- Agir par la culture - https://agirparlaculture.be -

Les impacts genrés de la flexibilisation du travail

Illustration : Ivonne Gargano

À pré­sent que le gou­ver­ne­ment De Wever est for­mé, de nom­breuses mesures de flexi­bi­li­sa­tion dom­ma­geables aux condi­tions de tra­vail et à la san­té des travailleur·euses ont été enté­ri­nées dans l’ac­cord de gou­ver­ne­ment, confir­mant toutes les craintes du mou­ve­ment social qui avait sui­vi les négo­cia­tions. Si l’ensemble des travailleur·euses vont être impacté·es par ces mesures anti­so­ciales, les femmes et les per­sonnes mino­ri­sées le seront bien davan­tage que les hommes. Une ana­lyse gen­rée du pro­gramme gou­ver­ne­men­tal nous semble dès lors essen­tielle pour faire res­sor­tir l’as­pect pro­fon­dé­ment inéga­li­taire de ce train de mesures tou­chant au temps de travail.

L’article La f·r·acture sociale de la flexi­bi­li­té paru en décembre der­nier met­tait en lumière des pro­jets de mesures qui se dis­cu­taient alors dans le cadre des négo­cia­tions en vue de la for­ma­tion du gou­ver­ne­ment. Sur base de la « super nota » qui cir­cu­lait alors, les inquié­tudes étaient déjà grandes pour son auteur, Andrea Del­la Vec­chia, secré­taire fédé­ral de la FGTB, sur les consé­quences du pro­jet visant à davan­tage de flexi­bi­li­té du temps de tra­vail. Si les plus opti­mistes d’entre nous espé­raient que ces dis­po­si­tions dis­pa­rai­traient de l’accord de gou­ver­ne­ment qui serait acté, iels en sont pour leurs frais puisque le pro­jet se voit enté­ri­né qua­si tel quel dans le pro­gramme détaillé qui va gui­der les poli­tiques natio­nales des pro­chaines années.

L’a­na­lyse d’An­drea del­la Vec­chia avait mon­tré à quel point ces dis­po­si­tions vont être dom­ma­geables pour tous·tes. Mais, au vu de la nature et de l’an­crage « de fac­to anti-femmes »1 de ce gou­ver­ne­ment, nous essaye­rons ici de voir en quoi ce train de mesures anti­so­ciales impac­te­ra plus for­te­ment les femmes2 que les hommes. Deux points pré­cis de l’accord gou­ver­ne­men­tal nous semblent par­ti­cu­liè­re­ment essen­tiels à ana­ly­ser avec un regard gen­ré. Celui concer­nant l’an­nua­li­sa­tion du temps de tra­vail d’une part, et celui rela­tif au tra­vail de nuit d’autre part.

ANNUALISATION DU TEMPS DE TRAVAIL

Le pre­mier point de l’ac­cord, situé à la page 18 du docu­ment d’ac­cord gou­ver­ne­men­tal, concerne l’annualisation du temps de tra­vail. Le voi­ci in exten­so : « Après concer­ta­tion avec les par­te­naires sociaux, un nou­veau cadre légal sera intro­duit avant le 30/06/2025, per­met­tant l’annualisation du temps de tra­vail ou des horaires ’accor­déon’ pour les emplois à temps par­tiel et à temps plein. Cette annua­li­sa­tion sera mise en place sous réserve de l’accord des employés concer­nés, sans perte de pou­voir d’achat et avec le choix libre entre récu­pé­ra­tion du temps de tra­vail ou paie­ment. Lorsque cela est pos­sible, un sys­tème d’enregistrement du temps de tra­vail sera mis en place ».

