Entretien avec Marc Boone

Le nationalisme banal du « Canon flamand »

Illustration : Vanya Michel

Le « Canon fla­mand » (Canon van Vlaan­de­ren) est un docu­ment offi­ciel rédi­gé par un comi­té d’experts qui réper­to­rie 60 réfé­rences cultu­relles et his­to­riques appe­lées « fenêtres ». Il est notam­ment des­ti­né à l’intégration des pri­mo-arri­vants et à l’éducation. Trois his­to­riens fla­mands ont publi­que­ment pris posi­tion contre ce canon cen­sé sus­ci­ter de l’adhésion au roman natio­nal fla­mand. Nous avons ren­con­tré l’un d’entre eux, Marc Boone, pro­fes­seur émé­rite d’histoire à l’université de Gand, pour qui il relève sur­tout d’une démarche poli­tique anti­belge de la N‑VA pour figer l’identité fla­mande et nour­rir le séparatisme.

D’où vient cette idée de créer un « Canon flamand » ?

L’inspiration vient des Pays-Bas où il existe un « Canon his­to­rique des Pays-Bas » depuis 2006. Mais contrai­re­ment à la Flandre, celui-ci n’a pas été ima­gi­né par un par­ti poli­tique spé­ci­fique et encore moins un par­ti natio­na­liste. Il avait été déci­dé face au constat de lacunes his­to­riques pro­fondes au sein de sa popu­la­tion (et pour cause, on avait qua­si­ment sup­pri­mé les cours d’histoire aux Pays-Bas). Le gou­ver­ne­ment néer­lan­dais a donc don­né mis­sion à l’Académie des Sciences de pré­sen­ter un « Canon van Neder­land » pour y remé­dier. Il est réduit à 50 sujets, des « fenêtres » comme ils les appellent. Elles sont choi­sies dans le cou­rant de l’histoire et donnent un aper­çu de ce qui s’est pas­sé autour d’une cer­taine per­sonne, d’un évé­ne­ment, d’un lieu de mémoire. Appa­rem­ment aux Pays-Bas, ce canon est plu­tôt uti­li­sé dans l’enseignement pri­maire. En Flandre, il n’y avait pas cette urgence. On aurait pu conti­nuer d’enseigner l’histoire sans ce canon.

Pourquoi ce terme de « Canon » ? Cela vient d’une référence historique ?

Dans la langue néer­lan­daise, cette conno­ta­tion de « canon » ren­voie à quelque chose qui est vrai­ment impor­tant. Il exis­tait déjà par exemple depuis 2015 un « Canon lit­té­raire » (Lite­raire Canon), c’est-à-dire une liste d’une cin­quan­taine de textes lit­té­raires éta­blie par l’Académie de la langue et des lettres néer­lan­daises qui siège à Gand. Ce sont des textes sup­po­sés avoir été lu ou du moins dont tout le monde devrait avoir eu connais­sance. Cer­tains d’ailleurs font une appa­ri­tion aus­si dans le Canon flamand.

Le terme de « canon » ren­voie aus­si évi­dem­ment au « droit cano­nique » c’est-à-dire au droit de l’Eglise, à quelque chose qui est immuable, impor­tant et qu’il faut respecter.

Chaque « fenêtre » offre la pos­si­bi­li­té d’élargir le champ c’est une espèce d’entrée en matière, c’est conçu comme telle. Par exemple, une des fenêtres repré­sente la figure de Jacques Brel. C’est aus­si l’occasion d’élargir un peu le champ vers la lit­té­ra­ture fran­co­phone qui a été pro­duite en Flandre par des Fla­mands avec quelqu’un comme Emile Verhae­ren par exemple.

Pourquoi critiquez-vous le Canon flamand ?

En tant qu’historiens, notre pre­mière cri­tique, se porte d’abord sur la réduc­tion de l’histoire et de la culture en une liste de 60 « fenêtres ». En misant sur des figures ou des moments-clés à tra­vers ces 60 ancrages, on perd de vue l’évolution et les alter­na­tives qui se sont pro­duites, et qui n’ont pas été réa­li­sées. Et pour la N‑VA, c’est une façon de revoir l’histoire

