Dans ce livre, les deux autrices françaises cherchent à interroger le rapport douloureux que bon nombre de travailleur·euses entretiennent vis-à-vis de l’associatif. Leurs propos s’appuient sur un double point de vue : celui d’une ex-salariée, devenue militante syndicale au sein d’ASSO (Action des Salarié·es du Secteur Associatif) et, celui d’une militante dans des collectifs autonomes, observant une désertion des espaces de luttes par l’associatif. À partir de leurs expériences personnelles, Lily Zalzett et Stella Fihn convoquent les témoignages de personnes ayant travaillé dans l’associatif afin de disséquer ce secteur. Y sont ainsi abordées les différentes dominations qui s’exercent malgré les tentatives d’invisibiliser le rapport employeur-employé et les inégalités entre salarié·es, ou encore, l’« idéologie du dévouement » qui emprisonne les travailleur·euses dans le surtravail, les contrats précaires et les heures supplémentaires non payées. Le sentiment de bosser pour la « bonne cause » est également mis à mal dans le livre lorsqu’on regarde de plus près la fonction qu’occupent les associations dans la société et le lien ambigu qu’elles entretiennent avec l’État. De l’encadrement du prolétariat dès le début du 20e siècle à celui des jeunes de quartiers à partir des années 1980, le monde associatif n’a jamais été libre et autonome par rapport au pouvoir politique. Devenues les prestataires idéales de l’État car les moins chères et les plus compétitives, les associations sont désormais obligées de répondre à d’innombrables appels d’offre, marchés publics et appels à projets afin de garantir leur survie. Faudrait-il pour autant déserter le secteur associatif ? Pas forcément. Mais lutter en son sein ne se fait pas à n’importe quel prix. Cela suppose de croiser toutes les oppressions et de penser les luttes de façon transversales. En définitive, comme le dit l’une des autrices : « Ça ne s’oppose pas de lutter contre l’État et contre son employeur. Ça s’articule ».
Aviez-vous le sentiment d’un manque, voire d’un impensé, dans la théorie critique concernant la souffrance au travail dans le secteur associatif ?
Lily Zalzett : Il y a des ouvrages qui existent mais qui sont plutôt universitaires, on manque de corpus d’intervention là-dessus. On avait envie de réaliser des entretiens avec des personnes en souffrance, de récolter et, en même temps, de libérer la parole. Ce travail d’écriture se veut être un outil de lutte. Pour permettre aux travailleur·euses de prendre du recul et de retrouver un espace de parole. Et pour faire en sorte qu’iels soient moins isolé·es. Car on a vu de nombreuses personnes partir en burn out et se sentir responsable de ce qu’il leur était arrivé, se disant : « C’est de ma faute, j’ai trop travaillé ». C’est pourquoi il était important pour nous de sortir des trajectoires individuelles du burn out.
Stella Fihn : Cette souffrance structurelle est à mettre en lien avec le mythe construit autour du projet associatif. Celui de l’engagement, des missions qui ont tout de même du sens, des modes d’organisation qui sont moins encadrés que dans les autres secteurs du monde du travail. Il y a un flou artistique qui produit structurellement une exploitation et qui l’invisibilise. Et, donc, qui augmente la souffrance. On se retrouve embringué·e dans cette dynamique, à surtravailler et ce, sans même arriver à le formuler.
Cependant, vous observez depuis quelque temps une prise de conscience chez les travailleur·euses de l’associatif par rapport à ces conditions de travail délétères comme en témoigne, en France, l’essor du syndicat Asso. Comment l’expliquez-vous ?
SF : Je pense que c’est lié au fait que le secteur associatif est véritablement en train de remplacer les services publics. On demande de plus en plus aux associations de s’occuper de la reproduction sociale dans son ensemble. Les travailleur·euses associatif commencent à s’en rendre compte et comprennent qu’il serait en réalité plus avantageux pour eux d’avoir un statut de fonctionnaire.
