Toute forme d’augmentation du taux ou du volume d’imposition fiscale est qualifiée dans le discours public courant de (au choix) :
- tour de vis fiscal, c’est-à-dire de plus grande sévérité, de resserrement du carcan fiscal ;
- alourdissement de la fiscalité pour remplir ou renflouer les caisses de l’État, lequel, entité anonyme et sans visage, est ainsi implicitement supposé mauvais gestionnaire, dispendieux, gaspilleur si pas sabordeur de l’embarcation publique qu’il convient de remettre à flot ;
- charge fiscale (plus ou trop) élevée, fardeau qui pèse sur la compétitivité de notre – ou nos – économie(s), ou boulet attaché au pied du dynamisme entrepreneurial, de la rentabilité du travail ;
- pression fiscale accentuée ou aggravée, étouffant les initiatives, décourageant la volonté de travailler et pressant le contribuable « comme un citron » ;
- nouvelle ponction, c’est-à-dire une atteinte à l’intégrité physique, privant l’individu ponctionné d’une partie organique, vitale, de lui-même ;
- rage taxatoire, formule qui a fait florès dans les milieux libéraux pour stigmatiser, selon la définition que l’on retiendra du terme premier, le déchaînement de violence du fisc contre les contribuables, la fureur d’imposition de l’État-Léviathan, la folle passion de la gauche pour l’impôt, voire sa manie d’y succomber sans cesse ;
À l’inverse, les baisses du même taux d’imposition, les réductions d’impôts ou des sommes imposables, quelles qu’elles soient, sont invariablement assimilées, ou assimilables, à :
- des allègements, des exonérations, des dégrèvements… et autres synonymes de soulagement d’un poids, de dispense ou d’exemption d’une obligation, de libération d’une entrave…;
- des déductions, des défalcations, des abattements, etc. qui, d’une niche fiscale à l’autre, permettent de transformer des revenus imposables bruts en bénéfices nets, enfin…pas toujours si nets que cela si l’on veut bien prendre en considération les moyens utilisés, parfois à la limite de la légalité, dans certains cas au-delà, pour réduire les sommes soumises à imposition ;
- de la créativité, de l’ingénierie ou des astuces fiscales, précisément, comme titrait la Libre Belgique du 17 juillet 2009 au sujet des moyens mis en œuvre par Electrabel pour ne pas payer d’impôts sur ses bénéfices au titre de l’Impôt des sociétés en 2008. En Allemagne, la complexité kafkaïenne de la législation fiscale et des armées d’experts payés au prix fort permettent aux grandes sociétés du pays de soustraire chaque année à l’imposition quelque 100 milliards d’euros (un tiers du PIB belge)1, soit la différence entre les bénéfices prouvés des multinationales allemandes et les sommes effectivement taxées par Berlin ;
- des incitants ou des stimulants fiscaux, soit ce qui vivifie, fortifie, rend plus performant, plus tonique, mais aussi plus exaltant ou excitant, bref ce qui fait se sentir plus léger ou aérien, une fois que l’on est débarrassé (d’une partie plus ou moins substantielle) de la pression fiscale ;
- des avantages fiscaux quand les stimulants ponctuels se pérennisent en tendance structurelle. À l’image de celle dont ont bénéficié depuis une quinzaine d’années (avec une brusque accélération à partir de 2000) les revenus les plus élevés et les entreprises des pays de l’Union européenne au fil des réductions successives des taux d’imposition les concernant : ainsi, le taux d’imposition légale maximale sur les tranches supérieures de revenus des personnes physiques a diminué de 6,9 points de pourcent en moyenne dans la zone des 27 pays membres de l’UE entre 2000 et 2008 (avec des variations importantes entre les – 30 % en Bulgarie et les + 4,9 % en Suède) ; au cours de la même période, le taux d’imposition sur les sociétés a, lui, baissé, de 8,4 % pour s’établir à 23,5 % en moyenne dans cette zone2. Pour justifier ces choix, les gouvernements concernés invoquent le souci de se prémunir du risque de fuite des capitaux à l’étranger – un risque qu’aucune étude n’a jamais démontré en dehors des cas de fraude fiscale caractérisée –, et la volonté de booster l’économie en encourageant la consommation ou les investissements des couches les plus aisées – au lieu de quoi on a assisté à un développement vertigineux du patrimoine financier de ces mêmes catégories de revenus et une fuite de leurs capitaux vers… la recherche de gains toujours plus spéculatifs qui ont alimenté le gonflement de la bulle boursière ;
- un bouclier fiscal, pour reprendre la métaphore utilisée par le président français Sarkozy pour désigner le moyen de se défendre qu’il a offert aux 3.506 contribuables les plus aisés du pays face à l’agression du fisc, bras armé, dans la vulgate néolibérale, de l’État prédateur… La logique « protectrice » à l’œuvre ici relève pourtant moins de la défense d’intérêts menacés en quoi que ce soit, que de la préservation, voire de l’extension, de privilèges dignes de l’Ancien Régime octroyés par le pouvoir seigneurial : chacun de ces contribuables a ainsi « épargné » 116.193 €, soit le tiers des impôts qu’ils ont versés, à mettre en regard des 25.136 € que représente le revenu annuel médian des ménages français en 2005, année de référence3.
