De nombreux discours nous promettent un futur pour ainsi dire sans travail. Est-ce que les systèmes d’IA vont faire disparaitre le travail et nous piquer nos emplois ?
Non, il n’y aura pas de suppression massive d’emplois en raison de l’arrivée de nouvelles technologies. Des expressions telles que « chômage technologique » contribuent à la confusion entre deux choses qu’il est important de dissocier, à savoir l’emploi et le travail. Car un travail est composé d’un ensemble de tâches. Les nouvelles technologies ne remplacent pas l’ensemble des tâches, mais seulement certaines d’entre elles. Ce qui n’est pas sans provoquer des effets sur les métiers et les conditions de travail. Je préfère donc toujours parler de déplacement, et non de substitution dans le cas des nouvelles technologies.
La vague de discours sur l’IA et ses effets sur le travail me parait dans ce cadre constituer la énième vague d’une panique morale qui revient régulièrement depuis que le capitalisme existe. Les discours sur la fin du travail ont en effet commencé dès l’introduction des premières machines dans les usines. L’IA est une technologie comme les autres mais avec des enjeux spécifiques. Il faut dédramatiser la question et rappeler que l’IA modifie le travail de la même façon que la robotique, les ordinateurs, le numérique, ou bien même les premières machines à vapeur, l’ont fait avant elle.
Vous pointez dans votre livre que les discours mainstream sur l’automatisation et les IA adoptent le plus souvent le point de vue des ingénieur·es et des managers, presque jamais celui des travailleur·euses. Quels impacts sur le travail on constate quand on observe l’automatisation en entreprise et en usine du point de vue du monde du travail ?
Pour développer sur ce point, je m’appuie beaucoup sur les analyses d’Harry Braverman, ouvrier, militant, puis éditeur qui a publié en 1974 Travail et capitalisme monopoliste, l’un des principaux ouvrages d’analyse du travail à ce jour. Je me suis donc demandé, à sa suite, quels étaient potentiellement les effets des nouvelles technologies sur le travail au-delà de la question de l’emploi. C’est-à-dire d’aller au-delà de la dimension quantitative en termes de postes perdus ou créés pour s’intéresser davantage aux enjeux qualificatifs : qu’est-ce que ça fait au travail et aux conditions dans lesquelles il est réalisé ? J’ai abouti à quatre conséquences.
D’une part, effectivement, une part de substitution, c’est-à-dire la disparition de certaines tâches. Les nouvelles technologies déplacent le travail (mais ne remplacent pas des emplois). On confond trop souvent emploi et tâche, c’est-à-dire qu’on pense qu’une caisse automatique = une caissière supprimée ou bien qu’un robot dans l’industrie = 10 ouvriers en moins. Or, ce n’est pas du tout le cas.
Ensuite, ces nouvelles technologies provoquent des dynamiques de déqualification ou de qualification du travail. Certains (souvent) sont perdants et voient leur emploi dégradé tandis que d’autres (parfois) y gagnent au change.
Puis, il y a une dynamique d’allégement / d’intensification du travail, là encore avec une dimension un peu ambigüe. C’est-à-dire que les nouvelles technologies peuvent en effet supprimer les tâches les plus monotones, les plus pénibles par exemple dans des métiers industriels plus physiques. Mais d’un autre côté, ça peut aussi servir à ce que les salarié·es se concentrent sur les gestes à valeurs ajoutées et donc provoquer une intensification du travail : à qualification et temps de travail égal, on travaille plus et plus vite suite à l’introduction de nouvelles technologies.
Enfin, ça joue sur la dimension de contrôle au travail. D’une part un contrôle direct sur le travail lui-même, c’est-à-dire que les technologies, en simplifiant le travail, permettent à la direction de dicter une manière de travailler ou une certaine vitesse de travail. Et d’autre part, elle entraine une surveillance accrue des salariés par ces outils numériques. Des capteurs de mouvement peuvent par exemple permettre de connaitre la présence et l’activité des travailleur·euses en temps réel.
Est-ce que vous pourriez donner un exemple d’introduction de technologies numériques qui peuvent conduire non à la disparition du travail mais à une dégradation de ses conditions ?
