Deux axes parcourent le livre Nieuw rechts d’Ico Maly1 D’une part, le fait que c’est un même courant de pensée anti-Lumières qui inspirent tout autant Donald Trump que la N‑VA (et la plupart des nouvelles droites occidentales). Parmi les intellectuels qui le composent, citons le philosophe Edmund Burke, le philosophe Johann Gottfried von Herder, l’historien Friedrich Meinecke, Oswald Spengler sans oublier Roger Scruton et Alain de Benoist. Ces penseurs anti-Lumières rêvent d’un monde de nations et de régions souveraines et homogènes sur le plan ethnoculturel.
D’autre part, Maly montre comment ces nouvelles droites sont innovatrices en termes de méthodes pour toucher leurs publics potentiels. Elles recourent notamment à un « populisme algorithmique » – procédé par lequel des algorithmes sont utilisés pour construire un peuple. Trump a ainsi fait appel à la société Cambridge Analytica, dirigée par le milliardaire réactionnaire Robert Mercer qui, en recourant à des millions de données liées aux clics, a pu cibler des niches électorales, notamment en postant des dark posts2 sur certains fils privés de membres de Facebook. Ainsi, « le populiste contemporain utilise les réseaux sociaux pour s’attaquer aux médias dominants et paradoxalement, cela lui permet d’obtenir de l’attention dans ces médias » (p. 46). Le Vlaams Belang n’a pas fait autre chose lors de la campagne pour les élections du 26 mai 2019, et a joué son va-tout en misant son trésor de guerre sur l’occupation des réseaux sociaux numériques. Avec un certain succès.
La nouvelle droite des anti-Lumières
Nous assistons à l’heure actuelle à une redéfinition de la droite qui s’inspire d’Alain de Benoist, fondateur du GRECE (Groupement de Recherche et d’Etudes pour la Civilisation Européenne), un think tank d’extrême-droite. Les tenants de la nouvelle droite veulent, en réaction à mai 68, une nouvelle narration du combat politique, culturel et idéologique mené depuis deux siècles contre les Lumières qui se traduit par une « nouvelle modernité qui ne repose pas sur les droits humains universels, une démocratie éclairée ou des idéaux comme la liberté et l’égalité » (p. 12).
Selon eux, l’inégalité serait l’ordre naturel. Si les partis de droite avaient accepté au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale le cadre dessiné par la Déclaration universelle des droits de l’Homme avec les principes d’égalité (fût-elle seulement des chances) et de liberté comme fondement de la démocratie, ceux-ci sont aujourd’hui de plus en plus traversés par un clivage entre ceux qui veulent rester dans ce cadre et ceux qui souhaitent en sortir.
En Europe, les partis nationalistes ont pris fait et cause pour les perdants de la mondialisation, avec une rhétorique contre l’immigration. Ils promeuvent plutôt un État acteur moral qui doit être autoritaire et veiller à l’ordre des nations, des traditions et du tissu social. Et nous vivons actuellement selon Maly une accélération de ce phénomène : « La mondialisation néolibérale crée une accélération par le biais du démantèlement de l’État social, l’évidement de la démocratie, la domination du marché, le passage à une économie postindustrielle, une augmentation de l’immigration et une montée du nationalisme ethnoculturel en guise de réponse : tous ces changements sont également liés à divers développements technologiques qui rendent la globalisation tangible. » (p. 105) Les inégalités croissantes, la pauvreté, les salaires en berne, la précarité, les délocalisations et l’accroissement de l’immigration créent un monde instable. Depuis deux décennies, la nouvelle droite capitalise sur les perdants autochtones de la mondialisation avec un discours qui s’en prend à « l’élite cosmopolite » et au « politiquement correct ». Et qui, surtout, pointe le multiculturalisme et la mondialisation comme origine de la dégénérescence de la nation.
Alain de Benoist et ses disciples ont souvent été présentés comme les tenants d’un « gramscisme de droite » : ils rejettent le racisme biologique mais préconise plutôt un racisme culturel dans lequel s’inscrivent les partisans d’un nationalisme ethnoculturel. Ainsi, pour la N‑VA, il existe un peuple flamand qui a produit sa propre culture et qui doit rester dominant, sinon, il risque le déclin. Si à l’époque du Premier ministre Jean-Luc Dehaene (1992 – 1997), l’intégration se faisait encore par le travail, elle s’opère à présent par la langue, les normes et les valeurs.
La guerre culturelle semble en passe d’être remportée puisqu’« aujourd’hui, la nouvelle droite a acquis l’hégémonie sur la démocratie, l’immigration, l’intégration et même les droits humains. » (p. 169) Bon nombre des prémisses anti-Lumières font ainsi maintenant partie des idées dominantes. Elles sont perçues comme une attitude réaliste. Ainsi, l’idée propagée par la nouvelle droite selon laquelle l’immigration est une menace et doit être arrêtée est devenue hégémonique. Si les déclarations du parti d’extrême droite Vlaams Blok « aanpassen of opkrassen » (« s’adapter ou dégager ») suscitaient il y a vingt ans une levée de boucliers, aujourd’hui Gwendolyn Rutten, présidente du parti libéral flamand Open Vld, peut ainsi affirmer dans l’indifférence la plus totale : « Doe normaal of ga weg ! » (« Comporte-toi correctement ou barre-toi ! »).