Vérités d’évidence et censure par gavage
La rhétorique, on le voit, trahit l’évolution des rapports de force idéologique et le camp dans lequel est passé le pouvoir d’énonciation… auquel André Breton attribuait, en 1924, « la médiocrité de notre univers ». Ce sont désormais les mots-lois de l’économie capitaliste de marché qui constituent l’horizon mental des sociétés et qui déclassent la politique, avec son consentement, en technique de gouvernance sur le modèle de l’entreprise privée.
Les mots, note Pascal Durand4, ne tiennent leur force et leur pouvoir que de l’environnement culturel spécifique dans lequel ils sont formulés, et de l’autorité de celui ou ceux qui les prononcent. En même temps, tout pouvoir construit sa légitimité en partie sur l’emprise qu’il exerce sur les esprits. Et celle-ci se forge à travers la force d’évidence – son illusion, en fait – dont ce pouvoir parvient à doter non seulement les mots qu’il utilise, mais aussi les représentations, l’imaginaire que véhiculent ces mots dans l’espace public.
À ce jeu, la répétition décuple le poids d’évidence : répétée et répercutée à l’infini la seule énonciation finit par valoir preuve. L’idée reçue, à force d’être reçue, paraît se fonder en vérité. Ainsi, le fameux « Trop d’impôt tue l’impôt »…
De ce point de vue, la société de communication dans laquelle, dit-on, nous baignons, accélère, densifie et valide le grand trafic du discours social sous la double pression de sa puissance de répétition du même, et de sa propre légitimité comme pouvoir à part entière : les mots qu’elle consacre font, comme elle, autorité. L’emprise du discours social dominant s’alimente en boucle, par gavage, à ses propres effets d’énonciation : c’est ce que l’essayiste et poète Annie Le Brun appelle une « censure par l’excès »5.
Pression fiscale, incitants ou avantages fiscaux sont ainsi incorporés dans les schémas mentaux de l’époque comme des termes aux représentations, négatives ou positives, rhétoriquement indiscutables, devant être acceptées comme tels… Ils deviennent des fragments du discours anonyme, mis en exergue il y a longtemps déjà par François Brune6, comme autant de « phrases impensées, de réflexions-réflexes, d’impératifs faussement évidents, de parole machinale ». Ce « langage de synthèse », comme le définit Annie Lebrun, se développe, en outre, en continuel déni de réalité, évoquant ce qui n’est plus ou même ce qui n’existe pas. C’est très clair dans l’exemple des fameux paradis fiscaux…
Si sa critique se veut, comme c’est le cas ici, ouvertement idéologique, le discours ambiant qui nous imprègne, lui, affleure dans ses propos, dans ses émergences révélatrices, comme une idéologie qui ne dit pas son nom. Ce qui est explique qu’il (ou elle) est difficile à saisir dans son ensemble tant il est à la fois impersonnel, mouvant, mais aussi spontané, présent au cœur même des propos et des images qui nous sont – ou nous semblent – si familières. Le paradoxe ou le comble de la violence du processus est le retournement de nous-mêmes, au sens policier du terme, qu’opère ce langage dans un simulacre de liberté : chacun s’approprie les mots du temps sans s’en rendre compte alors même que ce vocabulaire pseudo scientifique exproprie l’individu de lui-même, dépouille jour après jour celui-ci de la singularité de sa pensée. En infusant la moindre de nos paroles, le flux du discours quotidien, soutient François Brune, « nous inscrit malgré nous dans un vaste réseau de culture anonyme », en même temps qu’« il mine sans doute la philosophie profonde de notre culture ».
