Comment expliquez-vous la série d’attentats meurtriers et l’embrigadement de jeunes par les djihadistes que connait l’Europe ces dernières années ?
Je pense d’abord qu’il faut replacer ces attaques dans une perspective historique et, plus précisément, dans l’histoire de la violence politique. Celui qui, autrefois, voulait contester de manière violente l’ordre établi avait à sa disposition, sur le marché des idéologies, tantôt l’anarchisme, tantôt le nationalisme, tantôt le fascisme, tantôt le marxisme. Aujourd’hui, celui qui, dans une perspective révolutionnaire, veut renverser les institutions par les armes se tourne plus souvent vers le logos, vers le vocabulaire djihadiste. Il n’a pas besoin pour cela d’être un expert du Coran et de la tradition islamique, pas plus qu’Andreas Baader, Ulrike Meinhof ou Mario Moretti n’étaient des experts de Marx ou Ravachol de Proudhon. Le djihadisme, comme support idéologique de l’action violente, est venu combler le vide laissé par la fin des grandes idéologies qui a suivi la chute du Mur. Le nationalisme, lui, a perduré en tant qu’idéologie mais est inadapté au salafisme armé qui, par définition, transcende les frontières dans une forme d’internationalisme.
Il faut également comprendre que le djihadisme émerge dans un contexte où, dans le monde arabo-musulman, la plupart des régimes autoritaires postcoloniaux se sont revendiqués des grandes idéologies séculières, dominantes à l’époque. Or, si ces régimes ont échoué à diriger l’État, ils ont surtout commis d’innombrables atrocités contre leurs propres populations et ce, au nom du panarabisme, du nationalisme arabe ou du socialisme. Ces idéologies séculières ont ainsi été largement décrédibilisées comme source de sens et principe organisateur des sociétés.
Dans ce contexte, il est facile de comprendre pourquoi, ces dernières années, l’idéologie djihadiste a bénéficié d’un boulevard devant elle. Elle qui, encore une fois, n’exige pas nécessairement de ses adeptes des connaissances religieuses très précises et très développées. À maints égards, le djihadisme se contente de leur fournir une sorte de kit idéologique très simple voire manichéen, détermine qui sont les bons et qui sont les méchants, ce qu’est le bien et ce qu’est le mal, enrobe tout cela d’une couche de millénarisme révolutionnaire teinté d’un discours romantique sur les injustices et la défense de la communauté musulmane et hop ! l’apprenti djihadiste est prêt au combat. Le dispositif est prêt-à‑l’emploi, facilement appropriable. C’est pour cela que les parcours de radicalisation sont en général extrêmement rapides et touchent souvent des gens plutôt jeunes, voire très jeunes.
Quelle est l’origine de ces radicalisations ?
Au-delà du recours à l’action armée et à la violence, je suis convaincu que l’attrait – très relatif, à une échelle plus large, rappelons-le quand même – des formes radicales de pratiques religieuses est à mettre en lien avec une forme d’affaiblissement démocratique, une sorte de processus de désintégration, pour reprendre le titre du film de Philippe Faucon.
Notre époque est marquée par la désaffiliation, l’individualisme et la perte de sens. Conséquence du néolibéralisme, les inégalités augmentent pendant que les solidarités diminuent. Les identités sont multiples et surtout très mouvantes : elles se déconstruisent et se reconstruisent extrêmement vite… Dans ce contexte, le salafisme, et a fortiori le salafisme armé, offre un horizon de sens, propose un monde, simple, lisible, binaire. Il y a ce qui est autorisé et ce qui est interdit, il y a les purs et les impurs, les justes et les injustes, il y a les vrais musulmans et les mécréants, il y a ceux qui s’engagent pour l’avènement du califat et ceux qui ne servent à rien. Le salafisme offre un ensemble cohérent qui donne réponse à tout, des grilles de compréhension du monde à celui qui n’en a plus. Il offre une place à celui qui n’arrive pas à trouver sa place. Il offre surtout à l’individu un cadre qu’il maîtrise, un monde dont il devient acteur à part entière. L’individu y cesse de subir et redevient porteur du sens. Il y retrouve une place. Enfin, il apporte à l’individu un sentiment de reconnaissance et d’appartenance à un groupe, une communauté dont il devient une part importante, lui qui se sentait, à tort ou à raison, abandonné aux marges d’une société qu’il combat désormais.
N’oublions jamais que le pouvoir de séduction du référentiel djihadiste trouve notamment son origine dans sa dénonciation des injustices et le sentiment qu’il offre à ceux qui s’y rallient de devenir enfin les sujets de leur propre histoire mais aussi de servir un idéal plus grand qu’eux-mêmes. Cela doit nous conduire à mener une réflexion absolument fondamentale : quelle est encore la capacité de la Démocratie (et des valeurs séculières qu’elle est supposée incarner) à être le moteur de l’émancipation et le rempart contre les injustices ? Quelle est encore sa capacité à constituer une source majeure de sens pour des jeunes qui s’interrogent sur leur place et leur rôle dans ce monde ? En aucun cas, des idéologies haineuses et sectaires comme les fondamentalismes religieux ne devraient trouver de crédibilité à incarner une alternative et à remplir ce rôle. C’est pour cela que la Démocratie – et je ne parle pas de construction institutionnelle mais bien de dynamique égalitaire et émancipatrice activée par le peuple – doit être purgée de ses propres contradictions. Elle ne doit jamais s’accommoder de situations réelles qui la contredisent et la décrédibilisent dans les faits au risque d’ouvrir la voie à des alternatives funestes. La réalité ne peut démentir les principes.
