Malik Ben Achour

Contre la tentation djihadiste, la démocratie réelle

Illustration : Hélène Fraigneux

Malik Ben Achour est conseiller com­mu­nal (PS) à Ver­viers, com­mune qui a connu une inter­ven­tion poli­cière anti­ter­ro­riste en jan­vier der­nier, et très mobi­li­sé sur la ques­tion des radi­ca­li­sa­tions et des causes sociales du dji­ha­disme. Nous don­nons à lire ici un extrait rema­nié de son inter­view parue dans le tout der­nier numé­ro des Cahiers de l’Éducation per­ma­nente « Les malaises de l’après-Charlie ».

Comment expliquez-vous la série d’attentats meurtriers et l’embrigadement de jeunes par les djihadistes que connait l’Europe ces dernières années ?

Je pense d’abord qu’il faut repla­cer ces attaques dans une pers­pec­tive his­to­rique et, plus pré­ci­sé­ment, dans l’histoire de la vio­lence poli­tique. Celui qui, autre­fois, vou­lait contes­ter de manière vio­lente l’ordre éta­bli avait à sa dis­po­si­tion, sur le mar­ché des idéo­lo­gies, tan­tôt l’anarchisme, tan­tôt le natio­na­lisme, tan­tôt le fas­cisme, tan­tôt le mar­xisme. Aujourd’hui, celui qui, dans une pers­pec­tive révo­lu­tion­naire, veut ren­ver­ser les ins­ti­tu­tions par les armes se tourne plus sou­vent vers le logos, vers le voca­bu­laire dji­ha­diste. Il n’a pas besoin pour cela d’être un expert du Coran et de la tra­di­tion isla­mique, pas plus qu’Andreas Baa­der, Ulrike Mein­hof ou Mario Moret­ti n’étaient des experts de Marx ou Rava­chol de Prou­dhon. Le dji­ha­disme, comme sup­port idéo­lo­gique de l’action vio­lente, est venu com­bler le vide lais­sé par la fin des grandes idéo­lo­gies qui a sui­vi la chute du Mur. Le natio­na­lisme, lui, a per­du­ré en tant qu’idéologie mais est inadap­té au sala­fisme armé qui, par défi­ni­tion, trans­cende les fron­tières dans une forme d’internationalisme.

Il faut éga­le­ment com­prendre que le dji­ha­disme émerge dans un contexte où, dans le monde ara­bo-musul­man, la plu­part des régimes auto­ri­taires post­co­lo­niaux se sont reven­di­qués des grandes idéo­lo­gies sécu­lières, domi­nantes à l’époque. Or, si ces régimes ont échoué à diri­ger l’État, ils ont sur­tout com­mis d’innombrables atro­ci­tés contre leurs propres popu­la­tions et ce, au nom du pan­ara­bisme, du natio­na­lisme arabe ou du socia­lisme. Ces idéo­lo­gies sécu­lières ont ain­si été lar­ge­ment décré­di­bi­li­sées comme source de sens et prin­cipe orga­ni­sa­teur des sociétés.

Dans ce contexte, il est facile de com­prendre pour­quoi, ces der­nières années, l’idéologie dji­ha­diste a béné­fi­cié d’un bou­le­vard devant elle. Elle qui, encore une fois, n’exige pas néces­sai­re­ment de ses adeptes des connais­sances reli­gieuses très pré­cises et très déve­lop­pées. À maints égards, le dji­ha­disme se contente de leur four­nir une sorte de kit idéo­lo­gique très simple voire mani­chéen, déter­mine qui sont les bons et qui sont les méchants, ce qu’est le bien et ce qu’est le mal, enrobe tout cela d’une couche de mil­lé­na­risme révo­lu­tion­naire tein­té d’un dis­cours roman­tique sur les injus­tices et la défense de la com­mu­nau­té musul­mane et hop ! l’apprenti dji­ha­diste est prêt au com­bat. Le dis­po­si­tif est prêt-à‑l’emploi, faci­le­ment appro­priable. C’est pour cela que les par­cours de radi­ca­li­sa­tion sont en géné­ral extrê­me­ment rapides et touchent sou­vent des gens plu­tôt jeunes, voire très jeunes.

Quelle est l’origine de ces radicalisations ?

Au-delà du recours à l’action armée et à la vio­lence, je suis convain­cu que l’attrait – très rela­tif, à une échelle plus large, rap­pe­lons-le quand même – des formes radi­cales de pra­tiques reli­gieuses est à mettre en lien avec une forme d’affaiblissement démo­cra­tique, une sorte de pro­ces­sus de dés­in­té­gra­tion, pour reprendre le titre du film de Phi­lippe Fau­con.