L’annualisation est une forme de modu­la­tion du temps de tra­vail et de fluc­tua­tion du nombre d’heures heb­do­ma­daires tra­vaillées répar­ties sur une année. Concrè­te­ment, cela signi­fie que l’on ne rai­sonne plus en heures tra­vaillées par semaine, mais que les heures sont répar­ties sur les douze mois de l’année de manière glo­bale. Ce régime consti­tue un gros avan­tage pour l’employeur·euse qui peut ain­si déro­ger aux fameuses 38 heures de tra­vail par semaine en fonc­tion de la varia­tion des acti­vi­tés, et donc des besoins de son entre­prise. Ain­si, iel peut évi­ter d’avoir recours aux heures sup­plé­men­taires qui lui coûtent bien plus cher et évi­ter le pas­sage de certain·es de ses employé·es au chô­mage par­tiel lors des périodes creuses. Ou encore d’éviter de devoir faire appel à des inté­ri­maires lors des phases plus denses.

Alors qu’aujourd’hui, un·e employé·e à temps par­tiel peut accep­ter de pres­ter des heures sup­plé­men­taires lorsqu’il y a davan­tage de tra­vail en béné­fi­ciant alors d’un salaire plus éle­vé, l’annualisation du temps de tra­vail annule cette pos­si­bi­li­té puisque l’employé·e qui tra­vaille­ra plus à un moment don­né tra­vaille­ra ensuite moins plus tard et ain­si aura pres­té le même nombre d’heures sur l’année. Les travailleur·euses perdent toute auto­no­mie concer­nant leur temps de tra­vail, ain­si que leurs horaires.

Si cette dis­po­si­tion impacte l’ensemble des travailleur·euses, elle touche encore davan­tage les femmes pour plu­sieurs rai­sons, mais prin­ci­pa­le­ment parce qu’elle concerne des sec­teurs d’activité qui emploient majo­ri­tai­re­ment des femmes. Comme le sou­ligne La Ligue des Familles dans leur ana­lyse de l’ac­cord : « Avec la réforme, une per­sonne tra­vaillant dans la grande dis­tri­bu­tion pour­ra être ame­née à tra­vailler 50 heures par semaine en décembre pour répondre à l’affluence liée aux fêtes de fin d’année, mais seule­ment 20 heures par semaine en mars, lorsque l’activité est plus calme. (…) Par exemple, une récep­tion­niste à mi-temps pour­ra tra­vailler 12 heures pen­dant une semaine calme, puis 28 heures la semaine sui­vante pour cou­vrir un évé­ne­ment orga­ni­sé par son entre­prise. (…) Or, quelle que soit la période de l’année, les horaires des gar­de­ries sco­laires, les horaires de repas et de cou­cher des enfants, etc. ne changent pas ». Or, il est avé­ré que toutes ces charges fami­liales sont prin­ci­pa­le­ment por­tées par les femmes, et que ce sont elles qui, lorsque cela s’avère néces­saire faute de sou­tiens fami­liaux ou de marge de négo­cia­tion avec leur employeur·euse, finissent par res­ter à la mai­son ou à pas­ser à temps partiel.

TRAVAIL DE NUIT

Le second para­graphe sur lequel nous sou­hai­tons mettre un point d’attention se trouve page 19 de l’ac­cord gou­ver­ne­men­tal : « L’interdiction du tra­vail de nuit est sup­pri­mée. La régle­men­ta­tion en matière d’heures d’ouverture est assou­plie. Pour rede­ve­nir com­pé­ti­tif par rap­port à nos pays voi­sins dans le sec­teur de la dis­tri­bu­tion et des sec­teurs connexes (dont l’e‑commerce), le tra­vail de nuit com­mence désor­mais à par­tir de minuit (24 heures) au lieu de la limite actuelle de 20 heures, sans perte de pou­voir d’achat pour le tra­vailleur qui tra­vaille déjà aujourd’hui entre 20h et 24h. Nous sim­pli­fions éga­le­ment les pro­cé­dures ».

