Comment en êtes-vous venue à travailler sur la notion de care ?
Je suis professeure de psychologie sociale dans une université de la périphérie parisienne, l’université des classes populaires précisément. J’ai beaucoup travaillé dans le champ de la psycho-dynamique du travail, c’est-à-dire de l’analyse du plaisir et de la souffrance en situation du travail. Je travaillais plutôt sur les métiers du soin, principalement les infirmières, les aides-soignantes et puis aussi les aides à domicile. C’est comme ça que j’ai commencé à m’intéresser à la perspective du care.
Comment pourrait-on définir cette notion de care ?
C’est le souci des autres. C’est un souci des autres qui n’est pas abstrait mais qui est incarné dans des relations de proximité et qui s’exprime à travers des activités, à travers le fait de faire pour quelqu’un, en fonction de ses besoins.
Vous préconisez une approche empirique du care. Pouvez-vous expliquer pourquoi ?
Ce n’est pas vraiment un problème d’empirisme, parce que c’est une démarche qui est extrêmement théorisée. C’est plutôt un changement de perspective. On aime bien le terme de perspective parce que la perspective c’est la manière dont on regarde le monde. Dans une perspective, il y a toujours un point de fuite, il y a toujours une manière de situer le regard. La plupart des approches savantes, en particulier dans le domaine des théories de la morale, ne tiennent pas compte ni de la vie ni de l’avis des personnes qui s’occupent des autres.
Ce n’est pas du tout un empirisme mais c’est par contre une critique de l’abstraction dans le domaine des théories, morales en particulier, et de leur élitisme. C’est une critique de cette idée qu’il n’y aurait de sujets moraux que parmi les philosophes et les intellectuels, que la morale ça s’apprendrait et qu’il y aurait des gens qui seraient des éthiciens et qui détiendraient un savoir sur l’éthique. C’est quelque chose qu’on conteste complètement en disant que tout le monde développe un point de vue moral, tout le monde a une idée de ce qui compte pour lui, de ce qui est important.
Donc, il y a une éthique dans les pratiques ordinaires et c’est celle-ci qui nous intéresse, non pas les grands discours. Mais rien n’est plus compliqué que l’ordinaire. L’ordinaire c’est ce qu’on a sous les yeux et on ne le voit pas, la plupart du temps. Ça demande, en fait, un vrai appareillage, un vrai outillage conceptuel pour dépasser et déjouer un certain nombre d’évidences.
À l’inverse, qu’est-ce qui ne serait pas le care ?
Qu’est-ce que c’est l’envers du souci des autres ? C’est l’indifférence.
Il y a des constructions sociales très puissantes qui font qu’on apprend aux uns, à ceux qui sont destinés à gouverner en général, que ce soit au niveau des entreprises ou au niveau de l’État, à ne pas avoir d‘état âme, à être indifférent au sort et à la vulnérabilité d’autrui.
J’ai en tête, par exemple, la réaction à la mort de 27 personnes migrantes dans le naufrage de leur embarcation entre la France et l’Angleterre. Le discours du premier ministre britannique Boris Johnson est un discours de répression, mené au nom de l’humanité : « Ça sera plus humain de les empêcher de prendre la mer. » On a vraiment un discours, que ce soit le sien ou celui d’autres technocrates, qui est construit sur une indifférence à ce qui compte pour ces gens-là, qui évite de s’interroger sur les raisons pour lesquelles ils sont prêts à risquer leur vie.
On voit qu’à Calais, il y a des citoyens et des citoyennes qui sont vraiment bouleversées par ce qui se passe et qui ne supportent plus de vivre dans un endroit qui est dominé et marqué par l’indifférence. Cette indifférence, c’est ce que la chercheuse états-unienne Joan Tronto appelle « l’indifférence des privilégiés »1. Ce serait ça, le contraire du care.
Le care serait-elle une capacité innée tandis que l’indifférence serait quelque chose d’acquis ?
Non, le care est tout aussi acquis. Ce n’est simplement pas la même éducation qui conduit à une position ou à l’autre. Disons que beaucoup de femmes sont éduquées très tôt à être attentives aux besoins des autres, à percevoir leur vulnérabilité et à devoir imaginer les réponses à y apporter. Bien évidemment ce type de socialisation prédispose par la suite à occuper des fonctions et des métiers qui sont plutôt orientés vers le care. Mais le care n’est ni inné ni féminin. C’est le produit d’une éducation morale qui passe beaucoup par le travail, par le fait d’être mis en situation de devoir aider autrui.
