Comment se manifeste l’emprise des lobbies et des multinationales sur les institutions et le Parlement européen ?
Le lobbying, c’est la tentative d’influencer les lois. A Bruxelles, il peut s’exercer de plusieurs manières différentes.
D’abord, par la mise à l’agenda de certains thèmes. Ils n’étaient pas à l’agenda public de la Commission et le deviennent à travers l’action des lobbies. Je pense à la Directive sur le secret des affaires : un cabinet d’avocat commandité par des entreprises a réussi à mettre une de leurs demandes à l’agenda politique et amener la Commission européenne (CE) à légiférer sur la question.
Ensuite, en faisant en sorte que les lois soient retardées. Par exemple, la directive tabac, pensée à la Commission dans les années 90, signée au parlement en 2014 et qui sera mise en application en 2020 : on aura donc mis 30 ans à mettre en place une réglementation sur le tabac en Europe en raison du freinage des lobbies du tabac, parmi les plus puissants. On estime qu’ils ont dépensé environ 7000 euros par député européen au moment du vote de la directive.
De même concernant la définition des critères des perturbateurs endocriniens, c’est-à-dire les produits chimiques qui affectent notre système hormonal et peuvent provoquer certains cancers, de l’obésité, du diabète etc. Ces produits, le Parlement européen avait demandé à la Commission de les définir afin de les limiter sur le marché et de protéger la santé publique. La Commission a mis deux ans à établir une définition, dépassant la date limite donnée par le Parlement, et ce en raison du lobbying de ECPA, le lobby européen des pesticides. Celui-ci a repoussé autant que possible cette définition étant donné que beaucoup de pesticides sont des perturbateurs endocriniens.
Enfin, par la production d’amendements. On estime que près d’un tiers des amendements proposés par des députés européens sont des copié-collés de positions fournis par des entreprises. Un phénomène renforcé par le fait que des eurodéputés sont parfois embauchés par des entreprises privées. Ce qui crée évidemment des conflits d’intérêt.
Il y a aussi un lobbying indirect via des instituts de recherche financés par des multinationales. Comment s’exerce leur influence sur les décisions politiques ?
C’est ce qu’on appelle la technique de « la chambre d’écho » : pour faire passer un message à Bruxelles et être écouté, il faut le répéter via des canaux différents. A force d’entendre ce message de plusieurs bouches différentes, on finira par le prendre en considération. Les industriels du tabac vont par exemple directement ou via leur lobby, tenter d’imposer l’idée que « non, le tabagisme passif ne tue pas ». Mais ils vont également le faire via un think tank, un institut de recherche ou financer une recherche scientifique qui va donner les résultats qu’ils veulent avoir. C’est aussi souvent le cas pour les lobbys des OGM, des pesticides ou de l’industrie pharmaceutique.
On a aussi affaire à des cabinets de relations publiques (RP) qui vont suivre votre image de marques dans les médias et sur les réseaux sociaux pour faire en sorte qu’on parle toujours de vous en bien, par exemple en tenant à la culotte les journalistes qui auraient écrit un article défavorable, en leur demandant leurs preuves, de défendre leurs argumentaires etc. Les agences de RP vont aussi promouvoir les messages des lobbies via des conférences de presse et d’autres moyens de communication pour essayer d’orienter des articles de presse. Ou en jouant d’influence sur Twitter ou Facebook, en créant et modifiant des pages Wikipédia. Tout cela affecte l’opinion publique.
Il existe également des cabinets d’avocats qui vont chercher à influencer l’écriture elle-même de la loi, les personnes qui écrivent les lois, les petites mains. Ce sont donc des mercenaires du lobbying, payés pour influencer, voir ou ne pas voir une loi mise en place. Un cabinet comme Alber & Geiger explique par exemple sur son site comment ils ont été payés par Papier-Mettler, plus gros producteur de sac plastique en Europe, pour tuer la Directive sac plastique et refuser leur interdiction. C’est un lobbying efficace et surtout discret car les avocats ne sont pas tenus de dévoiler qui sont leurs clients. Ils peuvent même aller proposer « d’aider » les fonctionnaires pour l’écriture elle-même de la loi, se faisant passer pour expert neutre alors que derrière, ils ont un agenda politique.
Que représente le poids du lobby à Bruxelles ? On parle de 1,5 milliard d’euros de dépenses en lobbying par an et de 25.000 personnes employés à temps plein attachés à ce lobbying.
Ce chiffre est une estimation car il est difficile de connaitre leur nombre exact étant donné qu’il n’est pas obligatoire à Bruxelles de se déclarer comme lobbyiste (contrairement à Washington). Par ailleurs, tous les lobbyistes ne travaillent pas pour les grandes entreprises. On estime que 70% d’entre eux sont aux services des grandes entreprises. Ensuite, 20% qui travaillent pour des autorités locales (une région européenne par exemple qui elle fera plutôt du lobbying pour obtenir des subventions publiques européennes). Et enfin, 10% pour des intérêts publics (syndicats, groupe de consommateurs…). Mais oui, c’est beaucoup : Bruxelles est la deuxième capitale du lobbying au monde derrière Washington.