LZ : Auparavant, les travailleur·euses associatifs syndiqués rejoignaient la branche dans laquelle iels bossaient. Iels ne se reconnaissaient pas tant comme salarié·e de l’associatif mais plutôt comme travailleur·euses dans le social, la culture ou encore le médico-social. Aujourd’hui, les salarié·es se demandent de plus en plus si la situation commune ce n’est pas uniquement le fait de travailler dans la culture mais aussi d’avoir, par exemple, un Conseil d’Administration. Au-delà de ce que tu fais, de ce dans quoi tu travailles, le cadre de l’association définit un commun. Au sein d’Asso, on syndique les travailleurs associatifs tous domaines de travail confondus. Ce qui n’est pas non plus sans poser de questions. Il n’y a par exemple pas de convention collective commune à l’associatif.
La force du livre est de montrer ce qui est structurel à tous types d’associations confondus. Vous n’avez pas voulu proposer une cartographie du monde associatif. Est-ce que c’était un choix voulu dès le départ ?
LZ : C’était un choix qui répondait à un discours qui m’a toujours énervé dans le secteur, celui qui consiste à dire : « oui mais ça c’est vrai que dans les grosses structures ». Comme si dans les petites associations tout allait bien parce que c’est « familial ». D’ailleurs, dans nos entretiens, on recevait des personnes travaillant dans de toutes petites structures mais qui exprimaient une souffrance similaire à celle des travailleur·euses des grandes associations. Nous avons donc plutôt voulu montrer ce qui était commun en termes d’exploitation et de souffrance au travail. L’idée est de rassembler les travailleur·euses dans la lutte plutôt que de les diviser en fonction des spécificités du secteur.
Vous montrez que dès les origines – avec la loi de 1901 – un rapport ambigu et d’instrumentalisation se noue entre État et associations en France.
SF : Pour l’État, la création du monde associatif sert à produire de la pacification. Dès le début du 20e siècle, l’idée est d’encadrer tout ce qui est corporations ouvrières ou prolétaires, tout ce qui est communes libres, organisations autogérées. Entre l’Association internationale des travailleurs (AIT), les corporations ouvrières méga-puissantes, ou les communautés autogérées qui se développent, les États européens ont du fil à retordre avec les masses prolétariennes. Il y a donc une velléité de la part de l’État à pouvoir intégrer, contrôler et légiférer sur ces organisations, avant qu’elles ne deviennent trop subversives et dangereuses.
C’est véritablement à partir des années 1970 que s’opère une délégation du service public à l’associatif. Avant on avait une fonction de l’État qui consistait, via le service publiques, à mettre en place les conditions nécessaires à ce que la société puisse se reproduire : la salubrité et la santé publique, l’éducation, et tout un tas d’outils pour que les inégalités ne soient pas trop criantes, ou plutôt que la société continue à exister sans exploser, malgré des inégalités structurelles. Désormais, avec la délégation du service public aux associations, non seulement la reproduction n’est plus un service de l’État mais elle devient un marché.
De plus, on observe cette arnaque ultime qui consiste à employer des « travailleurs pairs » [des personnes qui ont une expérience de vie et/ou de maladie similaire à celles des bénéficiaires avec qui elles travaillent NDLR]. C’est-à-dire que ce sont les bénéficiaires de ces services, ceux-là mêmes qui subissent les inégalités, qui vont être employés, à moindre coût, pour mettre en place les gardes fous qui leur permettent de rester suffisamment calmes pour maintenir leur propre statut de pauvre ! C’est comme si l’État s’était dit : « Tiens, et si on employait le lumpenprolétariat à des conditions de salaires les plus bas possible pour qu’il s’occupe de sa propre survie sociale dans le système néolibéral ! ».
