La Colombie affiche un triste record d’assassinats de syndicalistes : 3 323 se sont produits entre 1971 et 2023. Ils ont été perpétrés par des paramilitaires financés par les multinationales, les grosses entreprises ou encore l’État sous les mandats des présidents Álvaro Uribe et Iván Duque. Ces groupes règnent en maitre dans certaines régions comme à Aguachica où a été enlevée et violentée Dibett Quintana. Le gouvernement de gauche de Gustavo Petro lutte pour la « paix totale » mais n’arrive pas encore à endiguer ces assassinats des personnes qui défendent les droits humains, sociaux ou environnementaux1.
On a tenté de tuer Dibett Quintana du fait de son activisme syndical au sein de l’entreprise pétrolière nationale Ecopetrol. Originaire de la région de Santander, où les femmes sont connues pour parler haut et fort, Dibett travaille comme opératrice dans une raffinerie de cette compagnie pétrolière publique depuis 2002. Elle a d’ailleurs été l’une des premières femmes du pays à exercer ce métier. Dès son engagement, elle s’affilie à l’un des piliers du syndicalisme colombien, l’USO (Union Sindical Obrera), active dans le secteur pétrolier.
Dibett devient rapidement dirigeante syndicale de la filiale des pipelines, elle se charge des dossiers des plaintes des travailleur∙ses : non-respect des convention collective de travail en matière de salaire, de conditions de sécurité sur les chantiers, non-respect des pauses… Elle sait négocier et le syndicat lui confie de plus en plus de tâches auprès des entreprises sous-traitantes d’Ecopetrol. Elle se fait connaitre très vite, par une stratégie directe : elle arrive sur les lieux de travail, convoque d’abord toutes les travailleur∙ses et les convainc de se mettre en grève dans la foulée. Elle va ensuite chez le patron et commence à négocier. Celle qu’on appelle déjà « La Générale », ne lâche rien et ses victoires syndicales lui attirent de plus en plus d’ennemis.
Les travailleur∙ses croient en elle et lui rapportent des faits de corruption. Elle vérifie tout, sur le terrain et dénonce publiquement toutes sortes d’agissement : le vol organisé de carburant pour fabriquer de la drogue, les contrats juteux de réparation et maintenance de pipelines non remplis mais empochés, etc. Dibett dénonce toute corruption. L’argent volé est public ! On essaie de l’acheter, on l’intimide mais elle continue et les menaces deviennent de plus en plus sérieuses.
Elle reçoit une convocation de la Cour des comptes régionale d’Aguachica pour témoigner sur les faits de corruption. Comme elle vient de perdre les élections syndicales – le système d’élection de la nouvelle direction mériterait un autre article pour montrer à quel point il défavorise la participation des femmes – elle n’a plus le droit au système de protection pour le travail syndical. Personne, pas même Dibett, ne peut alors s’imaginer qu’il s’agit d’un piège. Trois paramilitaires l’y attendent. Depuis l’agression de Dibett, il est interdit à tout syndicaliste de recevoir une invitation officielle par téléphone ou par réseau social.
Après la tentative d’assassinat, elle quittera dans un premier temps la Colombie avant que sa sécurité n’y soit finalement assurée via un système de protection. Elle se décide aussi à raconter son histoire traumatisante en confiant son récit à l’écrivain colombien Vladimir Carrillo. Cela donnera Emancipación es nombre de mujer (Émancipation est un nom de femme) sorti en espagnol en 2024 et qui est actuellement en cours de traduction en français. L’entretien qui suit reprend divers échanges que j’ai pu avoir avec Dibett Quintana de 2020 à aujourd’hui.
Est-ce que raconter votre vie dans un livre racontant les faits violents vécus en 2019 est une forme de résilience pour vous ?
J’ai survécu parce que j’avais la rage de vivre et que je ne voulais pas leur laisser le plaisir d’avoir réussi à me faire taire. C’est lors de la célébration du centenaire de l’USO en 2023 que j’ai rencontré Vladimir Carrillo. Ma psychologue m’avait dit « Couchez sur papier tout ce que vous n’arrivez pas à dire ». Si seulement j’avais pu… Mais ma main, mes yeux ne m’obéissaient plus, j’étais devenue une « illettrée fonctionnelle ». Et quand Vladimir m’a demandé humblement la permission de raconter mon histoire, j’ai juste dit oui.
Vous disiez avoir retrouvé la parole en Belgique…
En effet, en 2023, la Centrale Générale-FGTB (CG) m’a invitée à la clôture de son congrès pour témoigner de la violence antisyndicale dans mon pays. J’ai parlé pour la première fois des tragiques évènements qui me sont arrivés à Aguachica devant un public de presque 1 000 personnes. J’ai été applaudie et soutenue. Ce fut très émouvant pour moi et cela m’a mis du baume sur mes blessures. Quand le photographe m’a demandé de ne pas sourire pour la photo de cet article, j’étais révoltée. Les faits sont violents mais je ne veux pas d’une photo de victime. Ils n’ont pas réussi à m’enlever mon sourire. Caché dans un bout de mon âme, mon sourire naturel est revenu, au-delà des sévices endurés. Ils n’ont pas gagné !
