Comment vous en êtes arrivé à traiter cette question des Brigades rouges et de la lutte armée dans votre documentaire Do you remember revolution et aujourd’hui dans votre pièce L’embrasement ?
C’est une période que j’ai vécu et que je voulais questionner. J’étais à l’Université de Bologne à la fin des années 70. Je faisais partie de ce mouvement, de cette constellation regroupant les précaires, les prolétaires, les squatteurs, les collectifs féministes, les partis d’extrême-gauche, les anarchistes, les féministes, les antinucléaires, les catholiques pour le socialisme, les prêtres ouvriers… Tout ce qui était à la gauche du Parti communiste italien (PCI). C’était un mouvement qui recevait le soutien d’une grande partie de la classe ouvrière. Un mouvement d’insubordination généralisé qui a subi une répression extrêmement violente de la part du pouvoir — violence physique, licenciements, intimidations. Une répression brutale et généralisée qui s’abattait indistinctement sur l’ensemble de ce mouvement social même dans ses démonstrations les plus pacifiques. Ça a rendu la situation explosive.
On se posait tous la question : comment réagir face à cette violence ? Certains ont choisi la lutte armée. Ils pensaient qu’ils pourraient amener à une révolution plus générale. Qu’ils représentaient l’avant-garde de ce mouvement ! J’ai rencontré des femmes qui ont été membres des Brigades rouges (BR) ou de Primea Linea, des groupes qui sont entrés dans la lutte armée dans les années 70. On dit toujours que c’est leur violence qui a provoqué la réaction violente de l’État. Non, elles l’indiquent dans le film, ce ne sont pas elles qui ont commencé. Les forces répressives ont commencé à tirer sur les foules de manifestants. En 1977, à Bologne, lors d’une manifestation pacifique, les carabiniers ont tiré dans le dos de Francesco Lorusso, un étudiant d’une vingtaine d’années. Je l’ai vu tomber.
J’ai voulu faire ce film car il fallait que je demande à ces femmes- qui étaient parties comme moi du même projet de communisme, un peu utopique, d’un changement radical de l’état des choses dans lesquelles on vivait « qu’est-ce qui a fait qu’elles avaient finalement choisi de faire la lutte armée » ?
Avec quel questionnement êtes-vous allé à leur rencontre ?
Une des questions que j’ai voulu poser était : « qu’est-ce qui vous a donné le droit de mettre en jeu votre vie et de tuer celle des autres ? ». Pour moi et pas mal de gens de ce mouvement social, je pense qu’on a quelque part délégué la violence à ces groupes armés en raison de notre incapacité d’agir face à la violence étatique et au meurtre d’État. C’est comme si on leur avait délégué notre rage, notre désespoir, notre douleur pour répondre à cette violence absolument injustifiée à nos yeux. Il faut avoir l’honnêteté de le reconnaître. C’est une des raisons qui a fait qu’on a pu quelque part justifier pendant un certain temps la violence des BR. Mais quand les BR ont commencé à mener des actions de plus en plus éclatantes — c’est un mot terrible, je le dis dans le texte de la pièce‑, une surenchère pour exister, on a commencé à se poser des questions au sein du mouvement et à vraiment prendre nos distances.
Une autre de mes questions était : quand on choisit une lutte armée, comment on définit l’ennemi, comment on en arrive à se sentir en droit de le tuer car on pense qu’on est en guerre et comment on le tue. Et comment on finit par tuer l’ennemi à l’intérieur du groupe, donc aussi les amis d’hier. Par exemple, les « repentis » qui ont balancé leurs compagnons en échange de réduction de peine. Il s’agit de tuer celui qui a été ton compagnon de lutte jusque-là.
Pourquoi avoir choisi le regard de femmes ? Tant dans votre film que votre pièce. Ont-elles un regard particulier ?
La première intention, c’était de donner une voix aux femmes. Il y avait beaucoup d’interviews dans la presse ou de livres de leaders hommes de ces groupes armés, qui s’exprimaient une fois sorti de prison. Mais on n’entendait pas les femmes qui en faisaient partie aussi. Ou alors, on donnait la fausse impression qu’elles n’avaient fait que suivre un amoureux ou un frère dans la lutte armée. Or, je savais bien qu’il s’agissait d’un choix éminemment politique pour elles. Un choix que je discute et mets en question. Moi, comme des milliers d’autres n’avons jamais cru que l’Italie était prête pour une insurrection ni que la lutte armée était un instrument judicieux pour mener à bien ces buts. Personnellement, j’étais et reste contre la peine de mort. Ce qui ne m’empêche pas d’essayer de comprendre comment des femmes comme moi en sont arrivées là.
