En particulier, on a observé ces trente dernières années une évolution très étonnante et paradoxale : l’emploi a beaucoup augmenté dans l’ensemble de ces secteurs, mais le sous-emploi a augmenté encore plus vite. Comment cela s’explique-t-il ? Simplement parce que le nombre des candidats à une carrière créative a augmenté dans une plus grande proportion que le nombre d’emplois disponibles. De même, les budgets se sont eux aussi fortement développés (les secteurs de la création connaissent d’ailleurs une croissance plus rapide que le reste de l’économie), mais moins que le nombre des prétendants à ces budgets. Au bout du compte, cela donne pour chacun moins d’emploi et moins d’argent1.
Corollairement à cette évolution, les types de contrat ont changé. Les contrats de courte, voire de très courte durée, ajustés au plus près à une prestation spécifique, se sont multipliés, tandis que les contrats à durée indéterminée, encore fréquents autrefois (dans des troupes de théâtre, des orchestres…), se sont raréfiés. De sorte que l’intermittence est devenue aujourd’hui la règle dans les métiers de la création, ce qui amène les professionnels à diversifier leurs activités pour survivre.
La multiactivité est une nécessité à plus d’un titre. En se constituant un portefeuille d’activités multiples et diversifiées, l’artiste tout à la fois augmente ses possibilités de développer des compétences nettement différenciées et limite sa prise de risques financiers. En diversifiant ses activités, le professionnel de la création est amené à multiplier aussi les casquettes : un jour, promoteur de projet, un autre employé ou collaborateur indépendant, il peut assumer des fonctions très différentes les unes des autres.
La nature même des activités peut changer. Celles-ci peuvent être tantôt totalement distinctes de l’activité créatrice, tantôt en relation avec elle (production, diffusion, enseignement, etc.). En pratique, elles permettent aussi à certains de rester dans leur secteur de prédilection en finançant eux-mêmes la pratique de leur art. Elles réduisent cependant le temps disponible pour la création. Il s’agit dès lors pour l’artiste ou le créateur de trouver le meilleur équilibre possible entre l’argent dont il a besoin pour subsister et le temps nécessaire au développement de sa production personnelle.
Quelle que soit la discipline, la réalisation d’une œuvre peut en effet exiger un long temps de préparation, période pendant laquelle le travail créateur ne génère aucun revenu. L’activité professionnelle créatrice présente donc un caractère cyclique et discontinu, qui contribue au risque de précarisation. Les périodes de chômage entre deux prestations rémunérées sont parfois l’unique solution de compromis possible.
Les conditions socioprofessionnelles auxquelles sont soumis les artistes sont largement partagées par d’autres acteurs du champ de la création, les techniciens et les intermédiaires notamment. Il arrive d’ailleurs régulièrement que les mêmes personnes exercent différentes fonctions complémentaires.
Certains artistes connaissent très vite une réussite éclatante, mais dans leur grande majorité, les professionnels de la création sont confrontés à des situations de travail précaires, surtout en début de carrière. Une situation qui se traduit par de grandes disparités de revenus, comparables aux gains d’une loterie : quelques-uns empochent le gros lot, d’autres arrivent à vivre correctement de leur travail mais la plupart ne gagnent que très peu. Les revenus peuvent aussi varier considérablement au cours d’une même carrière, ce qui n’est pas sans conséquence pour le calcul des pensions de retraite. Dans ce domaine comme dans beaucoup d’autres, les règles devraient être adaptées aux conditions professionnelles des secteurs créatifs.
Parcours professionnels bases sur des projets
Aujourd’hui encore moins qu’hier, le rapport à l’emploi des professionnels de la création n’est pas déterminé par des contrat de longue durée. Au contraire, leurs carrières évoluent grâce au développement de projets successifs.
Une œuvre – que ce soit une représentation, un album, une exposition ou autre – est par définition un projet. Travailler au projet implique « la possibilité de mobiliser uniquement pour le temps nécessaire à la réalisation d’un projet, une force de travail susceptible d’activer ses compétences dans un processus coopératif à chaque fois différent »2. Un projet étant par nature ponctuel et défini dans le temps, les travailleurs doivent être capables de s’adapter aux conditions de réalisation de chacun des projets : à la fois la variation des équipes, des clients, des conditions de travail et des rémunérations. Ils gèrent eux-mêmes les contrats de courte durée liés à leur activité professionnelle, par nature irrégulière et incertaine, en passant d’un projet à l’autre au gré des collaborations.
Les travailleurs au projet apparaissent comme des figures hybrides : ni tout à fait des salariés ni réellement des travailleurs indépendants.
Les artistes ne sont généralement pas liés à leurs donneurs d’ordre par un rapport de subordination. Au contraire, ils sont amenés le plus souvent à développer leurs projets comme des entrepreneurs, que ce soit pour répondre à des commandes ou à un désir personnel3.