Comment votre entourage a‑t-il réagi après votre agression ?
Après ces faits funestes, je suis restée étrangère à mon corps, à mon esprit. J’avais tout perdu. Je crois que les personnes autour de moi ont fait ce qu’elles ont pu. Mes camarades étaient à la fois gênés et coupables : d’une part, il ne faut pas parler de ce genre de violence et d’autre part, ils n’ont pas pu me sauver. En outre, même si tout le monde est tombé dans le piège de la fausse convocation, ils m’ont envoyé dans la gueule du loup. Pourquoi suis-je partie à Aguachica sans escorte alors que j’avais reçu des menaces de mort ? Je n’ai toujours pas de réponse. Si je pouvais conseiller mon moi de 2019, je lui dirais : protège-toi, ne pars pas seule.
Après deux ans d’exil au Chili, tu décides de rentrer en Colombie ? Pourquoi ?
En 2019, l’exil pour moi, était inévitable : j’étais en danger. Je réclamais un procès mais ni l’État, ni Ecopetrol ni même mon syndicat n’avaient envisagé pour moi une protection à laquelle ont pourtant droit les syndicalistes menacés ou attaqués. Et ce, alors même que mes tortionnaires avaient été identifiés. Était-ce parce que j’étais une femme ? Ou bien parce que je ne faisais pas partie de la majorité politique de l’USO ? Toujours est-il que c’était triste et révoltant.
Je suis revenue quand la majorité de l’USO de 2021 m’a enfin inscrite au programme de protection prévu pour les syndicalistes menacés2. L’Unité Nationale de Protection des Personnes étudie le cas de Dibett pour que sa protection soit permanente jusqu’au procès.. Hélas, de nouvelles élections ont placé récemment de nouveaux dirigeants qui ont relégué mon cas aux oubliettes sans aucune raison valable. Je dois donc me battre sans cesse pour continuer à bénéficier d’une protection. Le jour où je n’y aurai plus droit, je devrais repartir en exil.
Et qu’en est-il de votre procès ?
Pour le procès, je suis dans une impasse parce que ma fidélité et mon amour pour l’USO restent inébranlables. Je ne voudrais pas, sous aucune forme, que mon combat soit utilisé par les antisyndicalistes. Mais j’ai droit à un procès et j’ai le droit de demander qu’il ait lieu à Bogota. S’il se déroulait à Aguachica, terre où règnent en maitre les groupes paramilitaires, je n’en sortirais pas vivante. Mais pour que simplement le procès ait lieu, l’USO doit me rendre mon dossier juridique.
Comment cela ? L’USO a votre dossier ?
Oui, l’USO a un département de droits humains et a ses avocats qui défendent les atteintes aux libertés syndicales, protestent pour les intimidations mais pour je ne sais quelles raisons à part celles déjà évoquées, mon dossier reste dans un tiroir. La CASM, l’’école syndicale de l’USO qui m’avait formée me soutient à fond. Son directeur, Cristóbal Silva, propose que Le Collectif des Avocats José Alvear Restrepo (CAJAR) reprenne mon dossier parce que ses membres sont spécialisé∙es dans des affaires comme la mienne, et politique et de violence de genre.
Il y a une campagne « Justice pour Dibett » que beaucoup de personnes ont signée en Colombie et dans bien d’autres pays, comme en Belgique. Est-ce que cette campagne vous a aidée ?
Oui, bien sûr que cette campagne m’a aidée en Colombie d’autant plus que le gouvernement actuel m’a notifié « sa solidarité ». Mais la Justice est indépendante, ce qui garantit la démocratie mais dans mon pays, la justice est de droite. Ce qui me fait peur c’est que l’affaire soit classée parce que les délais sont passés. Cela m’est déjà arrivé. En 2016, j’ai été violemment agressée et battue parce que je distribuais des tracts syndicaux, j’ai été en incapacité de travail pendant près d’un mois et le procès n’a jamais eu lieu alors même que l’agression a été filmée.
Vous avez tourné dans plusieurs pays pour présenter le livre qui raconte votre histoire. Y a‑t-il des différences de perception du livre ?
Le livre raconte mon histoire, celle d’une femme qui a voulu changer sa vie et changer le monde. Faire un métier d’homme et devenir leader syndical dans un monde de machos. Parce qu’il ne faut pas s’imaginer que militer dans un mouvement syndical d’un milieu comme celui du pétrole est « amical » pour les femmes, « friendly » comme ils disent en anglais. Loin de là.
Ce livre a été choisi comme instrument de sensibilisation du syndicalisme, de la violence contre les syndicalistes et de la violence envers les femmes. L’IFSI (Institut de coopération syndicale internationale) et la CG ont soutenu la CASM dans cette aventure [voir encadré]. On a présenté le livre à Bogota et au siège central de l’USO, à Barrancabermeja et à Piedecuesta, ma ville. L’accueil a été en général enthousiaste et nous avons vendu tous les livres que nous avions.