« Le capitalisme est une culture »
Or, de quel langage, de quel pouvoir, de quelle culture parle-t-on ici, à propos des mots de la fiscalité, si ce ne sont ceux du système capitaliste universellement dominant ? L’économiste Christian Arnsperger le dit bien dans son dernier ouvrage7 : « Le système capitaliste actuel est devenu une culture, une forme de conscience collective, où nous sommes tous pris, que nous le voulions ou non. Nous sommes des êtres capitalistes. Pour répondre à leurs inquiétudes existentielles, à leur peur de la fragilité, à leur angoisse de la mort, les êtres ont besoin de trouver un sens qui, pour l’instant, est fourni par ce ’’champ capitaliste’’ qui nous englobe tous. »8
Dans cette culture capitaliste néolibérale qui produit ses effets depuis une trentaine d’années, l’impôt est diabolisé. C’est l’ennemi. Particulièrement en Belgique : la détestation du fisc s’y nourrit également de la légitimité historiquement faible de l’appareil étatique central, longtemps assimilé à celui des puissances étrangères occupantes, puis à celui d’une élite bourgeoise francophone antisociale et anti-flamande, enfin à celui des holdings financiers et industriels qui ont laissé l’industrie wallonne en plan quand a sonné l’heure du déclin de celle-ci et des profits.
L’absence d’un sens commun de l’État qui en résulte a d’ailleurs engendré une culture citoyenne que l’on peut qualifier de « cynique » : les rapports que les Belges, en général, entretiennent avec la puissance publique en général sont marqués avant tout par la méfiance, un faible degré de civisme, la primauté de l’intérêt personnel, le clientélisme, la fraude fiscale, enfin, érigée en sport national.
En Belgique, les publications spécialisées ou grand public qui annoncent « comment payer moins d’impôts » ou « comment se protéger du fisc » (en invoquant jusqu’à la convention européenne des droits de l’Homme) prolifèrent. Nombre de banquiers, avocats, notaires ou réviseurs défendent auprès de leurs clients « la thèse qu’éluder l’impôt revient à faire le choix licite de la voie la moins imposée », comme le note le rapport d’une commission d’enquête parlementaire récente9. En d’autres termes, ils aident à frauder le fisc.
Que la Belgique, enfin, apparaisse à la troisième place du classement de la « pression fiscale » dans la zone euro, derrière le Danemark et la Suède, avec des recettes fiscales équivalentes à 44 % de son PIB est perçu davantage comme un titre d’infamie que comme une des raisons de l’excellence de ses systèmes de soins de santé et d’éducation fondamentale classée, elle aussi, à la troisième place… du classement 2009 du World Economic Forum, cette fois.
Contributions d’hier, taxes aujourd’hui
Le fisc, dans l’imaginaire social contemporain, c’est autant, le gendarme – l’autorité qui impose, dans tous les sens du terme, le niveau de contribution qu’un particulier doit payer – que le voleur ou le vampire. Pour preuve, dans le langage familier, « taxer », c’est aussi voler, piquer, chouraver pour reprendre les termes popularisés en France par le chanteur Renaud, entre autres : « Il m’a taxé mon cuir », « Elle m’a taxé d’une cigarette »…
Les taxes sont vécues, pour ainsi dire, comme une spoliation du bien privé, ou, à tout le moins, comme une sorte de dîme prélevée après coup sur le produit de l’activité économique au nom d’une sorte d’arbitraire étatique tout puissant : c’est la même image qu’entretient, en France, la notion de prélèvements obligatoires, qui désigne l’ensemble des impôts et des cotisations sociales.
De même, la substitution de plus en plus courante dans le parler quotidien du mot taxe à celui d’impôt est révélatrice d’un glissement plus idéologique que sémantique : le processus d’imposition, l’impôt, est confondu avec la somme fixée par l’imposition, à savoir la taxe. On peut en déduire l’hypothèse de la suprématie des chiffres sur les fonctions collectives : le contribuable moderne ne voit dans la fonction fiscale que la somme qui lui est « ponctionnée » par le fisc, tandis que sont « zappées » de son imaginaire les prestations qui, en contrepartie, sont fournies par l’Etat à l’ensemble de la collectivité, individus comme entreprises.
Il a cessé en tout cas, désormais, de parler de ce qu’il « remet aux contributions » : ça c’était avant, sous l’ère sociale-démocrate, keynésienne, des années 1945 – 1975. Les « contributions », alors, dans le langage populaire de l’époque, c’étaient aussi bien les bureaux percepteurs de l’impôt (« Tu vas aux Contributions ? ») que la part individuelle payée par chaque membre de la société, sa contribution, au processus collectif de financement par l’impôt des services publics, gratuits ou abordables pour tous.
Les idéaux de l’état social
Aujourd’hui, les services publics font partie intégrante de l’existence de tout un chacun comme la chose la plus normale du monde. Mais c’est davantage le volet service que l’individu retient sans toujours percevoir que, derrière leur organisation, se cache un modèle public de société qui traduit une aspiration à davantage d’égalité et de citoyenneté sociale.
