La période de confinement liée à la crise sanitaire du Covid-19 a été l’occasion – pour celles et ceux qui en avaient les moyens – de profiter d’une temporalité mise en pause pour aborder des œuvres longues ou complexes. Celles dont le temps et la patience font partie de l’expérience. Etant parmi ces privilégié·es, mon choix s’est plutôt porté sur la musique en approchant la carrière de Neurosis. Davantage reconnu que connu, ces musiciens originaires de Californie ont eu une énorme influence sur la scène metal, mais également bien au-delà. Générateurs d’ambiances froides et mélancoliques, explorateurs du son et de la puissance qui rime avec lourdeur, la formation fait exploser les imaginaires. Les écoutes s’égrènent, jusqu’à tomber sur le titre « Tomorrow’s Reality », tiré de l’album « The World as Law ». Une étrange sensation de reflet par rapport à ce qui est vécu actuellement. « Tonight’s nightmare is tomorrow’s reality — You look for betterness in everything you see — But poison all hopes of what might be » 1. On était alors en 1990, le groupe était au seuil d’un album qui allait forger leur identité. Mais les lyrics étaient déjà prophétiques : 30 ans plus tard, ils pourraient aisément se coller à ce qu’est devenu notre quotidien.
Jamais George Orwell et son mythique ouvrage 1984 n’auront été autant convoqués qu’aujourd’hui. Des libertés d’hier se voient désormais pieds et poings liés. Pour la bonne cause. Du moins, on essaie de s’en convaincre. Certaines raisons paraissent fondées, d’autres posent question. Jusqu’où et pendant combien de temps le bien commun restera-t-il insoluble dans cette eau acidulée qu’est le confort individuel et égocentrique ? On tente de s’accrocher à la raison comme à un bout de bois au milieu de l’océan. Mais depuis maintenant sept mois, la houle sentimentale commence à se muer en vague. S’agrippe qui peut, comme on le peut. Jusqu’à parfois lâcher prise et perdre ses repères. Et puis quels repères ? Ceux d’avant, qui semblent dorénavant encroutés dans un passé devenu bon pour les manuels d’histoire ? Ceux du présent, façonnés à la va-vite et dont la consistance repose sur des sables sans cesse mouvants ? Bien inspirée demeure la personne qui sait avec aplomb où elle va. La majorité d’entre nous se trouve sous un étau, dont les mâchoires se rapprochent lentement mais sûrement.
Après avoir été mis en pause, on se remet en route et on reprend les chemins de traverse. Ceux-là même qu’on s’était dit qu’on n’emprunterait plus. « Rewards of compulsion that only satisfy — The mental cancer that infects — Those who deny — What the self reflects »2. Poussé dans ses retranchements, l’être humain tente de faire le gros dos et renforce comme il peut sa carapace. Pour peu qu’il en ait encore une. Les extrémités s’aiguisent, chaque personne extérieure devient une menace potentielle. On se construit des murs, tout d’abord par empathie. Pour éviter que je sois un problème pour l’autre, qui l’est tout aussi potentiellement pour moi. Mais dans un recoin de son esprit, on ne peut s’empêcher de craindre qu’on finisse à un moment emmuré. Poussé vers le mur, l’animal prend peur. Certains se mettent sur le dos, en attendant que ça passe. D’autres montrent les dents et commencent à grogner. Et puis la plupart jette de temps à un autre un œil derrière lui, histoire d’évaluer les distances jusqu’à quand, littéralement, ils·elles seront au pied du mur.
D’abord hasardeuse, la mélodie de « Tomorrow’s Reality » s’affirme et se durcit, contrebalancée entre une basse joyeuse et des chants menaçants et vindicatifs. Une impression d’ivresse entre deux riffs. Un tiraillement entre deux extrêmes, sans savoir où poser les pieds, mais tout en intériorisant l’injonction qu’il faut avancer. A une différence près : on se met enfin à réfléchir, à penser, à remettre en question. Même si la force de persuasion du chant des sirènes n’est plus à démontrer. Tout le monde ne sera pas piqué par cette immonde bête à tentacules qu’est le Covid-19. Mais il nous aura au moins à toutes et tous rendu visite, en nous laissant un présent : le doute. La remise en question est l’essence même de toute volonté à affronter la réalité de demain. Déchargées avec hargne, les paroles de Scott Kelly et Steve Von Till, vocalistes et guitaristes de la formation, deviennent alors un phare dans l’océan : « Look inside and find the strength — To face reality without fear ‑Look to yourself and you will see — The evidence is clear »3
- « Le cauchemar d’aujourd’hui est la réalité de demain – Tu recherches du positif dans tout ce que tu vois – Mais cela empoisonne tout espoir de ce qui pourrait advenir »
- « Les récompenses de la contrainte qui satisfont uniquement – le cancer mental qui infecte – ceux qui nient – ce que le soi reflète ».
- « Regarde en toi et trouve la force – D’affronter la réalité sans peur – Regarde en toi-même et tu verras – la preuve est là. »