organisé par leurs pairs. La vivrologie recouvre cet ensemble de connaissances collectives qui t’aident à faire face aux problématiques très concrètes de ta maladie.
On a par défaut attribué cette tâche à la médecine, mais au fond, une telle « éducation thérapeutique » ne relève pas de leur travail. Aujourd’hui, tu as des associations qui sont les porte-voix de la médecine, et d’autres qui se placent davantage en partenariat : à chacun sa mission. En France, les hémophiles ou encore les Entendeurs de voix, font partie des précurseurs de ce tournant majeur : assumer que la vivrologie est l’œuvre des malades et de leurs proches… lesquel·les sont invité·es à former régulièrement les médecins !
Les groupes d’usagers sont les plus qualifiés pour définir ce qui constitue à leurs yeux des savoirs pertinents et ils ont également un rôle clé pour dénoncer, définir ou redéfinir les catégories médicales, pour refuser la pathologisation à outrance de certains troubles (comme le font les Entendeurs de voix, refusant le terme de schizophrènes) ou au contraire pour faire reconnaitre leur situation et pouvoir bénéficier d’une prise en charge, comme c’est le cas pour l’endométriose qui jusqu’alors n’était pas reconnue comme une maladie.
Est-ce que ça rejoint la notion « d’autonomie » qui me semble omniprésente dans les débats et discussions sur la prise en charge des maladies chroniques, mais aussi des handicaps ou des conséquences du vieillissement ?
KS C’est effectivement omniprésent. L’autonomie a été une revendication historique très importante de la part des patient·es à partir des années 1960, face à une médecine de plus en plus équipée techniquement et hyper hiérarchique et patriarcale. Le médecin, c’était Dieu en blouse blanche. Il n’avait aucune obligation à l’information des patient·es. Les principes d’autonomie ainsi que le droit à savoir (et de ne pas savoir) et de consentement éclairé qui en ont découlés, fut un énorme avancement en termes d’empowerment.
Mais comme pour tous les concepts, leur puissance dépend – écologiquement si l’on veut – de savoir dans quoi ils sont pris. S’ils se transforment en mots d’ordres figés qui font abstraction de la configuration initiale qui les rendait efficaces, c’est rarement une bonne nouvelle. Le problème aujourd’hui, c’est que les notions d’autonomie comme celle de « consentement éclairé » ne sont plus trop interrogées en ce qui concerne leur portée d’une situation à l’autre. Elles sont rentrées dans la loi et ont donc une portée juridique très difficile à faire évoluer sauf par jurisprudence. Pourtant, on sent que parfois ça ne remplit pas exactement ce dont on aurait besoin dans telle ou telle situation. En effet, dans des situations de soin et d’aide par exemple, l’empowerment ne passe pas dans tous les cas de figure par l’autonomie comprise comme la capacité individuelle d’un sujet éclairé et cela pour des raisons évidentes. Mais aussi, on ne peut penser l’autonomie de la personne malade, à tout prix, indépendamment de ce que vivent les proches. C’est encore une question d’écologie : dans quel contexte, dans quels types de relations se trouve la personne malade. Les principes d’autonomie et de consentement peuvent-ils être transgressés pour permettre la mise en place d’une relation de soin un peu correcte ? C’est le sens du travail des case managers comme celleux que nous avons rencontrés en Hollande dans l’institution que j’ai déjà mentionnée. Quelques fois c’est par la ruse et la délicatesse qu’iels arrivent à accompagner des patient·es réticent·es au départ à toute prise en charge. C’est criminel d’un point de vue de l’autonomie prise comme un idéal abstrait, mais ça prend un sens éthique situé dans le cadre écologique du développement de la maladie.
La notion d’autonomie, j’en suis convaincue, mériterait d’être repensée depuis l’endroit de la collectivité. C’est compliqué à implémenter pour l’instant, mais dans la pratique ça existe bel et bien. Les infirmières par exemple pratiquent une autonomie à plusieurs mains tout le temps : l’interdépendance assumée. Interdépendance avec d’autres personnes mais aussi avec des objets, comme un fauteuil pour personne handicapée.
D’un point de vue pragmatiste, l’autonomie en soi n’existe pas. Il s’agit toujours de comprendre dans quels enjeux sont pris la revendication ou la mise à l’écart d’un concept. Si dans un précédent contexte, la notion d’autonomie a eu des effets extrêmement bénéfiques, elle est extraite aujourd’hui de ce contexte pour devenir une norme dans le discours bioéthique et aussi dans le droit médical. Au nom du consentement éclairé, les risques sont nommés et on passe son temps à faire signer des décharges de responsabilité pour éviter par la suite des procédures judiciaires. Dans ce contexte-là, revendiquer son autonomie n’est plus du tout aussi intéressant pour les patient·es, car elle fonctionne au pire des cas contre leurs intérêts. Autrement dit, une idée n’est ni bonne ni mauvaise de manière générale. Ce qui compte c’est de rester attentif aux effets concrets qu’elle engendre dans des processus de la vie réelle.