Car nous sommes bien face à un pro­jet poli­tique, celui d’un par­ti. L’idée a été lan­cée et annon­cée par Théo Fran­cken, l’ex-Secrétaire d’É­tat à l’A­sile et la Migra­tion, lors d’un dis­cours de la fête natio­nale fla­mande le 11 juillet 2019. En effet, après les élec­tions 2019, Bart De Wever a repris l’idée dans un texte pré­pa­ra­toire afin d’entamer les dis­cus­sions pour for­mer un gou­ver­ne­ment fla­mand. Le canon pour­suit l’objectif de construire la Flandre comme une nation euro­péenne. C’est le ministre de l’Education, Ben Weyts, qui s’est char­gé de le mettre en route et d’aboutir au résul­tat que nous connais­sons aujourd’hui. Certes, nous ne nions pas le droit à la N‑VA d’appliquer son pro­gramme, mais il faut quand même sou­li­gner que cela res­semble fort à une mani­pu­la­tion de l’histoire qui lui donne de l’importance d’un point de vue politique.

Ce qui est très cocasse, c’est que Bart De Wever en 2002, lorsqu’il était encore un jeune his­to­rien sor­ti de l’U­ni­ver­si­té de Leu­ven, affir­mait que « cano­ni­ser l’histoire c’est très typique des régimes auto­ri­taires ». Il a semble-t-il chan­gé d’avis depuis…

Comment est-ce que ça a pris forme au niveau du gouvernement flamand ?

Le ministre de l’Enseignement a d’abord confié le pro­jet à l’historien Emma­nuel Gérard. Puis, ils ont mis sur pied une com­mis­sion. Très peu d’historiens ont accep­té d’y col­la­bo­rer. Outre Gérard, il y a Jan Dumo­lyn, un spé­cia­liste de la période médié­vale, à l’u­ni­ver­si­té de Gand qui en fait par­tie. Et sinon, ce sont des per­sonnes issues des mondes de la lit­té­ra­ture et de la phi­lo­so­phie. Fin 2019, ils ont com­men­cé à rédi­ger ce Canon fort sub­si­dié d’ailleurs par le Gou­ver­ne­ment flamand.

Ils viennent de sor­tir un livre qui pré­sente ce Canon. Il se vend très bien et a reçu énor­mé­ment d’échos dans la presse. L’argent consa­cré à ce type de démarche est consé­quent pour un pro­jet de cette nature, cou­vrant le champ de l’histoire fla­mande. D’autant qu’il existe aus­si le pro­jet – là-encore, comme aux Pays-Bas — de créer un musée d’histoire vir­tuel. Je pense sin­cè­re­ment que le gou­ver­ne­ment fla­mand a bien d’autres chats à fouetter.

Notre cri­tique ne porte pas tel­le­ment sur la sélec­tion qui a été faite, le choix des fenêtres. Il y a des noms incon­tour­nables bien sûr, comme Hen­ri Conscience et son Lion de Flandre, la Bataille des Epe­rons d’or, Jacques Brel entre autres. En effet, pour citer Tom Lanoye « le canon fait réfé­rence à « la culture fran­co­phone en Flandre », à Jacques Brel, Stro­mae et Arno ». Il y a même des élé­ments assez inno­vants, assez sur­pre­nants, dotés d’une cer­taine valeur. Mais la crainte qui émerge, c’est qu’ils ont incor­po­rés beau­coup de noms et de faits à conno­ta­tion poli­tique iden­ti­taire prô­nés par la N‑VA. Cepen­dant, à côté de cela, il existe aus­si des com­po­sants qui ne s’inscrivent pas for­cé­ment dans une logique très nationaliste.

Je ne sais pas s’il y a eu un écho du côté des médias fran­co­phones. Mais la VRT a dif­fu­sé Het Verhaal van Vlaan­de­ren, une série de dix émis­sions à une heure de très grande audience sur le thème du Canon fla­mand. Cette série n’a pas été com­man­dée par le gou­ver­ne­ment fla­mand. Mais il est très vrai­sem­blable que la mai­son de pro­duc­tion qui l’a pro­po­sé savait que l’actuel gou­ver­ne­ment fla­mand domi­né par la N‑VA allait la rece­voir posi­ti­ve­ment et la doter de moyens finan­ciers consi­dé­rables. Quelques émis­sions étaient certes de très bonne qua­li­té et accep­tables, d’autres se sont per­dues dans l’anecdotique. On a pro­gram­mé des scènes (sorte de télé­réa­li­té) avec aux com­mandes un pré­sen­ta­teur très popu­laire en Flandre Tom Waes, quelqu’un qui est aus­si acteur, il joue entre autres dans des séries Netflix.