Notre époque est mar­quée par la désaf­fi­lia­tion, l’individualisme et la perte de sens. Consé­quence du néo­li­bé­ra­lisme, les inéga­li­tés aug­mentent pen­dant que les soli­da­ri­tés dimi­nuent. Les iden­ti­tés sont mul­tiples et sur­tout très mou­vantes : elles se décons­truisent et se recons­truisent extrê­me­ment vite… Dans ce contexte, le sala­fisme, et a for­tio­ri le sala­fisme armé, offre un hori­zon de sens, pro­pose un monde, simple, lisible, binaire. Il y a ce qui est auto­ri­sé et ce qui est inter­dit, il y a les purs et les impurs, les justes et les injustes, il y a les vrais musul­mans et les mécréants, il y a ceux qui s’engagent pour l’avènement du cali­fat et ceux qui ne servent à rien. Le sala­fisme offre un ensemble cohé­rent qui donne réponse à tout, des grilles de com­pré­hen­sion du monde à celui qui n’en a plus. Il offre une place à celui qui n’arrive pas à trou­ver sa place. Il offre sur­tout à l’individu un cadre qu’il maî­trise, un monde dont il devient acteur à part entière. L’individu y cesse de subir et rede­vient por­teur du sens. Il y retrouve une place. Enfin, il apporte à l’individu un sen­ti­ment de recon­nais­sance et d’appartenance à un groupe, une com­mu­nau­té dont il devient une part impor­tante, lui qui se sen­tait, à tort ou à rai­son, aban­don­né aux marges d’une socié­té qu’il com­bat désormais.

N’oublions jamais que le pou­voir de séduc­tion du réfé­ren­tiel dji­ha­diste trouve notam­ment son ori­gine dans sa dénon­cia­tion des injus­tices et le sen­ti­ment qu’il offre à ceux qui s’y ral­lient de deve­nir enfin les sujets de leur propre his­toire mais aus­si de ser­vir un idéal plus grand qu’eux-mêmes. Cela doit nous conduire à mener une réflexion abso­lu­ment fon­da­men­tale : quelle est encore la capa­ci­té de la Démo­cra­tie (et des valeurs sécu­lières qu’elle est sup­po­sée incar­ner) à être le moteur de l’émancipation et le rem­part contre les injus­tices ? Quelle est encore sa capa­ci­té à consti­tuer une source majeure de sens pour des jeunes qui s’interrogent sur leur place et leur rôle dans ce monde ? En aucun cas, des idéo­lo­gies hai­neuses et sec­taires comme les fon­da­men­ta­lismes reli­gieux ne devraient trou­ver de cré­di­bi­li­té à incar­ner une alter­na­tive et à rem­plir ce rôle. C’est pour cela que la Démo­cra­tie – et je ne parle pas de construc­tion ins­ti­tu­tion­nelle mais bien de dyna­mique éga­li­taire et éman­ci­pa­trice acti­vée par le peuple – doit être pur­gée de ses propres contra­dic­tions. Elle ne doit jamais s’accommoder de situa­tions réelles qui la contre­disent et la décré­di­bi­lisent dans les faits au risque d’ouvrir la voie à des alter­na­tives funestes. La réa­li­té ne peut démen­tir les principes.

Le djihadisme ne naitrait donc pas du communautarisme ou des replis identitaires mais plutôt de la désocialisation et l’exusion ?

Le dji­ha­disme est, par essence, une forme de repli com­mu­nau­taire mais avec une forte voca­tion conqué­rante, expan­sion­niste. Il ne s’agit pas sim­ple­ment de vivre entre soi, au sein d’un groupe plus ou moins large comme le feraient des com­mu­nau­tés fon­da­men­ta­listes mor­mones au fin fond de l’Utah ou les Amish dans l’Indiana. À ces fon­da­men­ta­lismes chré­tiens cor­res­pon­drait plu­tôt le sala­fisme « pié­tiste ». Avec le dji­ha­disme, il s’agit de pré­ci­pi­ter l’instauration d’un cali­fat sur le ter­ri­toire le plus large possible.

En outre, l’attrait de jeunes euro­péens pour le dji­had est rare­ment le résul­tat de pro­ces­sus d’approfondissement reli­gieux. Encore une fois, le bas­cu­le­ment se fait de façon « express ». Il n’est donc pas l’étape ultime d’une longue quête spi­ri­tuelle. Il relève d’une autre logique, s’inscrit dans un autre type de pro­ces­sus. En géné­ral d’ailleurs, la « conver­sion » dji­ha­diste se fait en rup­ture et non en pro­lon­ge­ment avec les milieux tra­di­tion­nels que sont les mos­quées, les asso­cia­tions cultu­relles ou les familles. Rup­ture donc et non appro­fon­dis­se­ment. Oli­vier Roy l’a très bien mon­tré dans La Sainte igno­rance.