Cet élar­gis­se­ment des horaires de tra­vail, ain­si que la pos­si­bi­li­té d’une géné­ra­li­sa­tion du tra­vail domi­ni­cal tou­che­ra prin­ci­pa­le­ment les sec­teurs du com­merce et de la dis­tri­bu­tion, où les femmes sont majo­ri­taires. Ces der­nières seront donc direc­te­ment impac­tées par la perte du sur­sa­laire en vigueur aujourd’hui pour ces temps tra­vaillés hors des horaires tra­di­tion­nels. En outre, une nou­velle fois, ce sont elles qui devront faire face aux consé­quences fami­liales, puisque, si les horaires de tra­vail sont élar­gis, ceux des espaces de garde d’enfants, notam­ment, ne le seront pas.

Pour la Ligue des Familles qui a éga­le­ment poin­té ce pas­sage dans son ana­lyse de l’ac­cord : « Ces modi­fi­ca­tions pré­vues au droit du tra­vail engen­dre­ront un accrois­se­ment des horaires de tra­vail incom­pa­tibles avec la vie de famille. Cela com­pli­que­ra l’organisation fami­liale voire empê­che­ra cer­tains parents – en par­ti­cu­lier les familles mono­pa­ren­tales3, mais aus­si ceux dont les conjoints tra­vaillent déjà à ces horaires – de conti­nuer à tra­vailler ou d’accéder à l’emploi. On flexi­bi­lise le droit du tra­vail, mais les besoins et les horaires des enfants, eux, ne sont pas flexibles ». En sou­li­gnant que les familles mono­pa­ren­tales sont majo­ri­tai­re­ment , il appa­raît évident que l’impact sur les femmes pour­ra s’avérer très violent puisqu’elles ne seront pas en mesure de faire face à cette flexi­bi­li­sa­tion accrue de leurs horaires.

LA FLEXIBILISATION JOUE SUR LA SANTÉ DES FEMMES

Toutes ces dis­po­si­tions ne seront pas sans effet non plus sur la san­té phy­sique et men­tale des femmes. Le tra­vail en soi­rée et de nuit, notam­ment, nuit à la san­té de toustes, mais cer­taines consé­quences sont plus mar­quées chez les femmes que chez les hommes.

L’horloge bio­lo­gique des travailleur·euses de nuit étant tota­le­ment déré­glée, cela peut avoir des effets délé­tères sur les cycles hor­mo­naux des femmes. Le tra­vail noc­turne per­turbe la pro­duc­tion de méla­to­nine, l’hormone du som­meil, ce qui peut affec­ter le cycle mens­truel et accroître le risque de troubles hor­mo­naux. Ceux-ci peuvent consti­tuer un ter­rain favo­rable à la crois­sance de can­cers hor­mo­no­dé­pen­dants et de can­cers du sein. Le dérè­gle­ment hor­mo­nal peut éga­le­ment accen­tuer les symp­tômes vécus lors de la méno­pause, tels que les troubles du som­meil et les bouf­fées de cha­leur. Enfin, d’a­près une étude, il sem­ble­rait éga­le­ment que ces horaires aty­piques puissent occa­sion­ner un risque accru de fausses couches.

La charge men­tale qu’impose la flexi­bi­li­sa­tion du tra­vail ain­si que le tra­vail de nuit et les week-ends repose essen­tiel­le­ment sur les femmes et les mères mono­ma­ren­tales. La double jour­née de tra­vail4 conti­nue à leur incom­ber prin­ci­pa­le­ment, avec ses consé­quences en termes de fatigue et de stress. Ces horaires impactent éga­le­ment direc­te­ment la vie sociale, puisqu’ils imposent une vie en déca­lage constant avec la famille et les ami·es. Cela peut être un ter­rain favo­rable à la détresse psy­cho­lo­gique et à une rup­ture avec les proches, entraî­nant un iso­le­ment pour les femmes qui ont en charge leur famille en sus de leur tra­vail de nuit ou en dehors des horaires conventionnels.