C’est pour ça vous utilisez le terme « travail » dans le titre de votre ouvrage Le travail du care (La Dispute, 2020) ?
C’est un ouvrage sur le travail du care, consacré à des tâches qui sont souvent invisibilisées, ignorées, méprisées. J’essaie de montrer comment elles s’organisent, comment elles se réalisent et quelle est l’éthique qui porte les choix des travailleuses. On n’aura pas accès à cette éthique en leur posant de grandes questions sur l’éthique mais bien plutôt en leur faisant formaliser leur expérience du travail. La caractéristique principale de l’éthique du care, c’est que c’est une éthique qui est immanente aux pratiques. Celle qui permet de s’ajuster aux besoins des personnes selon les moments, comme les garçons de café qui relèvent Hervé Guibert, ainsi qu’il le raconte dans Le protocole compassionnel, quand il chute au milieu de la salle, affaibli par le VIH, et lui disent ensuite simplement « un café, Monsieur ? »
Par ailleurs, il faut avoir une vision ample du travail aussi. Ce n’est pas forcément du travail salarié. Ça peut être du bénévolat, ça peut être une activité associative, le travail domestique… Ça peut être plein de choses différentes mais qui, à chaque fois, mobilise des activités orientées vers les autres.
Donc le care est toujours associé à un travail mais le care invite une autre formulation du monde du travail finalement, à un déplacement…
Oui, en portant l’accent pas seulement sur les activités salariées mais aussi sur toute une série d’activités qui sont absolument indispensables pour vivre dans un monde qui serait à peu près civilisé, pacifié.
Est-ce que le care pourrait être un outil intéressant pour l’éducation permanente ? Comment pourrait-il être utilisé éventuellement dans ce cadre ?
Ça, ce n’est pas à moi de le dire, c’est à l’éducation populaire de le dire (rires). Je pense que ce sont des outils qui sont aisément appropriables dans différents domaines mais il n’y a pas de recette. Ce qui est intéressant c’est de voir comment les gens pourraient effectivement s’en servir pour transformer l’éducation et notamment l’éducation des garçons puisque, comme on l’a dit tout à l’heure, les filles sont très socialisées, plus dans certains milieux que dans d’autres, à être attentives aux besoins des autres. Peut-être qu’il faudrait mieux éduquer les garçons sur ce point-là…
Par rapport à la question du féminisme, comment la théorie du care se positionne-t-elle ?
Le care est une théorie féministe puisqu’il s’agit de visibiliser les activités qui sont féminisées à 80 – 90 % et puis aussi de dire que ces activités ne sont pas l’apanage des femmes. Si les théories du care sont un pari, c’est aussi parce que les femmes en ont eu marre de s’occuper de tout le monde. Elles ont pensé que ce travail devait être mieux distribué dans la société et ne devait pas être exercé seulement à titre gratuit ou seulement par les femmes. C’est donc féministe dans le sens où ça induit une modification du partage ou de la division du travail et ce, dans toutes les sphères de la société, y compris là où c’est le plus difficile, c’est-à-dire dans la conjugalité.
Par contre, le care conteste l’idée d’une solidarité entre les femmes…
Bien sûr, dans le sens où le groupe des femmes est un groupe hétérogène qui est traversé par des rapports sociaux de classe qui font que les unes bénéficient du travail des autres. Il ne peut pas y avoir une société du care sans que certains acceptent de revoir leurs privilèges. Certains et certaines !
Vous faites une distinction entre la société du bien-être et la société du care. Est-ce que vous pourriez expliquer cette distinction ?
La société du bien-être, c’est une société qui s’intéresse seulement au bien-être des bénéficiaires mais qui ne porte aucune attention aux moyens qui sont mis en œuvre pour atteindre ce bien-être. Une société du care c’est une société qui dit que le bien-être des uns ne doit pas reposer sur la corvéabilité des autres. C’est donc une société qui lutte contre certaines formes d’injustice et d’exploitation.
Actuellement serait-on dans une société du bien-être ?
On n’est dans rien du tout actuellement si vous voulez mon avis ! (rires) La « société du bien-être », c’est discursif pour moi, c’est un habillage du néolibéralisme, puisqu’il faut payer pour avoir ce bien-être-là. Qui peut se payer les services de quelqu’un qui va pourvoir à ses besoins ? Pas tout le monde. C’est aussi très inégalitaire.