LZ : En France, le gouvernement a mis en place, en 2021, le Contrat d’Engagement Républicain (CER). C’est un contrat que toute association qui reçoit des subventions publiques – même une subvention de 500 euros – est désormais obligée de signer. L’association s’y engage à respecter « les valeurs de la République ». C’est extrêmement flou. Depuis quelques jours, une affaire fait grand bruit autour de ce CER et concerne l’association pour le climat et la justice sociale, Alternatiba. Le préfet macroniste de Vienne reproche à cette association d’avoir organisé, à Poitiers, un atelier sur la désobéissance civile. Selon lui, et au nom de la loi Séparatisme, ces ateliers de désobéissance civile sont jugés incompatibles avec le CER signé entre l’association et les collectivités. Il exige que soient retirées à Alternatiba certaines subventions. Il y a aussi eu des cas d’associations menacées pour avoir tenu des réunions en mixité choisie. D’un côté, on a l’encadrement économique de l’État qui oblige les associations à répondre à des appels à projets, et, de l’autre, l’encadrement politique avec le CER.
Pensez-vous qu’on a une vision trop angélique de l’associatif ?
LZ : Quand on défend le mouvement associatif, on se réfère souvent à l’État. On lui demande des subventions et, donc oui, en toute logique, celui-ci légifère. Il poursuit sa logique d’État : il a besoin d’instruments pour mettre en place des politiques et, il le fait, notamment, via les associations. S’il met de l’argent, il veut un retour sur investissement. J’ai l’impression qu’on a été pendant trop longtemps coincé dans une espèce de discours moral par rapport aux associations qui consiste à dire, en substance, que celles-ci sont intrinsèquement du côté du bien et qu’il ne faut pas que l’État les rende mauvaises. Mais il ne s’agit ni d’être bon ou mauvais. Je trouve que c’est important de « dé-moraliser » ces questions car c’est aussi à cause de directions associatives qui disent qu’il faut défendre le secteur que tu te retrouves à bosser deux fois plus. Quand ton patron te dit « attention, on est menacés par l’État », ton travail devient quasiment du militantisme. Et, bien évidemment, tu ne comptes plus tes heures. Notre livre tente de démonter ce discours. On avait envie de penser ensemble la place des associations dans la société, ce qu’elles produisent comme conditions de travail pourries et comme précarité au nom de la « cause ».
En quoi la logique de financement par « projet » a des impacts négatifs, à la fois, sur les bénéficiaires et les travailleur·euses ?
SF : Pour leur survie, les associations dépendent de plus en plus des appels à projets pour lesquels elles vont prétendre mobiliser des compétences et un réseau qu’elles n’ont pas. Par exemple, on a vu à Marseille une association de réduction des risques répondre à l’appel à projet « #Labzéro », un laboratoire d’innovation publique financé par l’État et coordonné par la préfecture de région, censé réduire la présence des SDF sur Marseille ! Cette association, qui n’avait aucune compétence en matière d’aide à l’accès au logement ni sur la question des mineurs étrangers non accompagnés, s’est retrouvée à placer des jeunes migrants dans des hôtels tenus par des marchands de sommeil ! Alors que les mineurs étrangers non accompagnés ont droit à un hébergement. Non seulement les associations qui sont censées faire le boulot de l’État, n’ont aucune compétence pour le faire. Mais en plus elles participent à priver les usagers de leurs droits, plutôt que de pousser l’État à assumer ses responsabilités.
LZ : En interne, la conséquence concrète des appels à projets va consister à faire baisser les salaires. Lorsque les associations répondent à un appel à projet, la collectivité territoriale prendra la moins chère : la variable d’ajustement, c’est le salaire. Cela signifie qu’une direction va dire à un·e travailleur·euse : « réponds à cet appel à projet car il financera ton poste ». On se retrouve à produire son propre outil de travail ! Et comme les associations ne sont pas des SCOP (Société coopérative et participative), si tu gagnes plus d’appels à projets, tu ne gagneras pas pour autant 20 % en plus sur ton salaire. C’est uniquement la production de ton propre salaire. Ce qui crée de l’épuisement face à une multiplication de dossiers.
Vous portez une attention particulière aux différents rapports de pouvoir qui s’exercent dans les associations afin de contrer cette idée d’un « nous » associatif.