Nouvelle droite 2.0
Une des raisons de cette hégémonie acquise est notamment liée au fait que cette constellation est un « phénomène idéologique polycentrique transnational fortement ancré dans la structure économique et numérique globale et néolibérale (FPÖ, AfD, Front national, British National Party, UKIP) » (p. 155). En effet, « la structure, la culture et l’idéologie de la Nouvelle droite sont le produit de la numérisation et de la mondialisation » (p. 155). Maly développe longuement ce processus pour montrer comment des communications prétendument satiriques deviennent vite virales. Cette viralité permettant de construire un peuple numérique. Elle est le fruit d’une part de la présence sur internet d’une pléiade de forums (4chan, 8chan, Reddit) , de forums de discussion néonazis (comme Stormfront, retiré du net après le massacre de Charlottesville), de pages Facebook (comme « Make Vlaanderen Great Again » qui ont été à l’initiative de la distribution de drapeaux collabos au festival Pukkelpop, Schild en vrienden, ou encore de Fiere Vlaamse Memes groupe anti-wallon, anti-gauche et anti-immigrés). Sur ces pages et forums présents un peu partout en Occident, des mèmes3 rances sont repris en masse sur la toile, légèrement adaptés localement. Citons par exemple Theo Francken en tenue d’empereur du Moyen-âge, chargé de défendre nos valeurs ou encore Pepe the frog, personnage de grenouille devenu symbole de haine mais aussi mascotte, et signe de ralliement de l’extrême-droite mondiale.
Mais la viralité résulte aussi de la « culture du troll » qui consiste à poster des avis et des commentaires provocateurs sur des réseaux sociaux numériques comme Twitter ou Facebook ou sur les forums afin de déclencher des réactions émotionnelles et de créer artificiellement des controverses.
Cet ordre numérique est donc un mouvement polycentrique qui dispose d’un répertoire commun d’actions collectives. Cette constellation répond au nom d’alt right, abréviation de alternative right, (« droite alternative ») qui désigne au Etats-Unis ce courant réactionnaire qui rejette la droite conservatrice classique. Maly la définit comme un « ensemble élaboré de plateformes, groupes d’actions, boites à idées, instituts, éditeurs et intellectuels actifs dans diverses niches idéologiques et thématiques » (p. 131), conçu pour pouvoir intégrer les réseaux sociaux. Dans cette optique, la culture du troll s’avère être devenue un véritable support de la lutte politique au 21e siècle. Ico Maly va même jusqu’à affirmer que le « média numérique est au 21e siècle ce que les salons étaient au 18e ou les halles au 19e siècle. Les individus se muent en militants dans les niches d’Internet et les militants deviennent des masses engagées politiquement et politisées » (p. 221).
Riposter pour la survie de la démocratie
Force est de constater en suivant Ico Maly que « les anti-Lumières ont quitté les marges, le nationalisme culturel est devenu l’étalon ; en combinaison avec le néolibéralisme, le nationalisme a conduit à une normalisation des positions anti-égalitaires et à une attaque contre le principe de l’égalité et de l’état démocratique redistributeur… Le racisme culturel est devenu mainstream sous la forme d’une rhétorique xénophobe et contre l’immigration (au nom d’un prétendu réalisme) […] et dans les débats sur l’intégration et l’immigration, l’identité est réduite à une identité ethnoculturelle ou nationale » (pp. 241 – 242). Certaines idées de la nouvelle droite sont actuellement portées par les élites politiques et économiques en Occident, pratiquement tous partis confondus. La démocratie se voit redéfinie, elle n’a plus rien à voir avec le concept historique de démocratie et encore moins avec la démocratie des Lumières : « L’essence de la démocratie devient son homogénéité et non l’aspiration à l’égalité ; sans l’homogénéité ethnoculturelle, la démocratie n’est pas viable » (p. 260). Les propos de Bart De Wever suivant lesquels la Belgique compterait deux démocraties prennent d’ailleurs un tout autre sens éclairés par l’analyse de Maly.
La nouvelle droite crée ainsi « une anti-démocratie qui n’est pas nécessairement une dictature, [mais] une démocratie dénuée de l’idéologie radicale des Lumières, elle est intégrée dans la modernité alternative et elle se nourrit de l’idéologie anti-Lumières » (p. 262). Ce constat rend oiseux le débat visant à savoir si ces partis sont de droite ou d’extrême droite et renforce par contre l’importance de la radicalisation de la démocratie et de sa réappropriation comme riposte.
- Ico Maly, Nieuw Rechts, Epo, 2018. Sauf indications contraires, toutes les citations de cet article sont extraites de ce livre et traduites par mes soins.
- Un dark post est une publication payante très ciblée qui n’est disponible que pour un public sélectionné. Sur Facebook, ce sont les fameux « messages sponsorisés ».
- Un mème est un contenu médiatique (une image, une photo, une phrase…) ou un concept qui se propage sur internet. Le propre du « mème » est d’être réutilisé, modifié et sorti de son contexte original.