Votre dernier livre dresse un panorama passionnant de tous les penseurs et de toutes les réflexions qui refusent l’ordre dominant du capitalisme mondialisé. Dans une des périodicités que vous évoquez, de la Révolution française à la chute du mur de Berlin, de nombreux projets et nombre d’expériences d’émancipation se sont matérialisés comme alternatives au capitalisme. Or, ce dernier est aujourd’hui triomphant. Quelles sont, à votre estime, les causes majeures de l’échec de toutes ces tentatives d’une véritable transformation sociale ?
Une première cause est que le capitalisme est un système extrêmement résistant et adaptable. Sans aller jusqu’à dire comme Luc Boltanski et Eve Chiapello (dans Le nouvel esprit du capitalisme) qu’il se nourrit sur le plan idéologique des critiques dont il est l’objet, il faut bien constater qu’en un demi-millénaire d’existence, le capitalisme est sorti indemne de toutes les crises et révolutions qu’il a traversées. Il faudrait s’interroger avec précision sur les mécanismes qui rendent ce système si flexible et protéiforme.
Un second ensemble de raisons est que les alternatives au capitalisme apparues jusqu’ici se sont avérées soit impraticables, soit humainement catastrophiques, comme dans le cas des régimes du socialisme dit « réel ». Ces alternatives ont souffert de deux défauts majeurs. Le premier est leur inefficacité, c’est-à-dire leur incapacité à mettre sur pied des systèmes productifs à même de rivaliser avec le capitalisme, tout en évitant les effets sociaux et écologiques désastreux de ce dernier. Par ailleurs, les régimes dits « socialistes » ont tenu les libertés individuelles pour quantité négligeable, ce qui a donné lieu à des massacres de masse, et à une défiance des populations vis-à-vis d’eux. Cette violence, il est important d’insister sur ce point, n’est pas une création ex nihilo de ces régimes. La plupart d’entre eux sont nés dans un contexte de guerre, le déchainement de la violence collective était donc une donnée de départ de la situation.
Ceci étant, il est toujours bon de se placer dans la « longue durée » chère à Fernand Braudel : l’anticapitalisme organisé a deux siècles tout au plus, ce qui est très court à l’échelle de l’Histoire. Le capitalisme est un système injuste et irrationnel, que des alternatives plus performantes lui soient opposées dans les décennies ou siècles à venir fait peu de doute à mes yeux…
Dans les « conclusions-chantiers » de votre livre, vous évoquez les quatre destins possibles, esquissés par Perry Anderson, pour le socialisme. Le deuxième destin consacre une possible reformulation doctrinale autour des thématiques écologistes qui sont par ailleurs fort peu évoquées dans vos analyses. Les travaux d’André Gorz, d’Edgar Morin, ou l’ensemble des réflexions autour de l’objection de croissance à partir des travaux de Serge Latouche, de Paul Ariès, de Nicholas Georgescu-Roegen ou de Tim Jackson vous paraissent-ils développer une pertinence pour formuler un véritable projet alternatif au capitalisme ?
L’écologie radicale est présente dans l’ouvrage par l’entremise de l’écoféminisme de Donna Haraway et du marxisme écologique d’Elmar Altvater, deux courants écologiques importants à l’échelle internationale, bien que méconnus dans le monde francophone, où les « décroissants » sont nettement plus en vue. Il est clair toutefois que compte tenu de l’importance des thématiques écologiques à l’heure actuelle, il aurait fallu aller plus loin. Le socialisme du 21e siècle sera écologiste, ou ne sera pas, c’est une évidence !
Une fois admise l’importance de l’écologie, de nombreuses questions surgissent. Dans une de ces interventions provocatrices dont il a le secret, le philosophe Slavoj Zizek affirme que l’écologie est le « nouvel opium du peuple ». Ce qu’il veut dire par-là est qu’il y a un vrai danger que se développe une forme d’écologie parfaitement compatible, et même au service, du capitalisme. Les appels à résoudre la crise actuelle du capitalisme par un « green deal » vont dans ce sens.