L’idée d’une société du care c’est justement l‘idée d’une redistribution du care et notamment d’une redistribution en direction des travailleuses du care. La sociologue Évelyne Nakano Glenn2 l’a très bien montré : les travailleuses du care qui s’occupent toute leur vie des autres, souvent, à la fin de leur vie, ont une retraite minable et n’ont pas les moyens de se payer des soins de qualité. C’est quand même une grande injustice !
Pourrait-on dire que ces conséquences sur les conditions de vie des personnes qui assurent le care sont un impensé social ?
Oui. D’abord, elles sont mal payées et ça a des conséquences très importantes en même temps que ça révèle le manque de considération dont elles font l’objet. Elles sont fréquemment méprisées parce que, comme c’est mal payé, les seules personnes qui acceptent de le faire, ce sont des personnes qui ne sont pas employables ailleurs donc par exemple des primo-arrivantes ou des migrantes. Ce sont des personnes qui sont souvent en butte au racisme, aux préjugés qui désignent les personnes des pays émergents comme des gens moins éduqués, moins formés… Alors qu’il s’agit des activités les plus importantes dans une société puisqu’il faut bien des gens pour s’occuper des enfants petits, des personnes malades, des gens handicapés et des personnes âgées ! Ça fait quand même un gros paquet de la population dont il faut s’occuper ! C’est pour ça qu’on a dit que ce sont des héroïnes mais des héroïnes inconnues.
Il y a un mouvement de transformation et de retournement des valeurs à accomplir au niveau de la société pour que ces personnes puissent être reconnues dans ce qu’elles apportent mais aussi s’épanouir et s’accomplir dans ce qu’elles font.
Le fait d’être mal payée et méprisée, ça va avec des conditions de travail déplorables, une intensification du travail, trop d’heures réalisées… Donc beaucoup de problèmes sont liés à cette invisibilité.
Qu’est-ce qui constituerait alors cette « société du care » à laquelle vous appelez dans Le travail du care ?
C’est ce principe de renversement qui permet de mettre au centre ce qui est tenu généralement à la périphérie et sans quoi pourtant la société ne peut pas fonctionner comme société humaine.
On ne peut pas évidemment arriver à une société du care « comme ça ». Il y a différentes façons de la penser. Il y a la manière dont Joan Tronto l’aborde, qui a une vision très libérale. Pour elle, il faut modifier les éléments de la démocratie. Elle s’inspire d’une tradition réformiste où on va desserrer les lois du marché pour essayer de mettre en avant d’autres valeurs qui sont des valeurs de solidarité autour de la question des vulnérabilités. Ça pourrait marcher dans une certaine vision de la démocratie et surtout si celle-ci est effectivement en œuvre.
Et puis il y a une manière plus anarchiste de le penser. Sans attendre les grands renversements démocratiques, on peut commencer à transformer le monde autour de soi. Ça, on peut le faire même dans les sociétés qui ne sont pas encore complètement démocratiques ou qui ont des gros soucis de fonctionnement parce que finalement c’est de la micro politique.
Les deux tendances ne sont pas antinomiques, d’ailleurs, mais je pense vraiment qu’il ne faut pas négliger les micros politiques, c’est-à-dire toutes les expériences menées que ce soit avec les animaux, avec les plantes, dans le domaine de l’écologie, dans le domaine de la vie des quartiers, dans le domaine de l’aide aux migrants…
Il y a énormément de milieux où l’on peut commencer à essayer de « careformer », un peu comme on dit : « on va terraformer la planète Mars ». On peut careformer la Terre avant d’aller sur Mars ! On peut le faire petit bout par petit bout. Ça sera toujours mieux que rien. Et puis, petit bout par petit bout, on peut arriver à faire un mouvement social voire un mouvement politique. C’est ça, la société du care : c’est une utopie pour faire avancer ce genre de projets dans une quotidienneté un peu renouvelée.
- Giiligan Carol, Hochschild Arlie, Tronto Joan, Contre l’indifférence des privilégiés – à quoi sert le care, Payot, 2013.
- Nakano Glenn Évelyne, Article « La race, le genre et l’obligation de prendre soin (care) » dans Damamme A, Hirata H, Molinier P., Le travail entre public, privé et intime, L’Harmattan, 2017.