Si « terrorisme » c’est terroriser, semer la terreur, alors non, je ne pense pas que les femmes que j’ai filmées dans Do you remember revolution » rentrent dans ce cadre. Ce sont, selon moi, des femmes qui ont pris les armes et se sont lancées dans la lutte armée parce qu’elles croyaient que, par ce moyen, elles seraient à l’avant-garde d’une insurrection, d’une révolution. Au début, elles ont milité avec des actions démonstratives pacifiques, manifestations ou occupations. Et au fur et à mesure de la répression, de plus en plus brutale, du pouvoir en place, elles en sont venues à répondre à ces violences étatiques par la violence armée.
Vous n’aimez pas ce mot de « terrorisme », que lui reprochez-vous ?
C’est un mot dont il faut interroger le sens. On met sous ce terme de « terroriste » un peu de tout. Surtout depuis le 11 septembre. N’oublions pas que les résistants, ou les partisans ont toujours été appelés des « terroristes » par le pouvoir. Ceux qui résistent. C’est comme ça que les nazis nommaient les résistants pendant la Deuxième Guerre mondiale. C’est comme ça que le pouvoir nomme les Tchétchènes ou les Palestiniens aujourd’hui. Et qu’on considère comme des barbares en plus. Ce sont ceux qui balancent des pierres ou qui se font sauter en l’air. Or, je veux le souligner, on fait avec les armes dont on dispose. Le « terrorisme d’État », celui qui veut remettre de l’ordre, dispose d’armes beaucoup plus redoutables pour terroriser. On n’interroge d’ailleurs jamais ce terrorisme du pouvoir.
L’Italie se situait entre toute une série de dictatures comme la Grèce, l’Espagne, le Portugal. C’était le pays avec le Parti communiste le plus puissant et le plus grand syndicat de gauche en Europe. Il était très important que le pays ne penche pas trop à gauche. Ça explique les bombes partout, placées par les services secrets et l’État. Les BR n’ont jamais utilisé de bombe — à part pour réaliser une évasion. Bien sûr, c’était les « années de plomb » et une certaine peur régnait. Mais ce climat de tension n’était pas le fait des seules Brigades Rouges. C’était un jeu complexe qui mêlait l’extrême-droite (auteure d’ailleurs de nombreux attentats qu’on attribuait à tort à l’extrême-gauche et aux anarchistes) et de l’État. Ce n’était pas de la paranoïa de notre part, on le sait bien à présent. C’était une manière de criminaliser le mouvement.
Il faudrait faire l’histoire de cette terreur semée en Italie, des actions menées pour mater le mouvement social et établir un climat de peur. En Italie, c’est difficile de revenir sur l’histoire de ces années-là. De voir pourquoi c’est né, mais aussi voir comment ça a failli. Les parents des victimes s’insurgent dès qu’on tente d’évoquer cette période. Or, je pense qu’à cause de cette impossibilité de revenir sur le passé, on empêche que cela n’arrive plus jamais. On a d’ailleurs vu dans les années 2000, une résurgence de groupes armés, les « nouvelles Brigades rouges ».
D’une manière générale, c’est un sujet délicat qui déchaine rapidement les passions…
Oui, lorsque j’ai présenté « Do you remember revolution ? » au Festival Europa de Berlin, j’ai même été accusé par un journaliste allemand d’être « pire que les nazis » car les nazis eux, au moins, obéissaient aux ordres tandis qu’elles — ces femmes — les donnaient. Il trouvait que je ne les jugeais pas assez sévèrement. Je lui ai répondu que ces femmes avaient déjà reçu un jugement. Que ce n’était pas mon rôle de refaire leur procès. Au contraire, mon rôle était de poser d’autres questions que celles du juge. D’essayer de voir pourquoi et comment elles en étaient arrivées à passer à la lutte armée, à tenter de comprendre leurs actions. Mais, je suis toujours allée les voir sans complaisance à leur égard, sans cautionner leurs actions, n’étant pas d’accord à la base avec leur choix de la lutte armée. Je me suis toujours située plutôt dans la posture d’Albert Camus, lorsqu’il se retrouve face à un militant du FLN, lui disant que sa mère aurait pu être dans le tramway qu’ils ont fait exploser et qu’entre la justice et sa mère, il choisissait sa mère.
