Mateo Alaluf analyse en effet comment ce passage au réformisme gestionnaire par l’abandon du « marxo-keynésianisme » — afin notamment de rallier les classes moyennes — se traduit par une adhésion à l’ordre dominant du monde particulièrement significative aujourd’hui, même si cette adhésion varie fort entre les différents partis socialistes. Et même si la vigueur retrouvée du socialisme dans les pays anglo-saxons porte des traces d’espérances nouvelles, il n’en reste pas moins que l’avenir du mouvement socialiste, singulièrement en Europe, est profondément empli d’incertitudes.
Le cœur de votre essai porte sur les métamorphoses de la gauche et du mouvement socialiste tout au long du 20e siècle et du début de ce siècle. Le socialisme serait selon vous passé d’un projet émancipateur à une logique exclusivement gestionnaire. Pourquoi ce basculement et comment s’est-il articulé ?
Cette question est difficile dans le sens où le mot gestionnaire dans l’histoire du socialisme a un double sens.
Un premier sens qui est celui de la gestion des réformes, ce qu’atteint « l’âge d’or » du socialisme, à savoir la période de l’après-guerre jusqu’au milieu des années 1970. C’est un socialisme gestionnaire. Un socialisme qui gère pour la première fois avec un projet qui lui est propre. Il s’était construit dans l’Entre-deux-guerres au travers d’un projet politique et économique que j’ai appelé le marxo-keynésianisme. Au fond, ce projet qui a produit l’État social, la Sécurité sociale et les services publics constitue la marque de fabrique du socialisme et a considérablement amélioré la condition ouvrière. Aujourd’hui, par rapport au lendemain de la guerre, nous travaillions deux fois moins et nous sommes deux fois plus nombreux à occuper des emplois, le temps de travail a diminué et le niveau de vie a considérablement augmenté ! Donc cette gestion socialiste a considérablement amélioré la condition des travailleurs. Il a profondément transformé la société. Bien sûr, tout n’est pas rose comme la politique colonialiste que les socialistes ont approuvée. Il y a de nombreux côtés sombres, mais, globalement, ça a été un progrès considérable et une réforme de la société par la gestion socialiste et par une vision propre de ce qu’était la gestion de l’État.
Et puis, il y a la deuxième version de la gestion, celle d’après 1975, dans le cadre d’un nouveau régime du capitalisme : le capitalisme mondialisé. Peut-être la manière la plus radicale de l’illustrer peut s’incarner dans le cas de la Suède. Ce pays était l’expression la plus avancée de la social-démocratie. C’était là où l’égalité avait le plus progressé par rapport à tous les autres pays du monde. Et c’est pourtant là où le retournement a été le plus rapide. Ce modèle égalitaire a en effet été véritablement terrassé par la mondialisation, par l’internalisation du capital, par le fait que les investissements ne se faisaient plus en Suède, mais que le capital s’accumulait au niveau international. Ce qui fait que les Suédois, contrairement à ce que l’on pense aujourd’hui, ont été parmi les premiers à entrer dans ce qu’on a appelé la « troisième voie » emprunté plus tard par Blair et de Schröder. La Suède qu’on continue de présenter comme un modèle de socialisme ne l’est plus depuis longtemps. C’est au contraire devenu un véritable contre-modèle de socialisme. C’est là que les inégalités progressent le plus. À travers cet exemple, on voit très bien comment les sociodémocrates se sont reconvertis par rapport à ce nouveau régime du capitalisme. Certains, comme les travaillistes anglais, y ont été très fort avec Tony Blair, d’autres encore plus forts que Blair, comme le SPD de Schröder en Allemagne.
En Belgique, le PS et le SPA, désormais Vooruit, ont-ils aussi abandonné le marxo-keynésianisme ? Et, dans l’affirmative avec quels objectifs politiques et électoraux ? Celui de rallier les classes moyennes ?
La volonté de rallier les classes moyennes, c’est vrai pour toute la social-démocratie. Mais cela s’est fait à des degrés différents suivant les pays. En ce qui concerne la Belgique, on ne peut pas traiter de la même manière, le PS et Vooruit (ex- SPA). Ils n’ont pas suivi la même évolution. Celui qui va le plus dans le sens évoqué des deux partis socialistes belges, c’est à tous points de vue le SPA.