LZ : Dans les entretiens, il y a une figure type du patron associatif qui ressort très régulièrement. C’est celle d’un homme blanc, entre 40 et 50 ans, issu du milieu militant, qui a monté l’asso à bout de bras et qui passe son temps à dire qu’il est comme les autres, que lui aussi a démarré avec un bas salaire. Cette partie-là du livre était aussi particulièrement importante pour nous afin de montrer les inégalités entre salarié·es. Beaucoup de mes collègues ont régulièrement pu me dire : « entre nous, il n’y a pas de différences ». Pourtant, la segmentation genre/classe/race montre exactement l’inverse. Ces travailleur·euses qui prétendent ne pas voir les rapports de domination sont, par ailleurs, très souvent bien doté·es en capital culturel, avec des hauts niveaux d’études. Iels ne se rendent pas du tout compte qu’iels ont les bons codes, le bon langage. Iels passent pour des travailleur·euses très impliqué·es et le patron les laisse plutôt tranquilles sous prétexte qu’iels « comprennent le sens des choses ». Cette question des diplômes, de qui a accès aux bons postes dans l’associatif, CDD ou CDI, de mi-temps ou temps plein est importante à observer afin de relever les disparités.
Vous avez décidé de féminiser en grande partie votre texte car vous dites que les femmes dans les associations ont une existence sociale spécifique. Pouvez-vous nous la décrire ?
SF : D’une part, on observe qu’il y a principalement des femmes dans le médico-social et dans l’économie sociale et solidaire : les emplois du care sont essentiellement féminins. D’autre part, plus on augmente dans la hiérarchie, plus ça se masculinise.
LZ : Dans le travail associatif, on est biologisée en tant que femme. Par exemple, s’il y a un conflit d’équipe, ce sont très souvent les femmes qui s’occupent d’aller voir les travailleurs. Elles se mettent à faire du care de conflit. On pense que ce sont des gestes intrinsèques et naturels à sa condition de femme. C’est incroyable que ces questions qui relèvent du care ne soient absolument pas questionnées, même dans les associations qui raflent, par exemple, tous les appels à projets sur les questions d’éducation anti-sexiste. Des assos qui iront ensuite expliquer aux gamins de quartier qu’ils doivent faire attention à leur comportement sexiste…
L” « idéologie du dévouement » que vous décrivez emprisonnerait encore davantage les femmes ?
LZ : Lorsqu’on se plaignait de devoir trop bosser, le premier réflexe de mes collègues masculins était de dire « mais personne t’oblige à faire ça ! ». On a souvent tendance à rétorquer aux femmes qu’elles sont trop investies émotionnellement. Ton dévouement, on le crée, on le recherche mais on te le reproche aussi, et particulièrement si tu es une femme.
Vous ne vous prononcez pas sur des modèles de gouvernance qui pourraient améliorer les choses…
LZ : On n’avait pas envie de proposer un outil parfait ou un mode de gouvernance à suivre même si on peut quand même affirmer qu’il est primordial de faire exister, au sein de la structure, des espaces de parole pour tous·tes les salarié·es avec l’employeur. En fait, une mode inquiétante sévit actuellement en France, celle du « dispositif local d’accompagnement ». En gros, ce sont les associations qui s’occupent des associations qui vont mal. C’est une espèce de milieu alternatif qui fait payer des journées de formations très chères pour trouver des solutions pratiques et parfaites pour mettre fin à la souffrance au travail… On avait très peur que le livre soit employé de cette manière-là. Or, je pense que c’est bien aux salarié·es de définir les modes qui sont adaptés et qui sont en rapport avec leurs luttes, avec leurs situations vécues, et non pas à un bouquin ou une formation de dire comment faire.
Il en va de même dans la défense de la liberté associative qui ne doit pas être déconnectée de la question du travail. Il faut, certes, défendre ces libertés mais ça se fait avec les salarié·es. et les usager·es. Ne déléguons pas la question des luttes associatives à des représentants hauts placés.
Lily Zalzett, Stella Fihn, Te plains pas, c’est pas l’usine - L’exploitation en milieu associatif, Niet, 2022 (rééditon enrichie d’une postface sur le travail associatif en temps de pandémie et des perspectives de lutte)