Or, tout comme il y a deux gauches irréconciliables, l’une radicale, l’autre gestionnaire, il y a deux écologies, l’une radicale, l’autre dont le cadre d’intervention est le système capitaliste. Bien entendu, des passerelles existent entre les deux. Mais il s’agit tout de même de deux perspectives antinomiques…
Comment analysez-vous le manque d’anticipation et de perspectives de la gauche dite de gouvernement face aux impasses historiques qui s’amplifient un peu plus chaque jour : crises financière et économique, dérèglements climatiques, raréfactions des ressources, incapacité du politique à agir sur le réel, atomisation et individualisation croissantes des rapports sociaux… ?
Il est une époque où la social-démocratie, tout en incarnant une gauche de gestion/régulation du capitalisme, était suffisamment implantée dans le corps social (dans les milieux populaires, mais aussi intellectuels) pour être à même de sentir les évolutions de la société, avoir connaissance des débats théoriques en cours, et adapter ses politiques en conséquence.
Cette social-démocratie-là n’est plus aujourd’hui qu’un lointain souvenir. Elle s’est transformée depuis lors en partis de professionnels de la politique, issus et œuvrant en faveur des classes moyennes supérieures, et de plus en plus à distance des classes populaires. Signe des temps, ce sont des sociaux-démocrates — sociaux-libéraux est le terme adéquat — qui se trouvent à la tête de deux des institutions économiques internationales les plus détestables, à savoir le FMI et l’OMC, dirigées respectivement par Dominique Strauss-Kahn et Pascal Lamy.
Ceci rend structurellement impossible toute action politique tant soit peu audacieuse ou novatrice, même dans le sens d’une régulation du système (sans parler de sa transformation), comme a pu l’être la gauche de gouvernement au moment de ce que l’historien britannique récemment disparu Tony Judt a appelé le « moment social-démocrate » de l’après-guerre. S’il ne faut pas l’enterrer trop vite, notamment électoralement, il me semble que la social-démocratie a fait son temps. D’où l’apparition de forces nouvelles, comme les Verts où la gauche radicale…
Dans les trois chantiers dont vous appelez à la mise en œuvre, la question stratégique, la question écologique et la mondialisation des pensées critiques, vous invoquez la désobéissance civile, la capacité de l’écologie radicale à s’émanciper du marxisme et les risques de neutralisation de la pensée critique par son américanisation. Vous soulignez également la coupure entre les mondes de la pensée et ceux du gouvernement concret, à quelques exceptions près comme Alvaro Garcia Linera, le sous-commandant Marcos ou encore Edward Saïd. Comment réduire ce fossé entre les pensées critiques et leurs expérimentations dans le réel ?
Les penseurs critiques sont désormais quasi exclusivement des universitaires. Il arrive bien entendu que des syndicalistes, des militants associatifs, des dirigeants de parti, des journalistes ou des guérilleros produisent des théories critiques. Mais dans la plupart des cas, ces pensées sont élaborées par des professeurs, et plus précisément des professeurs de sciences humaines.
Cette professionnalisation de la critique constitue une rupture par rapport à des périodes antérieures de l’histoire des pensées critiques, et particulièrement par rapport au marxisme classique, disons de la fin du 19e siècle à la fin des années 1920. Lénine, Trotsky, Rosa Luxembourg ou Gramsci, bien entendu, n’étaient pas des universitaires, ils étaient des militants et des dirigeants d’organisations ouvrières. Ceci implique que le rapport à la politique des penseurs critiques contemporains est différent de ceux de générations antérieures de producteurs intellectuels. Ce rapport est beaucoup plus distant, l’université ayant un effet de « tour d’ivoire ».
Comment faire pour combler cette séparation de la théorie et de la pratique ? Je continue à croire que les partis politiques — mais aussi les syndicats et les associations — de la gauche radicale sont les lieux par excellence où la circulation des savoirs et des expériences peut s’opérer. C’est la raison pour laquelle je suis pour ma part critique vis-à-vis des tendances à l’inorganisation et au spontanéisme que l’on constate dans un mouvement comme l’altermondialisme (un mouvement qui a par ailleurs d’immenses qualités). La rupture entre la théorie et la pratique est un fait massif, qu’il faut combattre, mais que l’on ne peut combattre qu’en s’organisant…
Razmig Keucheyan, Hémisphère gauche, Une cartographie des nouvelles pensées critiques, La Découverte / Zones, 2010.