Pour se faire l’avocat du diable, n’est-il pas normal que des entreprises voient leurs intérêts représentés parmi d’autres ?
Oui, c’est normal mais ce qui est dangereux c’est la réaction du législateur par rapport à cela, c’est la trop grande proximité ente la Commission et les lobbies, c’est la très grande porosité et proximité entre élus ou hauts fonctionnaires avec les grandes entreprises. Car l’action des lobbies n’est efficace que parce que les institutions sont poreuses.
C’est aussi dû au fonctionnement de la Commission. Il arrive que des fonctionnaires qui changent de dossier tous les 5 ans, se retrouvent sur des nouveaux dossiers sur lesquels ils n’ont pas forcément l’expertise, qu’ils vont alors chercher auprès des lobbies qui les sollicitent. Ce qui révèle un certain manque de personnel et d’expertise en interne que les lobbies viennent combler.
Il y a aussi un manque de débat public : on n’a pas d’opinion publique européenne, peu de gens comprennent ce qui se passe à Bruxelles, c’est en anglais, c’est technique… Et puis, l’information n’est pas forcément relayée au niveau des citoyens de chaque Etat par les médias nationaux. Cette opacité permet que les choses ne soient pas débattues publiquement et que les lobbies trouvent plus facilement leur chemin.
Bruxelles n’est pas transparente, d’autres capitales européennes ne le sont pas non plus mais elle, en tant que capitale européenne devrait être exemplaire sur ce point.
Le « pantouflage », c’est-à-dire l’aller-retour du public au privé, a l’air d’être une pratique très acceptée dans les institutions européennes. Est-il assez réglementé ?
Au niveau du Parlement, c’est tout à fait légal pour un eurodéputé d’avoir un autre emploi à la simple condition qu’il le mentionne sur sa déclaration d’intérêt.
Pour ce qui est de la Commission européenne, actuellement, lorsqu’un Commissaire ou haut-fonctionnaire veut partir dans le privé, il doit demander une permission de sortie à un Comité éthique, un groupe constitué d’experts pas forcément indépendants (certains lobbyistes en font même parfois partie). Cela leur est accordé la plupart du temps : il n’y a eu qu’un seul refus depuis sa création. Mais il n’y a pas que les sorties, les autorisations de départ en « sabbatique » posent également de nombreuses questions. On a vu par exemple des haut-fonctionnaires travailler sur des dossiers énergétiques au sein de la Commission partir travailler un an en sabbatique à Saudi Aramco (une entreprise pétrolière gazière saoudienne) puis revenir ensuite à la Commission. Ou encore des membres de la CE travaillant sur des questions de compétition, sur les monopoles, aller travailler dans un lobby puis être réintégré à la Commission ensuite. Tout est parfaitement légal… C’est vraiment un problème de règle : il n’y en a pas assez.
Quelles mesures prendre pour réduire cette porosité structurelle entre les lobbies et les institutions ?
Rendre l’enregistrement des lobbies obligatoire. Actuellement, des représentants d’organisations, cabinets d’avocats ou entreprises peuvent rentrer au Parlement, avoir un accès à tous les eurodéputés, aux commissions, savoir qui fait et qui pense quoi. Or, on ne sait pas toujours grand-chose sur eux, à qui ils ont accès, pour qui ils travaillent ou combien ils dépensent.
On peut aussi exiger plus de transparence des institutions. Que le Conseil ou la Banque Centrale Européenne, dont pratiquement rien ne filtrent, rendent public leurs rencontres extérieures, l’agenda des réunions et les PV et la teneur de leurs discussions. Que tous les députés rendent disponible leurs agendas, leurs correspondances, et les personnes rencontrées, ce qui est déjà le cas pour les Commissaires et membres de leur cabinets, afin que des organisations comme les nôtres puissent veiller sur les amendements. Que les documents publics demandés par des organisations comme les nôtres à la CE nous soient transmis en temps et délais et pas noircis à 90 %.
Et bien sûr, il faudrait interdire d’avoir des emplois privés en plus de la fonction de député, fonction qui est, rappelons-le, très bien rémunérée et nécessite un temps-plein réel !
Le président de la CE Juncker veut étendre la « période de refroidissement », durée pendant laquelle un ancien membre de la Commission doit demander l’autorisation au Comité éthique avant d’accepter un contrat dans le privé, de 18 mois à 3 ans. Et pour ce qui est des Commissaires eux-mêmes, de 18 à 24 mois. Est-ce suffisant ?