Ensuite — et ça me semble fon­da­men­tal —, je pense qu’il faut se gar­der de confondre causes et symp­tômes. Ces replis tous azi­muts ne sont pas la cause d’une socié­té qui ne va plus. Ils en sont le symp­tôme. Or, trop sou­vent, dans le débat public comme dans l’action poli­tique, on a ten­dance à inver­ser l’ordre de cau­sa­li­té et à mélan­ger causes pro­fondes et symp­tômes per­çus. Com­battre les replis com­mu­nau­taires c’est pro­ba­ble­ment très impor­tant. Mais c’est un peu comme com­battre la fièvre sans s’attaquer à l’infection. C’est bien mais lar­ge­ment insuf­fi­sant. Il me parait plu­tôt essen­tiel de se deman­der pour­quoi et dans quelles condi­tions s’opèrent ces rai­dis­se­ments et ces replis identitaires.

En décen­trant la réflexion de cette façon, on se rend compte qu’il y a une bonne nou­velle : nous avons des moyens d’action pour enrayer le phé­no­mène, nous ne sommes pas condam­nés à le subir, nous dis­po­sons col­lec­ti­ve­ment de marges pour nous atta­quer à leurs causes pro­fondes et inver­ser ces dynamiques.

Quelles sont ces marges de manœuvre face au djihadisme, ces leviers et politiques publiques ?

La pre­mière chose à faire – et c’est une res­pon­sa­bi­li­té col­lec­tive du monde poli­tique, des médias et de cha­cun d’entre nous — est de faire en sorte que les pro­messes d’égalité, de liber­té, de jus­tice, etc. dont est por­teuse la démo­cra­tie soient tou­jours tenues. L’égalité, la liber­té, la soli­da­ri­té, etc. ne sont pas des slo­gans. Elles doivent être des réa­li­tés vécues par tous, dans tous les quar­tiers, tout le temps. Per­sonne ne devrait avoir à se sen­tir comme un citoyen de seconde zone, relé­gué dans des quar­tiers de seconde zone.

Outre les poli­tiques de lutte contre les dis­cri­mi­na­tions à l’emploi, de lutte contre l’échec sco­laire, etc., il faut apprendre à repen­ser le ter­ri­toire. Nous devons tout faire pour évi­ter la frag­men­ta­tion sociale du ter­ri­toire et la for­ma­tion de ghet­tos sociaux. Il faut lut­ter contre l’idée que les familles modestes ou fra­giles soient condam­nées à vivre entre elles tan­dis que les per­sonnes plus aisées se regroupent dans des endroits plus pri­vi­lé­giés. C’est un enjeu majeur de cohé­sion sociale !

Je pense aus­si qu’il faut prendre la mesure de la vio­lence sym­bo­lique dont sont por­teurs cer­tains dis­cours publics. Cette vio­lence est par­ti­cu­liè­re­ment aigüe en France, pays malade de son iden­ti­té, dans le chef de res­pon­sables poli­tiques mais aus­si d’intellectuels média­tiques, d’éditorialistes ou, plus géné­ra­le­ment, de lea­ders d’opinion. Or, on sait à quel point l’opinion publique en Bel­gique, en tout cas en Bel­gique fran­co­phone, est influen­cée par le débat public fran­çais. Chez nous, d’ailleurs, ces der­niers mois ont été mar­qués par ce type de dis­cours tenus par des res­pon­sables poli­tiques de pre­mier plan au nom du soi-disant « par­ler vrai » ! Les débats sur l’intégration donnent sou­vent lieu à des dis­cours qui aggravent les frac­tures plus qu’ils n’apportent de solu­tions. Je pense sin­cè­re­ment qu’à force de ren­voyer les gens vers les marges sociales et/ou sym­bo­liques de notre socié­té, ils finissent par inté­grer le stig­mate, s’assumer à la marge pour, par­fois, adop­ter des com­por­te­ments de mar­gi­naux… Pour le dire rapi­de­ment, à force de fabri­quer des exclus (soit socia­le­ment, soit sym­bo­li­que­ment, soit les deux), l’on crée des gens qui s’assument en tant qu’exclus, s’inscrivent dans la rup­ture et par­fois se retournent contre la socié­té qui les a vus grandir…


Retrouvez cet entretien dans sa version intégrale dans le numéro des Cahiers de l’Éducation permanente « Les malaises de l’après-Charlie », PAC Éditions 2015.

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