
Trop souvent, nous avons tendance à réduire le vampire à son archétype occidental, incarné (désincarné ?) par l’orgueilleux et très fin de race comte Dracula. C’est ignorer que l’essence de cette créature fantastique remonte à la nuit des temps, et qu’elle opère de surprenantes métamorphoses dans à peu près toutes les traditions, toutes les cultures, toutes les religions. De fait, on peut affirmer que les vampires hantent la mémoire de l’Humanité.
En Chine ou en Malaisie où le Prince des ténèbres s’attaque essentiellement aux femmes et aux nouveaux nés, en Birmanie ou au Japon où il dévore les âmes, en Inde – patrie de la déesse Kâlî, buveuse de sang et anthropophage à ses heures perdues – où il prend volontiers possession des corps, sans parler des « maîtres des cimetières » du Tibet ou des « broucolaques » solitaires dont le chant résonne dans la nuit balkanique. On notera aussi que dans la tradition musulmane, où le sang n’a pas la même signification vitale, le ou la « goule » ne suce pas celui de ses victimes, se contentant d’en manger la chair… goulûment, dit-on.
Omniprésent au cinéma, en littérature ou à la télévision (à l’heure où j’écris ces lignes mon fils regarde un épisode de « Ma baby-sitter est un vampire », c’est dire…), le mort-vivant a depuis longtemps trouvé sa place dans les couloirs de l’information-spectacle. C’est que l’aura particulièrement négative du vampire se prête à merveille à toutes les images stéréotypées qui constituent aujourd’hui l’essentiel du discours politico-médiatique. Ainsi, ceux qui s’opposent farouchement à l’ultra-libéralisme ambiant utiliseront naturellement la métaphore vampirique pour décrire les horribles suppôts de la finance mondiale qui prospèrent en aspirant le sang des peuples. Simple, mais efficace.
Comme l’est d’ailleurs tout autant le discours très classes moyennes qui voue aux gémonies les chômeurs et autres allocataires sociaux accusés, telles des sangsues, de vivre sur le dos de la (bonne) société. Discours interchangeable adapté à une créature polymorphe qui en perdrait, pour le coup, son propre statut social…
Moins accommodante, et donc beaucoup plus intéressante, la théorie selon laquelle nous serions toutes et tous, au-delà de nos appartenances (et de nos préjugés) de classes, de terribles vampires en puissance… Assoiffés de malheur : celui des autres en l’occurrence. En gros : tout-ce-qui-dans-la-vie‑d’autrui-nous-semble-plus-con-que-dans-la-nôtre. C’est humain, la poisse des autres nous console toujours un peu de nos propres misères…
À ce propos, il est possible de reconsidérer la fameuse « absence de reflet » dans la légende vampirique. Et si, je dis bien « et si », le vampire, en son miroir, reflétait bel et bien quelque chose ? Qu’on pourrait appeler… notre propre néant ? Voilà l’idée. Si le succube est aussi présent aujourd’hui dans notre monde délabré, c’est peut-être pour nous délivrer cet avertissement : dans un monde réel de vacuité, l’imaginaire se mérite. Durement.