Le cas de l’automatisation des caisses automatiques est particulièrement intéressant car c’est un marronnier journalistique : on annonce à intervalle régulier la fin des caissier·ères. Or, les caisses automatiques existent depuis déjà une vingtaine d’années et il nous faut bien constater que les caissier·ères existent encore. Pourquoi ? Parce que les enseignes elles-mêmes ont freiné leur adoption. La principale raison à cela, c’est que les client·es sont généralement de très mauvais·es caissier·ères… Ainsi, placer trop de caisses automatiques ralentirait considérablement le flux de clients et le flux de marchandises qui circulent dans un supermarché et nuirait donc aux affaires…
Si on se penche maintenant sur ce que ça fait au travail des caissier·ères en tant que tel, en quoi ça modifie le contenu de leur travail, on constate d’abord que ça le dégrade. Même s’il s’agit d’un travail pénible, physique et répétitif, les caissières tiraient par exemple un certain intérêt de la relation avec les clients. Sauf que cette relation-là disparait avec l’introduction des caisses automatiques. Et puis concrètement, en caisse, on peut avoir des micropauses entre deux clients, entre deux marchandises, entre l’encaissement et le client suivant. Ces micropauses disparaissent avec l’arrivée des caisses automatiques puisque désormais, une caissière doit surveiller non plus une mais plusieurs caisses. Son attention se voit dès lors sollicitée en permanence. Les caissières sentent également que leur travail est devenu un travail de vigile, d’agent de sécurité, ce qu’elles vivent comme une forme de déclassement parce que ce n’est pas ce pour quoi elles avaient été embauchées.
Mais ça a aussi pour effet d’invisibiliser ce travail. Car leur travail est le plus souvent accompli à l’insu du client, qui d’ailleurs pense qu’elles flânent alors qu’elles surveillent, contrôlent ou guettent les problèmes que rencontrent les clients afin de pouvoir intervenir quand quelque chose se passe mal (y compris à distance, sans que le client ne s’en rende compte). On voit bien avec les effets de l’automatisation sur le travail des caissier·ères que celle-ci entraine non pas une substitution en tant que telle, mais bien un déplacement.
Dans les entrepôts d’Amazon, en quoi la commande numérique vocale a également entrainé de profonds changements qui ont dégradé le travail ?
C’est un autre exemple emblématique d’impacts possible de l’automatisation numérique. Le sociologue David Gaboriau, qui a étudié la logistique en France, a montré comment l’introduction du guidage vocal dans les entrepôts logistiques y a dégradé le travail. Via des écouteurs sont dictées aux préparateurs de colis, geste par geste, les pièces à prendre, en quelle quantité, dans quel ordre et dans quel timing. Ce véritable « taylorisme assisté par ordinateur » a d’une part intensifié la charge en l’accélérant fortement et, de plus, a entrainé une perte d’autonomie et de savoir-faire. En effet, alors que le fonctionnement par listing laissait la possibilité aux préparateurs de colis de planifier, dans leur esprit, le parcours qu’ils allaient faire pour préparer au mieux le colis, la commande vocale supprime cette marge de manœuvre et leur fait perdre cette connaissance approfondie de l’entrepôt.
Est-ce que ce qui change aujourd’hui, c’est que ces technologies d’IA, notamment celles qui génèrent des textes comme Chat GPT, concernent plus particulièrement le secteur tertiaire et les cols blancs, là où l’automatisation semblait jusque-là plutôt toucher le monde ouvrier ?
Même si on entend aussi parler de menaces dans des secteurs manuels comme par exemple les véhicules autonomes pour les chauffeurs routiers, le propre des discours sur l’IA aujourd’hui, c’est en effet d’affirmer qu’elles mettraient en danger des métiers hautement qualifiés : ceux qui impliquent un travail d’interprétation des signes comme journaliste, médecin ou traducteur·rice.
Si ces métiers ne vont selon moi pas disparaitre, ils vont par contre être fortement modifiés par l’arrivée de technologies d’IA. Prenons la traduction, d’ailleurs déjà en partie assistée par des outils numériques (dictionnaires automatiques, possibilité de pouvoir traduire automatiquement des bouts de phrases redondantes etc.). La traduction automatique de texte standardisé comme des textes administratifs, juridiques ou scientifiques est relativement facile. Mais la traduction d’œuvres de fiction ou littéraire implique en revanche de développer une dimension créative propre à ce métier : connaitre la culture et l’histoire d’un pays et pas seulement le dictionnaire d’une langue, identifier le contexte dans lequel c’est dit, reconnaitre ce qui est intraduisible etc. Donc on peut imaginer que les traducteur·ices vont se concentrer davantage sur ces tâches valorisées plutôt que sur les tâches plus répétitives et facilement automatisables.
Je parlais de textes standardisés facilement traduisibles automatiquement. Il faut quand même noter une limite : pour certains secteurs, une vérification humaine reste toujours nécessaire. En effet, une erreur peut avoir des répercussions importantes sur des vies humaines si on utilise la traduction automatique lors d’un procès ou bien, dans le monde médical, pour communiquer avec d’autres praticiens, des patients ou leurs proches. On a par exemple le cas emblématique de ce médecin anglais qui croyait annoncer « Votre enfant est en forme » et qui avait en fait transmis à sa famille le message « Votre enfant est mort » une fois traduit automatiquement en Swahili… Il est dans ces domaines bien sûr indispensable d’éviter les quiproquos. Ce que sait faire un humain, mais pas une machine. Le travail d’interprétation, de correction et d’édition est donc toujours nécessaire derrière celui de l’intelligence artificielle.
