Caracas août 2004. Avec Josy Dubié et Sfia Bouarfa, nous sommes venus observer les élections au Venezuela. La veille du scrutin, nous avons traversé la capitale d’est en ouest, en métro et dans un vieux taxi loué pour la journée. Sentiment incroyable de la lutte des classes concrète et palpable, là sous nos yeux, dans cette ville d’Amérique latine. À l’ouest, des cortèges rouges et chantants de simples gens descendus des bidonvilles qui clamaient leur soutien au leader de la révolution bolivarienne, Hugo Chavez. À l’est, des centaines de milliers d’hommes et de femmes issus de la bourgeoisie et de l’aristocratie, rassemblés autour d’une gigantesque scène où se succèdent chanteurs et discours, et appelant à voter contre le « tyran » populiste.
De retour à l’hôtel, nous avons le choix entre les chaînes de télévision qui retransmettent les interminables conférences de presse, entrecoupées d’invocations du Christ, du Président, et celles, majoritaires, qui pilonnent en continu les travers du régime et la « dictature » du gouvernement.
Deux jours plus tôt, nous avions visité, avec le maire de Caracas, sur les hauteurs de la cité, là où vivent les misérables et les sans-droits, une coopérative alimentaire et un centre de santé géré par des médecins cubains. Dans l’œil des habitants, si démunis, nous pouvions lire la reconnaissance et la gratitude envers les gouvernants du pays. La rente pétrolière n’engraissait plus seulement les industriels et les grands propriétaires terriens. Elle contribuait enfin à améliorer le sort du prolétariat vénézuélien. Depuis son arrivée au pouvoir, en 1998, le « héros des pauvres » a ajouté un an à l’espérance de vie de ses compatriotes. Il a, selon les termes mêmes de Marie-France Cros, diminué de moitié le nombre de pauvres et fait passer le chômage de 15 à 6,5%. Construction de logements modestes, éradication de l’analphabétisme, présence majoritaire de l’État dans les secteurs stratégiques de l’économie, développement de micro-crédits pour les PME, accessibilité des jeunes les plus défavorisés à l’université.
Ce qui me frappe le plus, c’est l’extraordinaire décalage entre les incontestables avancées sociales du projet politique de Chavez, et je l’espère de son successeur, Nicolas Maduro, élu le 14 avril dernier, et les critiques les plus vives dont il a fait l’objet en Europe et au sein même des mouvements de gauche. Bien sûr, il y a son style populaire, voire populiste, sa manière d’être, ses continuelles invocations à Dieu et au peuple dont on peut légitimement se dissocier. Bien sûr, il y a ses amitiés, plus que contestables, avec des dictateurs et des théocraties que je condamne radicalement. Mais pas un débat depuis des années sans que j’entende des contestations brutales de ce régime qualifié d’autoritaire, de démagogique, voire de tyrannie. Bref, une dictature latino-américaine, dont l’histoire de ce continent regorge. Exit Chavez. Attendons les jours meilleurs d’un retour à la démocratie.
Sauf que ces appréciations, diffusées en permanence par les médias (on le traitera de clown horripilant, de despote, d’homme fort et même de singe) sont totalement fausses. En 2004, nous avions eu la chance d’assister à la conférence de presse de l’ancien Président des États-Unis, Jimmy Carter, et de son organisation chargée de vérifier le caractère démocratique du scrutin. Impeccable. Mieux, en 2012, Jimmy Carter déclarait à propos du Venezuela : « Sur les 92 élections dont nous avons surveillé le déroulement, je dirais que le processus électoral du Venezuela est le meilleur du monde… ». Et nul ne peut supposer qu’un ancien président américain se soit transformé en horrible gauchiste. Récemment, sur une chaîne publique française, un journaliste décrivait le régime bolivarien comme une dictature douce où tous les médias étaient contrôlés par l’État. Faux ! Les chaînes privées, qui sont majoritaires, n’arrêtent pas tout au long de leurs programmes de critiquer, voire d’insulter, le gouvernement de Caracas.
L’entreprise de désinformation sur ce régime est totale. Et il convient de s’interroger pourquoi une vraie volonté de transformation sociale, comme en Bolivie, en Équateur ou en Argentine, trouve si peu d’échos au sein de la sociale-démocratie d’Europe. Est-ce à dire que le choix d’affecter la rente pétrolière au bien-être du peuple plutôt que de gonfler les dividendes des actionnaires est jugé trop radical pour les élites économiques, politiques et médiatiques qui entendent restreindre le changement aux vieilles recettes du social-libéralisme ?