Dans le texte de L’Embrasement, il y a un vocabulaire religieux qui revient souvent. Est-ce que rejoindre un groupe armé, c’est comme rentrer en religion ?
Ça me fait penser qu’à l’époque, certains journalistes italiens appelaient la tendance de ces groupes armés à aller jusqu’au bout pour une cause, pour leur foi « il cattocomunismo »… On m’a en effet plusieurs fois fait la remarque que mon texte pouvait parfois utiliser un langage religieux, y compris, Anne Bisang qui met en scène la pièce. Ce n’est pas conscient en tout cas. Peut-être s’agissait-il de rendre certains mots plus socialement acceptables en les empruntant à un autre registre pour qu’on les entende de nouveau.
Par contre, je sais que je voulais modifier certains termes galvaudés, vidés de leur sens pour leur redonner de la consistance. Ne pas utiliser « révolution », mais « la foi ». Car à présent, le terme de « révolution » se retrouve partout, et même dans la mode ! Je pense que c’est un mécanisme dangereux que le pouvoir utilise pour enlever du sens au mot. Mais cette perte de sens se produit aussi pour ces mots à force d’être scandé par des militants. Dans le texte, je dis à un moment « un mot qu’on crie tous ensemble, d’une seule voix », mais je ne dis pas lequel. Ces slogans et ces mots politiques, je ne voulais donc plus les utiliser au premier degré car j’estime qu’ils ont perdu leur sens. Il fallait pour moi leur redonner du poids, se redemander ce qu’ils signifiaient.
De quoi se nourrit le texte de votre pièce ?
Bien entendu de mes rencontres avec ces femmes, de témoignages notamment que je n’ai pas pu utiliser dans mon documentaire. Mais aussi de beaucoup d’interrogations qui subsistaient après ces interviews, de mes rencontres, de mes souvenirs, de mes lectures de Camus, j’ai essayé d’aller jusqu’au bout de quelque chose dans le texte. Une des femmes veut mourir, l’autre non, elle veut essayer de voir ce qu’elle ferait si elle était libre maintenant. On est plutôt du côté d’une tragédie. Face au choix entre liberté et nécessité.
Dans la pièce, il y a quelque chose de l’ordre de se perdre dans le nouveau rôle, leur couverture, jusqu’à en oublier qui on est. Et puis on se bat pour le peuple, mais on se coupe de la base en étant dans la vie clandestine. Le combat devient autarcique.
C’est un des drames fondamentaux et inévitables, une coupure entre ceux qui rentrent en clandestinité et ceux qui restent dehors. Se séparer, ne plus savoir. Et nous, de dehors, de ne plus comprendre ce qui se passent dans leur groupe. Le texte reprend beaucoup de ces interrogations, de cette fracture. De choix faits par eux qui retombent sur les autres. Je voulais faire figurer le prix de ces choix – Adriana qui abandonne sa fille par exemple. Je m’en vais, je vais payer de ma vie, de celle de l’ennemi, mais aussi des gens qui vous aiment, de la famille. C’est beaucoup de douleur.
Il y a aussi la question de la ressemblance des adversaires. Les groupes clandestins constituent des « tribunaux populaires », décident de faire justice et procèdent à des exécutions. Tout comme la répression a pu être violente et être l’occasion de lois d’exception loin d’être démocratiques et d’assassinats de membres des BR.
C’est toute la question spéculaire, du miroir. Si on attaque l’ennemi avec ses armes, on devient comme lui. Les adversaires se ressemblent. Camus l’avait indiqué « si tu mets un pas dans l’injustice, c’est fini ». Mais quelle est l’alternative ?
En fait, c’est la question de l’usage de la violence en politique face à l’injustice qui touche plus largement tous les mouvements sociaux.