Les promoteurs de l’idée que des millions d’emplois vont disparaitre en raison de l’introduction des IA oublient qu’elles créent et vont aussi créer de nombreux emplois et de nouvelles tâches. La question selon vous, c’est celle de la nature de ces nouveaux emplois. Est-ce que vous pouvez revenir sur ce point, et notamment sur l’apparition de « nouveaux prolétaires du numérique » ?
Ces nouveaux prolétaires du numérique que créent les IA, ce sont d’abord les millions de microtravailleur·euses qui réalisent de très nombreuses tâches en lignes et qui sont totalement incontournable pour le développement et l’utilisation des IA. C’est décrit très finement par le sociologue Antonio Casilli. C’est un travail invisible, extrêmement taylorisé, extrêmement parcellisé, souvent mal rémunéré, payé quelques centimes d’euros à la tâche. Il consiste par exemple à traduire des bouts de phrases, à lire à voix haute un bout de texte, à cliquer sur des images. Dans un autre secteur, mais toujours lié au numérique, ce sont bien sûr l’ensemble des travailleur·euses qui sont mis au travail par les plateformes de type Uber.
Mais au-delà de ces deux types de travailleur·euses directement liés à l’industrie numérique et de l’IA, ces nouvelles technologies peuvent aussi mobiliser de manière poussée du travail humain dans tous les secteurs où elles vont être introduites. Pour donner seul un exemple, j’évoquerai les robots de soin utilisés au Japon pour s’occuper des personnes âgées. Ça a été étudié par l’anthropologue James Wright qui a constaté que loin de supprimer des postes de soignant·es, les machines ont surtout intensifié leur travail. En effet, un robot n’est pas indépendant, ni autonome. Il faut le charger, le déplacer. De plus, ils ne sont pas toujours efficaces, le robot mécanique pour soulever les personnes âgées a ainsi été abandonné par les soignant·es qui ont préféré continuer à soulever des personnes âgées à la main. Et puis, ça peut aussi rajouter des tâches au lieu d’en supprimer comme avec ce robot communicationnel, Pepper, un « robot de compagnie » qui fonctionne avec de l’intelligence artificielle et de la reconnaissance vocale. Il était censé interagir avec des personnes âgées de manière autonome, mais, il mobilise en réalité sans cesse le personnel soignant parce ce que l’usage de ce robot nécessite en pratique la présence d’un tiers pour faire l’intermédiaire entre la machine et la personne âgée…
Depuis plusieurs décennies, les promoteurs de l’automatisation nous annoncent la fin du travail pour être ensuite démentis par les faits. Cette fois, avec les dernières avancées des industries de l’IA, avec le phénomène culturel Chat GPT, ses promoteurs avancent que cette fois-ci, ce serait la bonne. Est-ce qu’il y a réellement une rupture technologique ou bien est-ce encore un coup marketing ?
Pour aborder cette question, il est intéressant de se pencher sur l’histoire de l’IA. C’est une histoire qui fonctionne énormément par vague d’expectatives technologiques, suivies de vagues de déceptions… Ce n’est en effet pas la première fois qu’on dit que « cette fois-ci, c’est différent » et qu’on voit se développer une hype, [un battage médiatique et un effet de mode NDLR] autour de l’IA. Les nouvelles technologies doivent en effet susciter des expectatives technologiques pour pouvoir s’épanouir, attirer des investisseurs, créer de l’acceptabilité. C’est-à-dire concrètement qu’elles doivent promettre plus que ce qu’elles ne peuvent faire en réalité. L’enjeu pour les entreprises de ce secteur étant de devenir un « general purpose technology » c’est-à-dire une « technologie d’usage générale, comme l’est l’électricité ou internet, une infrastructure dans l’économie en même temps qu’un secteur à part entière.
Le problème est que de la même façon que les bulles financières finissent par éclater, la spéculation autour du pouvoir de ces nouvelles technologies finit par s’épuiser. Ce secteur pourrait donc bien connaitre une crise qui amènerait un désinvestissement financier et une perte d’intérêt médiatique. Je fais en tout cas le pari que dans quelques années la hype autour de l’intelligence artificielle va finir par s’estomper et la bulle IA connaitre le même destin que la bulle internet qui a explosé en 2000…
Qui défend généralement ces discours très enthousiastes vis-à-vis des IA dans les médias ?
Les personnes qui s’expriment dans les médias concernant les intelligences artificielles sont le plus souvent dans l’apologie de ces technologies. On entend assez rarement des discours plus critiques des effets de l’intelligence artificielle sur les conditions de travail ou sur l’environnement, sachant que c’est une technologie très énergivore et qui consomme énormément de matériaux rares.