Le djihadisme ne naitrait donc pas du communautarisme ou des replis identitaires mais plutôt de la désocialisation et l’exusion ?
Le djihadisme est, par essence, une forme de repli communautaire mais avec une forte vocation conquérante, expansionniste. Il ne s’agit pas simplement de vivre entre soi, au sein d’un groupe plus ou moins large comme le feraient des communautés fondamentalistes mormones au fin fond de l’Utah ou les Amish dans l’Indiana. À ces fondamentalismes chrétiens correspondrait plutôt le salafisme « piétiste ». Avec le djihadisme, il s’agit de précipiter l’instauration d’un califat sur le territoire le plus large possible.
En outre, l’attrait de jeunes européens pour le djihad est rarement le résultat de processus d’approfondissement religieux. Encore une fois, le basculement se fait de façon « express ». Il n’est donc pas l’étape ultime d’une longue quête spirituelle. Il relève d’une autre logique, s’inscrit dans un autre type de processus. En général d’ailleurs, la « conversion » djihadiste se fait en rupture et non en prolongement avec les milieux traditionnels que sont les mosquées, les associations culturelles ou les familles. Rupture donc et non approfondissement. Olivier Roy l’a très bien montré dans La Sainte ignorance.
Ensuite — et ça me semble fondamental —, je pense qu’il faut se garder de confondre causes et symptômes. Ces replis tous azimuts ne sont pas la cause d’une société qui ne va plus. Ils en sont le symptôme. Or, trop souvent, dans le débat public comme dans l’action politique, on a tendance à inverser l’ordre de causalité et à mélanger causes profondes et symptômes perçus. Combattre les replis communautaires c’est probablement très important. Mais c’est un peu comme combattre la fièvre sans s’attaquer à l’infection. C’est bien mais largement insuffisant. Il me parait plutôt essentiel de se demander pourquoi et dans quelles conditions s’opèrent ces raidissements et ces replis identitaires.
En décentrant la réflexion de cette façon, on se rend compte qu’il y a une bonne nouvelle : nous avons des moyens d’action pour enrayer le phénomène, nous ne sommes pas condamnés à le subir, nous disposons collectivement de marges pour nous attaquer à leurs causes profondes et inverser ces dynamiques.
Quelles sont ces marges de manœuvre face au djihadisme, ces leviers et politiques publiques ?
La première chose à faire – et c’est une responsabilité collective du monde politique, des médias et de chacun d’entre nous — est de faire en sorte que les promesses d’égalité, de liberté, de justice, etc. dont est porteuse la démocratie soient toujours tenues. L’égalité, la liberté, la solidarité, etc. ne sont pas des slogans. Elles doivent être des réalités vécues par tous, dans tous les quartiers, tout le temps. Personne ne devrait avoir à se sentir comme un citoyen de seconde zone, relégué dans des quartiers de seconde zone.
Outre les politiques de lutte contre les discriminations à l’emploi, de lutte contre l’échec scolaire, etc., il faut apprendre à repenser le territoire. Nous devons tout faire pour éviter la fragmentation sociale du territoire et la formation de ghettos sociaux. Il faut lutter contre l’idée que les familles modestes ou fragiles soient condamnées à vivre entre elles tandis que les personnes plus aisées se regroupent dans des endroits plus privilégiés. C’est un enjeu majeur de cohésion sociale !
Je pense aussi qu’il faut prendre la mesure de la violence symbolique dont sont porteurs certains discours publics. Cette violence est particulièrement aigüe en France, pays malade de son identité, dans le chef de responsables politiques mais aussi d’intellectuels médiatiques, d’éditorialistes ou, plus généralement, de leaders d’opinion. Or, on sait à quel point l’opinion publique en Belgique, en tout cas en Belgique francophone, est influencée par le débat public français. Chez nous, d’ailleurs, ces derniers mois ont été marqués par ce type de discours tenus par des responsables politiques de premier plan au nom du soi-disant « parler vrai » ! Les débats sur l’intégration donnent souvent lieu à des discours qui aggravent les fractures plus qu’ils n’apportent de solutions. Je pense sincèrement qu’à force de renvoyer les gens vers les marges sociales et/ou symboliques de notre société, ils finissent par intégrer le stigmate, s’assumer à la marge pour, parfois, adopter des comportements de marginaux… Pour le dire rapidement, à force de fabriquer des exclus (soit socialement, soit symboliquement, soit les deux), l’on crée des gens qui s’assument en tant qu’exclus, s’inscrivent dans la rupture et parfois se retournent contre la société qui les a vus grandir…
Retrouvez cet entretien dans sa version intégrale dans le numéro des Cahiers de l’Éducation permanente « Les malaises de l’après-Charlie », PAC Éditions 2015.