Cependant, à cause de revenus trop aléatoires, surtout en début de carrière, le statut d’indépendant ne serait tout simplement pas viable pour la plupart d’entre eux. Impossible de payer régulièrement ses cotisations si l’on n’a que des rentrées occasionnelles. Impossible de simplement survivre si l’on ne touche pas un minimum d’argent dans les périodes, parfois très longues, de gestation entre deux projets ou deux commandes.
La façon dont s’organise le travail artistique est très représentative d’une nouvelle forme d’organisation du travail qui concerne une partie non négligeable de la population. Il serait cependant abusif de croire qu’elle puisse pour autant devenir la forme dominante.
Le statut social de l’artiste
D’intenses réflexions impliquant de multiples intervenants (artistes, juristes, politiques, syndicalistes, responsables institutionnels ou administratifs…) ont été menées durant les années 1990 pour tenter de trouver des solutions permettant de limiter le travail en noir et d’offrir aux professionnels de la création de meilleures conditions de vie. Ces travaux, auxquels SMartBe a apporté sa contribution au sein de la Plateforme nationale des Artistes, aux côtés d’autres organismes défendant les créateurs, ont débouché sur une importante avancée législative.
La loi-programme de 2002 a modifié la loi de 1969 concernant la sécurité sociale des travailleurs, en y ajoutant un article 1 bis qui instaure la présomption d’assujettissement de l’artiste à la sécurité sociale des travailleurs salariés. Cela signifie que l’artiste engagé contre rémunération peut désormais bénéficier de la sécurité sociale de n’importe quel travailleur salarié, même si, en l’absence de lien de subordination, il ne peut prétendre à un contrat de travail4.
Qui dit sécurité sociale dit aussi cotisation sociale et donc possibilité d’un surcoût des prestations facturées aux donneurs d’ordre. Le législateur a voulu limiter le risque que les artistes ne soient poussés à opter pour le statut d’indépendant, et favoriser les engagements sous contrat. C’est la raison pour laquelle la loi prévoit une réduction des cotisations patronales pour les contrats artistiques, sous certaines conditions visant au maintien de rémunérations décentes. Elle a aussi réglé les conditions d’accès de l’artiste à différents volets de la sécurité sociale : allocations familiales, pécules de vacances. Ces dispositions légales sont applicables à tous les artistes, créateurs comme interprètes.
Depuis sa mise en application, l’article 1er bis a permis à des dizaines de milliers de créateurs de toutes disciplines de travailler en toute légalité, en bénéficiant de la protection sociale du salarié. Elle a eu des effets bénéfiques pour les artistes, pour la fiscalité du pays (par la réduction du travail au noir) et pour son économie, puisque la sécurité offerte par ce nouveau cadre légal a stimulé l’activité de tout un secteur professionnel.
Un tel succès s’explique par le fait que le dispositif légal est parfaitement adapté aux conditions socioprofessionnelles auxquelles de très nombreux artistes sont soumis. Il offre une protection sociale digne de ce nom à tous ceux, parmi eux, qui ne peuvent être ni indépendants ni salariés sous contrat de travail.
Des points nous paraissent cependant devoir être améliorés. Nous les récapitulons dans le mémorandum que nous avons publié en 2010 à l’occasion des élections fédérales. On citera en particulier le fait qu’il conviendrait d’inclure explicitement au bénéfice des mesures prises dans le cadre de cette loi tous les techniciens associés aux projets artistiques ainsi que tous les métiers gravitant autour de la création, de la production et de la diffusion artistiques.
Nous nous attelons à d’autres chantiers encore, qui tous ont pour but d’adapter les cadres légaux et réglementaires aux réalités socioprofessionnelles des métiers de la création. Qu’il s’agisse de la réglementation du chômage, du droit du travail, des questions liées aux frais professionnels ou encore des problèmes de mobilité internationale, il importe de construire un cadre qui, par souci d’équité, prenne en compte les spécificités de ce secteur, crucial pour le développement de notre société.
- À titre indicatif signalons que la France comptait 19 100 intermittents du spectacle en 1974 et 123 000 en 2002, soit une augmentation de 650 % en moins de 30 ans. Dans le même secteur, on note la progression suivante entre 1992 et 2002 : le volume de travail a augmenté de 50 %, tandis que le temps de travail moyen par intermittent baissait de 25 % ; le volume global des rémunérations sous contrat à durée déterminée a crû de 60 % en 10 ans mais le salaire annuel moyen a diminué de 20 % durant la même période. (Cf. Pierre-Michel Menger, Les intermittents du spectacle. Sociologie d’une exception, Éd. de l’École des Hautes Études en Sciences Sociales, Paris, 2005, p. 15 et p. 255.)
- Antonella Corsani et Maurizio Lazzarato, Intermittents et précaires, Éd. Amsterdam, 2008, p. 76
- Voir L’artiste, un entrepreneur ?, Collectif sous la direction du Bureau d’études de SMartBe, coéd. SMartB — Les Impressions nouvelles, novembre 2011
- Loi du 24 décembre 2002, Chapitre 11, Statut social des artistes, publiée au Moniteur belge le 31 décembre 2002 et entrée en vigueur en juillet 2003
Marc Moura est le directeur de SMartBe, Association professionnelles des métiers de la création.