Et pour cause, on invite principalement que des entrepreneurs du numérique ! Ils sont donc en quelque sorte juges et partis sur ces questions d’IA. Ils défendent dans la sphère publique leurs « solutions technologiques pour les entreprises » et donc aussi leur propre part du marché. On retrouve aussi des « futurologues » et des chercheurs en informatique qui pour une bonne part, sont également entrepreneurs en haute technologie et ont donc aussi intérêt à survendre leur propre technologie. On voit bien qu’ils contribuent bien à entretenir cette hype autour de l’intelligence artificielle, à nourrir les expectatives technologiques.
La hype sur les IA, et l’affirmation peu contredite de l’avènement prochain d’un chômage technique massif par des discours enthousiastes, font-ils diversion sur d’autres enjeux contemporains liés au travail ?
Une fois qu’on évacue cette croyance en la fin du travail, on peut en effet plus facilement s’attarder sur trois tendances de fond qui permettent de comprendre ce qui arrive au travail aujourd’hui. D’abord, la flexibilisation du temps de travail. Ensuite, la variabilité de la rémunération comme l’a montré Sophie Bernard dans Le nouvel esprit du salariat où elle insiste sur le poids croissant de la part variable des rémunérations. Le fait que les primes individuelles sont par exemple de plus en plus importantes par rapport au salaire de base. Et enfin, l’intensification du travail. L’économiste Philippe Askenazy parle même à ce propos d’un « nouveau productivisme ». Il faut noter que le numérique et les nouvelles technologies en général alimentent ces phénomènes et sont souvent mobilisés comme arguments pour précisément parler de « changer le travail » dans le sens de ces grandes tendances.
À gauche, on regarde le phénomène parfois avec enthousiasme. D’autres fois avec crainte. Souvent avec résignation. Mais semble acceptée dans tous les cas cette idée selon laquelle les robots et les IA vont nous remplacer. Face au rouleau compresseur du progrès, on ne pourrait qu’accompagner le chômage de masse que ça va créer. Pour sortir du marasme, quelle question la gauche pourrait et devrait se poser ? Comment élaborer un contre-discours sur les IA ?
La gauche a en effet été victime de ces discours sur la fin du travail et de l’emploi qu’elle a pris pour argent comptant. Elle a pu adopter deux variantes de ce discours. D’un côté, son versant technophile, une position traditionnelle du mouvement ouvrier : on pourrait se libérer du travail grâce aux machines, à la mécanisation, à l’automatisation. L’enjeu serait alors d’arriver à ne plus les utiliser au profit des patrons mais au profit des ouvriers. De l’autre côté, son versant technophobe, qui voit la mécanisation et l’automatisation comme une stratégie patronale pour se passer des travailleur·euses. Elle consiste à rejeter cette technologie-là, à refuser, à prôner le sabotage etc… Aujourd’hui, la position majoritaire semble en effet être celle de devoir penser un accompagnement de ces technologies et de leurs impacts.
Ce que je défends pour ma part, c’est d’arriver à penser les technologies non seulement dans leurs usages, mais aussi dans leur conception. La gauche et le mouvement social devraient plutôt défendre ce que je nomme un « communisme technologique ». C’est-à-dire non seulement un usage différent des technologies, mais aussi d’autres technologies. C’est-à-dire d’interroger la façon même dont elles sont pensées et conçues. Pour Harry Braverman, la chaine de montage est une « relique barbare » dont on ne pourra jamais créer une version socialiste. Car une chaine de montage qui parcellise le travail, qui sépare conception et exécution, suivant un principe de taylorisation, est une technologie qui en elle-même rend impossible toute libération du travail. Quand bien même elle deviendrait propriété des travailleur·euses. Il est donc nécessaire que ce soient les travailleur·euses qui décident des technologies dont ils ont besoin.
Or, aujourd’hui, les IA sont pensées, développées et conçues par / pour des entreprises privées et dans un but de profits, jamais pour le bien-être humain. Les systèmes d’IA actuels sont en train de constituer une sorte de « taylorisme digital ». Si l’on veut développer ces technologies-là pour au contraire améliorer nos conditions de travail, il faut dépasser la question de l’usage mais aussi celle de la régulation (celle qui dit qu’il faudrait concevoir une « IA éthique »). Il faut ouvrir la boite noire des algorithmes afin de penser une technologie alternative. Il nous faut penser d’autres technologies et non plus simplement penser un autre usage des technologies capitalistes.
Le futur du travail
Juan Sebastian Carbonell
Amsterdam, 2023
Retrouvez de nombreuses interventions sur les enjeux sociaux, politiques et environnementaux des intelligences artificielles dans notre grand chantier en ligne « Sortir du vertige artificiel ».