Petit rappel historique. En Belgique, au milieu des années 1950, le point central de la gauche, c’est le programme de réformes de structures de la FGTB. Puis, de 1960 à 61, c’est la grève générale. C’est dans ce mixte syndicat/parti que se forme la base de la social-démocratie. D’une manière générale, c’est le parti qui a le premier rôle, le syndicat vient en second. Or, à partir du milieu des années 50 jusqu’au début des années 60, en Belgique, c’est le syndicat qui vient avant le parti, avec notamment la figure d’André Renard. Résultat, le PSB ne va pas à droite comme la plupart des autres partis sociodémocrates européens, mais il va au contraire plutôt à gauche.
Aujourd’hui, dans la logique des politiques d’austérité, il faut adapter le « management public », c’est-à-dire introduire le marché dans les services publics. On pense que c’est la seule bonne manière de gérer. Progressivement, on devient de plus en plus convaincu par ce mode de gestion. Cela se fait à des degrés divers. Ainsi, le SPA, notamment à travers Frank Vandenbroucke, est totalement séduit par le modèle Blair et « l’État social actif ». Le SPA adhère à cette tendance alors que le PS la subit. Je ferais remarquer aussi qu’au fond le premier gouvernement qui traduit avec force cette tendance-là en Belgique après 1980 – 81, c’est le gouvernement Martens-Gol dans lequel ne figurent pas les socialistes. Mais en revanche, les socialistes faisaient bien partie du gouvernement qui précédait, et c’est le ministre SPA de l’Emploi et du Travail, Roger De Wulf qui introduit la notion de « cohabitant » dans la règlementation du chômage. Cette notion sera le ver dans le fruit qui va déstructurer la règlementation du chômage et inférioriser les femmes dans l’indemnisation.
Pourquoi les socialistes, malgré la persistance et l’amplification de la crise du capitalisme, n’ont-ils fait que perdre en légitimité politique ?
Logiquement la crise aurait dû ramener les socialistes à l’avant-plan. Mais leur discours est devenu inaudible parce que, de1988 à 2014, les socialistes se sont vus identifiés aux politiques d’austérité. Et ce, quoiqu’ils aient pu faire en réalité pendant cette période. Pour des gens qui ont accédé à la vie d’adultes et qui sont aujourd’hui au centre de la société, c’est la seule chose qu’ils ont connue. Les socialistes ont essayé de limiter ces politiques, on peut discuter de cela. Mais les discours qui sont tenus aujourd’hui ne sont plus audibles et en particulier parmi les travailleurs. Le problème essentiel, c’est la présence gouvernementale systématique des partis socialistes en Belgique pendant 26 ans, qui fait qu’aujourd’hui la parole socialiste a très difficile à passer.
Quels liens actuellement entre parti et syndicat ? Entre le PS et la FGTB ? Quelle attitude politique adopter face à la reconfiguration du salariat, à la perte de centralité de l’entreprise et à l’émergence de nouveaux partis de gauche ?
Première chose, c’est que, contrairement à ce qui vient à l’esprit de prime abord, les réformistes n’ont jamais réalisé de réforme d’eux-mêmes. Les réformistes ont surtout réalisé les réformes parce qu’ils étaient sous le coup d’un mouvement social, parce qu’il y avait la « peur du rouge ». Au lendemain de la guerre et pendant toute cette période, il y a eu l’attrait exercé par l’Union soviétique dans les pays occidentaux. Et il y a eu dans ces pays des partis communistes relativement forts et des mouvements sociaux extrêmement puissants. C’est donc dans ce contexte que les réformistes ont pu et ont fait des réformes importantes dans les coalitions gouvernementales auxquelles ils participaient. Depuis lors, la peur du rouge a disparu. La chute du Mur de Berlin, ce moment symbolique essentiel, a eu lieu. Aujourd’hui, ce qui est donc à mon avis central pour la reconstitution du rapport de force, c’est la peur du social. Si on veut participer à des gouvernements qui réforment, il faut qu’il y ait cette peur du social. Et la crise sanitaire nous le montre à merveille. On a vu en France le rôle qu’ont joué les Gilets jaunes pendant une période dès lors qu’on avait peur d’eux. Maintenant, ils ne jouent plus aucun rôle parce qu’on n’a plus peur d’eux, on a peur d’autre chose. On est gouverné dans la crise, en ayant peur du virus. Dans cette question de peur du social pour initier des réformes qui changent la société, la place des syndicats est en tout cas essentielle.