Ensuite, grâce à la coopération syndicale avec l’IFSI, j’ai pu accompagner Vladimir en Espagne où le syndicat espagnol Comisiones Obreras nous a reçus chaleureusement à Madrid et à Barcelone. La CGT de France a fait de même au Forum Social Européen à Marseille. Ensuite, il y a eu la Belgique. Elle aura toujours une place spéciale dans mon cœur, peut-être parce que c’est à Blankenberge que ma parole est revenue. Il y a eu des moments forts comme au 1er mai où la FGTB de Bruxelles m’a invitée à parler de mon expérience comme femme syndicaliste dans un environnement professionnel, syndical et national macho. Nous avons fait des belles rencontres sur le stand de l’IFSI où le livre s’est bien vendu alors qu’il n’existe encore qu’en espagnol. Il y a d’autres moments inoubliables comme la rencontre avec la communauté latino-américaine à l’espace ixellois « Buen vivir » ou à la FGTB de Liège. Cette solidarité que j’ai reçue partout, ces regards, ces sourires m’ont tellement renforcée.
Vous disiez qu’on commence toujours à partir de l’expérience, de la douleur, de la joie. Que ferais-tu aujourd’hui différemment dans le syndicat ?
Personnellement, j’aimerais me dépouiller de la peur qui m’habite et parfois m’empêche de dormir. J’ai lutté de toutes mes forces pour survivre pour moi, pour être encore là pour mes enfants. C’est pour cela que je n’accepte pas l’étiquette de « victime » parce que cela voudrait me faire passer pour quelqu’un qui a juste subi. Alors, quand on m’a demandé de me taire, de ne pas « en faire trop », quand des femmes syndicalistes, féministes m’ont demandé si je n’exagérais pas… J’ai reçu ces paroles comme des insultes plus dures que celles de mes agresseurs.
J’aimerais pouvoir refaire confiance à la société, croire de nouveau dans la sororité, au-delà des discours politiques. Pour moi, la sororité, c’est dire à celle qui se plaint de violence « oui, je te crois ». Et ne pas douter. Le doute face à la violence de genre est un poison machiste.
Dans le futur, je me vois toujours comme une syndicaliste, je continuerai à lutter pour les droits des travailleurs et des travailleuses. J’aimerais créer une école syndicale intersectionnelle, respectueuse de « todes » [en espagnol, ce terme reprend tous, toutes et inclut également les personnes non genrées NDLR]. Le genre doit être plus qu’un département syndical qui existe le 8 mars pour la Journée internationale des droits des femmes ou le 25 novembre pour la Journée contre la violence faite aux femmes.
- La paix totale englobe les discussions avec tous les groupes armés : guérillas, narcos, paramilitaires. L’Institut d’étude pour le développement et la paix (INDEPAZ) annonce 300 victimes en 2023 et pour les 5 premiers mois de 2024, 94.
- Toutes les personnes menacées de mort et reconnues comme telles bénéficient d’un protocole de sécurité. Dans le cas de Dibett, c’est l’USO qui doit négocier auprès d’Ecopetrol cette protection. Aujourd’hui, Dibett Quintana ne sort pas dans la rue sans minimum deux gardes et en voiture blindée.
UN CENTRE DE FORMATION POUR RENFORCER LE SYNDICALISME COLOMBIEN
Les syndicats, acteurs de changement, développent ensemble avec des syndicats partenaires en Amérique latine, en Afrique ou en Asie, des projets de coopération syndicale décidés par ceux-ci et selon leurs besoins. La Coopération belge et la FGTB soutiennent financièrement ces projets à concurrence de 80% et 20% respectivement. Le projet avec l’Union syndicale ouvrière (USO) de l’industrie du pétrole a débuté il y a 20 ans, pour sauver la vie des syndicalistes qui étaient décimés. Très vite, l’USO a fondé une école syndicale qui devait remplacer les dirigeants assassinés, la Corporation Aury Sara Marrugo (CASM), du nom d’un dirigeant enlevé, torturé et assassiné. Aujourd’hui, la CASM propose des cours syndicaux, réalise et publie des études sur le syndicalisme en Colombie ou sur le secteur du pétrole. C’est également un centre de rencontres culturelles et artistiques. Le projet mené avec l’IFSI (Institut de coopération syndicale internationale) et la Centrale Générale-FGTB a également permis à la CASM de grandir et de devenir un centre de références en matière de transition énergétique juste. Mais aussi concernant l’empouvoirement des femmes avec son groupe Mujeres USO (« Femmes USO ») ainsi que de réflexion sur les hommes et le machisme en proposant des cours sur les masculinités. Dibett Quintana se présente souvent comme un « produit » de ce projet.
Emancipación es nombre de mujer est disponible auprès de l’IFSI au prix de 15 euros auprès de l’IFSI (Par téléphone 0289 08 56 ou mail info@ifsi-isvi.be). L’achat du livre en espagnol financera sa traduction en français, néerlandais et anglais par le fonds de traduction géré par la CASM.