L’égalité d’abord. En proportion de leurs revenus et de leurs contributions à l’impôt (direct et indirect) et à la Sécurité sociale, les ménages « pauvres » reçoivent en moyenne plus en termes de dépenses publiques que les ménages plus aisés.
La citoyenneté ensuite. Le sociologue Robert Castel a mis en exergue le concept de propriété sociale pour désigner la participation des individus non-propriétaires à des biens et des services collectifs dont l’État social est le promoteur. C’est en effet le rôle de la puissance publique en démocratie, soutient Corinne Gobin10, que de produire sans cesse de la « société », par le biais des prestations d’institutions délivrées, plus ou moins fortement, de l’emprise des logiques marchandes de rentabilité et de valorisation du capital.
Même chose, d’ailleurs, en amont, côté financement du bien public : verser au « pot commun » des impôts, des taxes et des cotisations sociales est un des signes et facteurs de la cohésion sociale, en ce sens que cela implique, consciemment ou non, pour les citoyens une volonté de vivre ensemble, un « sentiment de communauté de destin que ne nécessite pas l’anonymat des rapports marchands »11.
De la mise en œuvre, au moins partielle, de ces idéaux pendant près de trente ans a résulté une forte adhésion de la population à l’État social, à ses institutions et à ses mécanismes. Avec l’enraiement de ceux-ci consécutif à la « révolution » néolibérale des années 1980, la confiance envers l’autorité publique et son action s’est fortement érodée. De même, le sens civique et collectif des contributions a reflué : l’individu capitaliste d’Arnsperger crie haro sur les taxes qui le frappent au portefeuille.
La main invisible du politique
Certes, suite au « septembre noir » bancaire, le discours politique sur l’impôt a changé par rapport à l’époque où les candidats aux élections, de droite, surtout, mais aussi de gauche, martelaient lors de chaque campagne un programme clientéliste de baisses de charges fiscales et sociales sans financement alternatif des fonctions collectives de l’État.
Mais si l’impôt n’est plus frappé d’hérésie aujourd’hui, son discret retour en grâce correspond à une approche essentiellement techno-budgétaire (redresser les finances publiques mises à mal par la crise) ou à des arguments de moralisation du capitalisme (taxer les banques pour faire payer les responsables du désastre). Avec le risque que ce ressort éthique ne soit prétexte à dépolitiser le débat autour de la question fiscale, comme, d’ailleurs, à éluder une véritable réforme, politique et économique, du système capitaliste.
Or, on ne peut espérer changer la conscience collective du temps, et restaurer la confiance indispensable envers le et la politique, que par une action et un discours politique volontariste, à travers des options claires et assumées comme telles, reconnaissant ouvertement à la fiscalité un statut non de variable d’ajustement pour un moment difficile à passer, mais d’outil important, valorisé et socialement juste au service d’une vraie ambition réformatrice.
Ce n’est que de la sorte que le politique peut espérer parvenir à convaincre l’individu citoyen, tiraillé entre ses pulsions égoïstes et son désir de vivre-ensemble, de préférer le gouvernement de la puissance publique, réhabilitée à ses yeux, à la gouvernance techno-bureaucratique des règles juridiques et morales. Cela revient à le traiter en adulte, de croire en sa capacité de discernement et de contribution individuelle au bien commun. Pour que le citoyen puisse lâcher la main invisible du marché à laquelle il s’accroche par peur existentielle, il faut d’abord que le politique lui tende une main à nouveau visible.
- « L’Allemagne, paradis fiscal des entreprises », L’Écho, 08.09.2009
- « Taxation Trends in the European Union »
- Guillaume DUVAL, « Il n’y a pas que le bouclier fiscal ! », www.alternatives-economiques.fr, 17.03.2009.
- Les nouveaux mots du pouvoir, Aden, 2008.
- « Le langage reste une arme que chacun peut se réapproprier », Philosophie Magazine, février 2009.
- « Les médias pensent comme moi ! » Fragments du discours anonymes, L’Harmattan, 1993
- Éthique de l’existence post-capitaliste. Pour un militantisme existentiel, La nuit surveillée, 2009.
- « Le capitalisme n’incarne pas la liberté. Nous visons juste avec le mauvais fusil », L’Écho, 12.09.2009.
- « La lutte contre la fraude, une priorité », La Libre Entreprise, 27.06.2009.
- « Les faussaires de l’Europe sociale », Le Monde diplomatique, octobre 2005
- Guillaume DUVAL, Le libéralisme n’a pas d’avenir. Big business, marchés et démocratie, La Découverte/Alternatives économiques, 2003.
Ce texte est initialement paru dans le Cahiers de l’Éducation permanente N°35 "Merci l'impôt", PAC Éditions, 2010