De plus, il faut ajouter qu’avant, le Parti socialiste était quasi seul sur le segment de gauche. Aujourd’hui, il y a les écologistes et il y a la gauche radicale, le PTB en Belgique. C’est un changement plus important encore que son recul électoral : il n’est plus hégémonique à gauche. Pour les syndicats, c’est moins vrai, mais eux-aussi ne sont plus seuls sur le segment social : ils y sont concurrencés par des mouvements citoyens et associatifs.
Ceci pour dire qu’à l’avenir le rapport syndicat/parti ne pourra plus être le même que par le passé. C’est un rapport à réinventer. De même, le syndicalisme ne peut plus être celui qu’il a été dans le passé, c’est-à-dire un syndicalisme qui tirait sa force des entreprises. Aujourd’hui, une grande partie des salariés ne travaillent dans aucune entreprise, mais au travers de l’économie de plateforme. Aujourd’hui, du point vu syndical, le problème essentiel, c’est de savoir comment organiser les travailleurs face à cette nouvelle situation et comment envisager les actions, notamment la grève. On voit bien d’ailleurs que le durcissement de la répression porte sur le fait d’entraver le trafic, d’entraver la mobilité et les moyens de communication. Parce que le capital aujourd’hui joue sur l’accélération des flux. Les pièces circulent, dans les aéroports, sur les autoroutes, sur les chemins de fer. Les lieux décisifs des combats, des grèves sont moins ceux de l’industrie lourde que ceux des transports publics. On voit d’ailleurs bien à quel point c’est stratégique à la manière dont la justice s’est déchainée à Anvers parce qu’on avait bloqué le port ou, à Liège, contre les syndicalistes, qui sont encore aujourd’hui en procès en appel, parce qu’ils avaient bloqué un pont d’autoroute.
Marx pose l’écologie au cœur de sa critique du capitalisme dans le cadre de son analyse du programme du parti social-démocrate allemand soumis à son congrès de 1875. Le premier pas vers l’écosocialisme et l’articulation entre luttes sociales et luttes écologiques ?
La socialisation dans la répartition de richesses, fondement du socialisme, c’est le système qui est à la base de l’Etat social et qui a bien fonctionné, dans une période de forte croissance jusqu’au milieu des années 1970. Ce mécanisme a été central et a engendré les services publics et la sécurité sociale dont nous bénéficions aujourd’hui. Mais, paradoxalement, je crois que ce mécanisme est aussi central pour l’écologie. C’est sur ce principe que l’on peut fonder une écologie qui a une véritable portée, une écologie radicale peut-être. C’est aussi l’idée clé pour l’avenir que redistribuer, ce n’est pas que redistribuer de l’argent, mais c’est aussi redistribuer du commun.
Le socialisme est-il concevable sans le prolétariat ?
À mon avis, le socialisme n’est possible qu’avec les classes populaires. Dans beaucoup de pays, les partis socialistes sont les représentants des classes aisées — beaucoup plus majoritaires dans leur électorat que les classes populaires -, mais ce n’est pas le cas en Belgique.
Un des chapitres du livre porte sur l’Europe. Quelle stratégie socialiste dans l’Union européenne ?
En 1988, on a organisé la libération des capitaux dans une Europe où les partis socialistes étaient pratiquement tous au pouvoir. Si les socialistes avaient juste pu dire que la libération des capitaux et l’harmonisation fiscale allaient de pair, la face de l’Europe aurait été différente aujourd’hui.
Pourquoi ne l’ont-ils pas fait ?
Parce qu’ils étaient acquis au néolibéralisme.
Ce sont les socialistes libéraux qui ont fait l’Europe ?
Non. L’Europe a été faite par les libéraux et par les démocrates-chrétiens.
L’avenir du socialisme se dessine-t-il aujourd’hui pour une part dans le monde anglo-saxon ?
Je pense que ce nouveau socialisme anglo-saxon peut être précurseur pour l’Europe occidentale dans la mesure où il s’agit d’un socialisme très dynamique en expansion, qui donne le ton, qui réhabilite une idée qui apparaissait un peu vieillotte. Elle apparait particulièrement jeune lorsqu’on la découvre à partir des États-Unis. J’ai été aussi fort impressionné à la lecture de différentes publications de ces mouvements, notamment par les très fortes références à l’histoire du socialisme européen, aux conflits qu’ils l’ont traversé et aux leçons qu’ils essaient d’en tirer.
Mateo Alaluf, Le socialisme malade de la social-démocratie, page 2 & Syllepse, 2021.