Si on veut manifester contre un licenciement, une répression finalement on sait qu’on va dans le champ de l’ennemi. Par exemple, le G7 se réunit. Comment ne pas jouer leur jeu ? Est-ce qu’on va dire non sur leur terrain, là où ils ont décidé où, quoi, comment ? Si on n’y va pas, c’est le silence, on n’existe pas. Si on y va, bien dans les rangs, comme eux veulent qu’on soit, quel est l’intérêt ? Si ça déborde, si on dépasse l’interdit, on entre aussi dans leur jeu car ils nous criminalisent. Ils sont alors en droit d’user de violence, de nous massacrer. C’est ce qui s’est passé par exemple à Gênes en 2001 avec la mort de Carlo Giuliani et la répression très violente des manifestants.
J’ai parfois l’impression que le pouvoir empêche ce questionnement, efface ce qui avait eu lieu, afin que ça recommence. Lorsque j’entends de jeunes militants ici en Belgique, c’est comme si tout ce questionnement n’avait pas eu lieu. Ils s’imaginent qu’en mettant le feu à une prison ou à un centre fermé, alors ils auront fait une belle action démonstrative : « détruisons les prisons ». Or, cela a déjà été tenté. Le résultat, c’est qu’on risque surtout d’isoler encore plus les demandeurs d’asile enfermés. Qu’on leur enlève les téléphones portables, l’accès aux avocats etc. Je ne veux pas être défaitiste et dire qu’il ne faut pas lutter, mais il faut vraiment beaucoup réfléchir à où, comment et en quelles circonstances agir.
Peut-on dire que vos personnages dans L’Embrasement tournent autour de cette alternative un peu impossible que vous évoquiez ? Entre un « si on ne fait rien, on n’existe pas », mais « si on manifeste, si on déborde, c’est violent et on est criminalisé ».
Oui, c’est très fort ça, mais c’est aussi, au début, un des personnages qui est très agressif envers le public. Elle pense que ça ne sert à rien de dire, de parler : « autant se coudre la bouche » dit-elle. L’autre souhaite quand même essayer, toucher les quelques personnes qui voudront bien entendre. Même si parfois, ces deux sœurs qui parlent se confondent dans leur discours. Au fur et à mesure, l’enthousiasme, les souvenirs font qu’elles se laissent aller, mais c’était aussi une façon de dire, en Italie, qu’on refuse de les écouter.
J’ai longtemps gardé ce texte dans les tiroirs. J’ai eu beaucoup de mal à trouver quelqu’un qui veuille mettre en scène l’Embrasement. Ça bloquait pour des raisons, semble-t-il, politiques. Parce que je ne jugeais pas assez. Ou bien parce que j’étais trop empathique. Ou bien parce que c’était défaitiste. Trop extrémiste. Et une écriture trop difficile. Quand Anne Bisang m’a dit qu’elle était intéressée, qu’elle avait déjà fait une lecture à Genève, qu’elle voulait le mettre en scène. Je lui ai donné carte blanche. Je suis très contente qu’elle ait eu le courage de le mettre en scène. Elle croyait dans le texte.
Aujourd’hui, on vit des temps troublés pour ainsi dire chaotiques. La situation économique semble à bien des égards pire que celles des années 70.
Oui ça me semble pire aujourd’hui. Même si les problèmes commençaient dans les années 70, le chômage, le précariat, les restructurations, aujourd’hui, c’est pire, ne serait-ce qu’au niveau écologique.
Pour autant, la question de la lutte armée ne se pose plus. Pourquoi la violence ne semble plus être une option ?
Mais peut-être parce que ces femmes étaient déjà « hors de l’Histoire » à l’époque ! À un certain moment, dans Do You Remember Revolution, une femme disait « on n’était pas en Amérique du Sud au moment où on séquestrait le patron en échange de distribution de lait ». En réalité, c’était déjà la fin des luttes ouvrières en Italie. Les ouvriers n’allaient pas se soulever. La lutte armée était déjà hors de l’Histoire. Aujourd’hui, n’en parlons même pas. Rien que parce que la lutte se fait contre un ennemi physique. On ne pourrait même pas le localiser aujourd’hui. La question aujourd’hui serait : que faire pour résister ? En tout cas, collaborer le moins possible…
L'Embrasement
Loredana Bianconi (auteure) et Anne Bisang (mise en scène)