Les sables mouvants de demain

Par Pierre Vangilbergen

CC BY 2.0 Kevin Doncaster

La période de confi­ne­ment liée à la crise sani­taire du Covid-19 a été l’occasion – pour celles et ceux qui en avaient les moyens – de pro­fi­ter d’une tem­po­ra­li­té mise en pause pour abor­der des œuvres longues ou com­plexes. Celles dont le temps et la patience font par­tie de l’expérience. Etant par­mi ces privilégié·es, mon choix s’est plu­tôt por­té sur la musique en appro­chant la car­rière de Neu­ro­sis. Davan­tage recon­nu que connu, ces musi­ciens ori­gi­naires de Cali­for­nie ont eu une énorme influence sur la scène metal, mais éga­le­ment bien au-delà. Géné­ra­teurs d’ambiances froides et mélan­co­liques, explo­ra­teurs du son et de la puis­sance qui rime avec lour­deur, la for­ma­tion fait explo­ser les ima­gi­naires. Les écoutes s’égrènent, jusqu’à tom­ber sur le titre « Tomorrow’s Rea­li­ty », tiré de l’album « The World as Law ». Une étrange sen­sa­tion de reflet par rap­port à ce qui est vécu actuel­le­ment. « Tonight’s night­mare is tomor­row’s rea­li­ty — You look for bet­ter­ness in eve­ry­thing you see — But poi­son all hopes of what might be » 1. On était alors en 1990, le groupe était au seuil d’un album qui allait for­ger leur iden­ti­té. Mais les lyrics étaient déjà pro­phé­tiques : 30 ans plus tard, ils pour­raient aisé­ment se col­ler à ce qu’est deve­nu notre quotidien.

Jamais George Orwell et son mythique ouvrage 1984 n’auront été autant convo­qués qu’aujourd’hui. Des liber­tés d’hier se voient désor­mais pieds et poings liés. Pour la bonne cause. Du moins, on essaie de s’en convaincre. Cer­taines rai­sons paraissent fon­dées, d’autres posent ques­tion. Jusqu’où et pen­dant com­bien de temps le bien com­mun res­te­ra-t-il inso­luble dans cette eau aci­du­lée qu’est le confort indi­vi­duel et égo­cen­trique ? On tente de s’accrocher à la rai­son comme à un bout de bois au milieu de l’océan. Mais depuis main­te­nant sept mois, la houle sen­ti­men­tale com­mence à se muer en vague. S’agrippe qui peut, comme on le peut. Jusqu’à par­fois lâcher prise et perdre ses repères. Et puis quels repères ? Ceux d’avant, qui semblent doré­na­vant encrou­tés dans un pas­sé deve­nu bon pour les manuels d’histoire ? Ceux du pré­sent, façon­nés à la va-vite et dont la consis­tance repose sur des sables sans cesse mou­vants ? Bien ins­pi­rée demeure la per­sonne qui sait avec aplomb où elle va. La majo­ri­té d’entre nous se trouve sous un étau, dont les mâchoires se rap­prochent len­te­ment mais sûrement.

Après avoir été mis en pause, on se remet en route et on reprend les che­mins de tra­verse. Ceux-là même qu’on s’était dit qu’on n’emprunterait plus. « Rewards of com­pul­sion that only satis­fy — The men­tal can­cer that infects — Those who deny — What the self reflects »2. Pous­sé dans ses retran­che­ments, l’être humain tente de faire le gros dos et ren­force comme il peut sa cara­pace. Pour peu qu’il en ait encore une. Les extré­mi­tés s’aiguisent, chaque per­sonne exté­rieure devient une menace poten­tielle. On se construit des murs, tout d’abord par empa­thie. Pour évi­ter que je sois un pro­blème pour l’autre, qui l’est tout aus­si poten­tiel­le­ment pour moi. Mais dans un recoin de son esprit, on ne peut s’empêcher de craindre qu’on finisse à un moment emmu­ré. Pous­sé vers le mur, l’animal prend peur. Cer­tains se mettent sur le dos, en atten­dant que ça passe. D’autres montrent les dents et com­mencent à gro­gner. Et puis la plu­part jette de temps à un autre un œil der­rière lui, his­toire d’évaluer les dis­tances jusqu’à quand, lit­té­ra­le­ment, ils·elles seront au pied du mur.

D’abord hasar­deuse, la mélo­die de « Tomorrow’s Rea­li­ty » s’affirme et se dur­cit, contre­ba­lan­cée entre une basse joyeuse et des chants mena­çants et vin­di­ca­tifs. Une impres­sion d’ivresse entre deux riffs. Un tiraille­ment entre deux extrêmes, sans savoir où poser les pieds, mais tout en inté­rio­ri­sant l’injonction qu’il faut avan­cer. A une dif­fé­rence près : on se met enfin à réflé­chir, à pen­ser, à remettre en ques­tion. Même si la force de per­sua­sion du chant des sirènes n’est plus à démon­trer. Tout le monde ne sera pas piqué par cette immonde bête à ten­ta­cules qu’est le Covid-19. Mais il nous aura au moins à toutes et tous ren­du visite, en nous lais­sant un pré­sent : le doute. La remise en ques­tion est l’essence même de toute volon­té à affron­ter la réa­li­té de demain. Déchar­gées avec hargne, les paroles de Scott Kel­ly et Steve Von Till, voca­listes et gui­ta­ristes de la for­ma­tion, deviennent alors un phare dans l’océan : « Look inside and find the strength — To face rea­li­ty without fear ‑Look to your­self and you will see — The evi­dence is clear »3

  1. « Le cau­che­mar d’aujourd’hui est la réa­li­té de demain – Tu recherches du posi­tif dans tout ce que tu vois – Mais cela empoi­sonne tout espoir de ce qui pour­rait advenir »
  2. « Les récom­penses de la contrainte qui satis­font uni­que­ment – le can­cer men­tal qui infecte – ceux qui nient – ce que le soi reflète ».
  3. « Regarde en toi et trouve la force – D’affronter la réa­li­té sans peur – Regarde en toi-même et tu ver­ras – la preuve est là. »