
Rêvassant au cours d’un long voyage au bout de mon bureau, j’ai soudain été sidéré par le vieillissement brutal de ma bibliothèque.
Comme si nombre d’essais, d’analyses, de perspectives style « Une brève histoire de l’avenir », avaient été saisis en quelques jours du syndrome de Marie-Antoinette ou de Thomas More, ce phénomène où les cheveux blanchissent subitement sous le coup d’une grande frayeur.
Combien de livres, patiemment accumulés au fil des années, au risque d’un tsundoku, ce terme de l’argot japonais qui désigne les piles d’ouvrages jamais lus, dont les propos apparaissent totalement datés, hors de propos, démentis par les faits, voire dans l’erreur la plus convenue,
Tant d’efforts conceptuels et de puissants décryptages pour illustrer la sentence d’André Gide qui définissait le journalisme « comme ce qui sera moins intéressant demain qu’aujourd’hui ».
Comme si, noyés sous les torrents de news qui se chassent l’une l’autre dans un tourbillon infini, des milliers de pages, des millions de mots avaient soudainement rejoint le statut de la chaine d’infos et du bavardage en continu.
Les déconstructions subtiles du système dominant, les récits alternatifs de notre devenir, la hiérarchisation des menaces, ou l’interminable liste des dangers qui taraudent l’Humanité, apparaissent, dans l’immense majorité, comme en retrait en regard de ce réel qui déborde de partout, de cette réalité étrange qui excède notre présent, impensable, donc impensée, il y a encore quelques semaines.
Nous humains, « êtres fictionnels, » avons l’irrépressible besoin de nous inscrire dans un récit, une narration, un principe de sens qui nous dépasse. Or voilà que bien de ces dramaturgies à court terme, ce qui nous indignait ou nous enchantait encore hier, sont devenues des fables ne relevant plus que d’un lointain passé, soit notre dernier hiver 2019.
Certes, il subsiste néanmoins, outre la littérature, quel qu’en soit le genre, du roman noir aux « grands » auteurs classiques et, outre certains ouvrages prémonitoires, entre collapsologues et décroissants, des livres dont la justesse, la sagesse et la clairvoyance transcendent les âges.
Ces écrits-là, des sublimes poésies aux pensées philosophiques les plus affutées, résonnent et raisonnent singulièrement avec les évènements inouïs du début de la troisième décennie du troisième millénaire. Il y a plus que jamais place pour une bibliothérapie, fût-elle numérique, lorsque le futur part dans tous les sens et que l’improbable surgit et nous saute à la gueule.
Peut-être, certains mots singent-ils des êtres vivants allergiques à la réplication des virus. Peut-être, faut-il alors longtemps pour qu’un écrit devienne jeune. Alors, au milieu des plumes décrépies, comme un pacte faustien avec le verbe, des paroles, d’une éternelle jeunesse, continuent à éclairer notre destin qui tente de s’émanciper entre l’évanescence de la fumée et la pureté du cristal.
Pour éviter que ma bibliothèque ne soit la victime du syndrome de Marie-Antoinette.
Pour faire mentir l’affirmation de Napoléon selon laquelle « L’Histoire ne serait qu’une suite de mensonges sur lesquels nous nous sommes mis d’accord ».
« L’Histoire a plus d’imagination que les hommes » (Karl Marx)