C’est raisonnable mais il faudrait commencer par faire réellement appliquer les délais sur la sortie des Commissaires ! Or, il n’y a actuellement aucune volonté politique de mettre en application la moindre règle déontologique. On l’a vu avec l’embauche de Barroso par la banque Goldman Sachs, la Commission n’a réagi –mollement– qu’une fois que cela soit devenu un scandale. Il est donc nécessaire que le Comité éthique soit renforcé c’est-à-dire constitué de personnes indépendantes et surtout doté de capacités de sanctions dissuasives en cas de manquement.
Pour lutter contre les lobbies et leur usage d’instituts de recherche privé, ne faudrait-il pas également favoriser et mieux financer la recherche publique ?
Oui, financer et utiliser la recherche publique et indépendante car le choix de l’expertise est déjà politique. La Commission pourrait faire plus souvent appel à des recherches universitaires plutôt que des think tank privés très orientés.
On peut aussi songer à équilibrer et diversifier les membres des groupes d’experts que la CE met en place, groupes qui émettent des recommandations sur certains thèmes. Il y a souvent dans ces comités un grand manque d’équilibre d’opinion et d’indépendance. A tel point que le Parlement a pendant plusieurs années refusé de donner le budget en raison des règles opaques et injustes de nomination ! Par exemple, 80% des membres d’un groupe d’experts créé suite à la crise financière était lié aux banques, et ce groupe était présidé par Jacques de Larosière, connu pour ses positions en faveur des banques : il y avait donc conflit d’intérêt total ! On a aussi vu un groupe d’expert sur l’évasion fiscale dont faisait partie KPMG, groupe qui conseille les entreprises pour faire de l’évasion fiscale ! Or, ces Comités d’experts ont un rôle déterminant sur la manière dont sera formulée ensuite la loi. C’est vraiment le moment où on pose la question et le cadre politique, où il est possible de changer l’esprit de la loi. Par exemple, une commission réfléchissant sur le gaz de schiste qui serait composé d’ONG, d’universitaires, de gouvernements, d’industriels équitablement représentés poserait la question en terme de « Est-ce que c’est une bonne chose ou non de développer l’extraction du gaz de Schiste ? ». Mais si la commission d’experts est essentiellement composée d’industriels du gaz de Schiste (comme ce fut le cas), la question va devenir : « Comment fait-on pour rendre son extraction plus sûre », ce qui n’est pas exactement pareil !
Les traités de libre-échange comme le CETA, le TISA ou le TTIP favorisent-ils le lobbying ?
Oui, par les procédures de tribunaux d’arbitrage qui permettent aux entreprises de pouvoir aller dans une justice parallèle qui donne souvent raison à l’investisseur et surtout coûte cher pour un Etat. Dans un résumé d’une rencontre entre Chevron et la Commission datant d’avril 2014 auquel nous avons pu avoir accès, Chevron indiquait que ces tribunaux d’arbitrage étaient clairement pour eux un moyen de dissuasion. Et de fait, des entreprises américaines ou canadiennes pourraient aller voir la Commission pour arguer du fait que leur projet d’interdiction de tel pesticide ou de l’extraction du gaz de schiste va leur faire perdre des bénéfices attendus et qu’ils saisiraient les tribunaux si elle en faisait une loi. Or, le risque même de l’attaque judiciaire et des coûts induits peut freiner la CE dans la conception de cette loi ou lui faire renoncer.
Un autre aspect qui renforce le lobbying, c’est la coopération réglementaire. Cela obligerait en effet la CE à consulter ses homologues américains du commerce sur toutes nouvelles lois qui aurait un impact sur le commerce. On devra donc avoir l’avis du Gouvernement américain avant même de pouvoir déposer une loi au Parlement européen. Cela veut dire qu’on va regarder nos futures lois sous l’œil unique du commerce, évacuant au passage des considérations sociales, environnementales ou de santé publique. Par exemple, l’idée de réglementer les nanotechnologies pourrait être mise à mal, le Gouvernement américain pouvant décider que notre principe de précaution n’est pas pertinent, que les entreprises américaines utilisent déjà ces technologies etc. On l’a d’ailleurs déjà vu avec « Safe Harbour », un accord entre le gouvernement américain et la Commission, qui permettait aux entreprises américaines de ne pas respecter la Directive européenne sur la protection des données privées et de renvoyer les données de citoyens européens aux Etats-Unis. Cet accord a été déclaré illégal suite à une plainte d’un citoyen autrichien à la Cour européenne de justice et pourtant, il avait été décidé dans le cadre d’un accord officiel. Les Américains aimeraient beaucoup négocier des exceptions par rapport au droit européen. Ce qui nous expose à des risques de pression accrue des entreprises à travers le Gouvernement américain pour limiter les futures lois.
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