Qu’il s’agisse de l’annualisation ou de l’élargissement des horaires de tra­vail, les femmes vont être dure­ment tou­chées. Et cela sans comp­ter d’autres mesures de l’ac­cord gou­ver­ne­men­tal concer­nant les pen­sions ou encore les congés paren­taux qui sont par­ti­cu­liè­re­ment inquiétantes.

Comme le résume Vie Fémi­nine, ce gou­ver­ne­ment (dont le non-res­pect total en matière de pari­té femme-homme est patent et révé­la­teur) place les femmes « en pre­mière ligne des mesures socio-éco­no­miques dras­tiques que le boys club de la rue de la Loi entend prendre ». Et le mou­ve­ment fémi­niste de s’a­lar­mer « de l’effet des poli­tiques annon­cées sur la situa­tion des femmes, déjà sta­tis­ti­que­ment plus pré­caires que les hommes. Lorsqu’on affai­blit leur auto­no­mie éco­no­mique, c’est bien aux droits des femmes que l’on s’attaque ».Fe

Certes, cer­taines de ces dis­po­si­tions doivent encore faire l’objet de négo­cia­tions avec les syn­di­cats dont nous pou­vons espé­rer qu’ils joue­ront leur rôle de contre-pou­voir et être enten­dus pour un mieux-être de toustes les tra­vailleu­reuses, et donc aus­si des femmes. Mais c’est aus­si l’en­semble des militant·es et mou­ve­ments pro­gres­sistes et fémi­nistes qui doivent s’a­lar­mer de ces mesures socioé­co­no­miques et se mobi­li­ser contre leur adop­tion au nom des droits des femmes.

  1. Comme le pointe le mou­ve­ment fémi­niste belge Vie fémi­nine dans son com­mu­ni­qué de presse sui­vant l’an­nonce de nou­veau gouvernement
  2. Nous uti­li­sons le terme « femme » à divers endroits dans ce texte lorsque nos sources ren­voient aux per­sonnes qui se défi­nissent comme telles. Il est néan­moins évident que l’ensemble des per­sonnes FINTA (femmes, inter­sexes, non binaires, trans et agenres) et des popu­la­tions mino­ri­sées se retrou­ve­ront autant impac­tées par ces mesures gou­ver­ne­men­tales, mais cer­tains textes qui ont nour­ri notre ana­lyse, ain­si que la note gou­ver­ne­men­tale, gardent encore une cer­taine vision binaire de notre société.
  3. Le terme com­mu­né­ment admis de foyer mono­pa­ren­tal est de plus en plus ques­tion­né, sachant que la plu­part d’entre eux sont consti­tués d’une mère et de son/ses enfants. Rai­son pour laquelle nous fai­sons le choix d’utiliser l’expression foyer mono­ma­ren­tal, qui ren­voie davan­tage à la réa­li­té et qui contri­bue à la démas­cu­li­ni­sa­tion du langage.
  4. Répar­ti­tion inéga­li­taire du tra­vail domes­tique entre hommes et femmes qui contraint ces der­nières, lorsqu’elles ont une acti­vi­té pro­fes­sion­nelle, à la cumu­ler avec la ges­tion ordi­naire de la vie en couple et en famille (tâches ména­gères, sou­tien des enfants, main­tien du lien social, ges­tion de l’agenda, contra­cep­tion, etc.). Défi­ni­tion issue de Les mots du contre-pou­voir. Petit dico fémi­niste, anti­ra­ciste et mili­tant, Aca­de­mia, 2022.


Cet article fait partie d'uns série de trois contributions liées aux enjeux que posent les projets gouvernementaux en matière de flexibilisation du temps de travail.

La f·r·acture sociale de la flexibilité - Andrea Della Vecchia

Les impacts genrés de la flexibilisation du travail - July Robert

Sans papiers, laboratoire de la flexibilisation du travail - Aurélie Ghalim