En tant qu’historien, on peut esti­mer que chaque pos­si­bi­li­té d’é­lar­gir la connais­sance de l’histoire vers un public très large est à applau­dir. Mais il faut quand même être aus­si conscient que cette série de dix émis­sions à rai­son d’un épi­sode par semaine a été un franc suc­cès popu­laire avec les risques que cela com­porte de revi­si­ter l’Histoire.

On peut dire qu’il y a vrai besoin, un vrai sou­hait d’un public plus large de connaître mieux l’histoire. Cepen­dant le Canon est un peu plus dis­cu­table, dans le sens que son cadre contient des textes très politiques.

C’est aussi pour tendre vers une autonomie, une certaine indépendance. Une façon de dire : « nous avons notre propre histoire » ?

Tout à fait, le Canon fla­mand s’inscrit clai­re­ment de ce que l’on appelle le « natio­na­lisme banal », une idée déve­lop­pée par le socio­logue bri­tan­nique Michael Billig. Il recouvre toutes sortes de mani­fes­ta­tions de la nation au sein du grand public : des dra­peaux, des cor­tèges, des recons­ti­tu­tions… Tous ces élé­ments ordi­naires créent au sein de la popu­la­tion l’idée d’une appar­te­nance à une iden­ti­té natio­nale don­née. Et on l’observe notam­ment dans des régions où la ques­tion d’une auto­no­mie régio­nale se pose comme en Cata­logne… ou en Flandre.

Notons que ce n’est cer­tai­ne­ment pas par hasard que le Canon fla­mand ait été déve­lop­pé récem­ment. En effet, c’est la pre­mière fois dans l’histoire de la Flandre que le mou­ve­ment natio­na­liste a la main sur deux minis­tères clés en matière de façon­nage iden­ti­taire : l’Enseignement et la Culture.

L’enseignement du Canon sera-t-il obligatoire ?

Certes le risque existe, mais je ne crois pas qu’on pour­ra l’imposer dans l’enseignement de l’histoire. Il revien­dra à chaque pro­fes­seur le libre choix de l’appliquer ou pas. Mais l’offre est là. Cela relève presque de l’inconscient, c’est-à-dire qu’il existe désor­mais un canon typique propre à l’histoire de Flandre. L’histoire est orien­tée dans une cer­taine direc­tion, c’est là que se situe le danger.

C’est en somme une pré­pa­ra­tion des esprits. Car quand on écrit à quatre reprises dans l’accord du gou­ver­ne­ment fla­mand que le Canon devra ser­vir à déve­lop­per une nation fla­mande dans un contexte euro­péen, c’est qu’on veut faire du Canon un moyen pour accé­der à l’indépendance.

Comment a été accepté ce Canon par les autres partis politiques flamands ?

Evi­dem­ment les démo­crates-chré­tiens et les libé­raux ont accep­té sans rechi­gner, cela se retrouve très expli­ci­te­ment dans l’accord de gou­ver­ne­ment. Par contre il y a eu pas mal de cri­tiques du côté de la gauche. Mais pas tel­le­ment à cause des idées, ou du conte­nu, plu­tôt au regard de l’enveloppe bud­gé­taire consé­quente consa­crée pour un tel pro­jet. L’argent aurait pu être uti­li­sé pour bien d’autres besoins socié­taux estiment-ils…

Si vous deviez mettre des points en exergue sur ce qui est bien ou politiquement dérangeant dans le canon flamand, quels seraient-ils ?

Il n’y a vrai­ment rien à poin­ter de bien ou de déran­geant. Ce qui frappe c’est le concept même de ce Canon mise en place par un par­ti natio­na­liste. C’est cela qui est déran­geant. Sinon on pour­rait dis­cu­ter à l’infini de par exemple la néces­si­té d’y inclure une bataille comme celle de la ville de Gand contre les Ducs de Bour­gogne ou encore de celle de Gavre en 1453 qui oppo­sa l’ar­mée bour­gui­gnonne de Phi­lippe le Bon à des milices rebelles …) ? Et puis, y figure bien sûr la Bataille des Epe­rons d’or en 1302. Il y a eu tant de confron­ta­tions entre le pou­voir prin­cier et les villes de Flandre, à Bruges ou à Gand. Pour­quoi, l’une est reprise et l’autre pas ? Tout cela est matière à dis­cu­ter. Une fois de plus, les experts qui ont accep­té de sié­ger dans cette Com­mis­sion ont conçu cette liste de bonne foi, mais ces choix ne sont pas for­cé­ment les miens.

On vous l’aurait proposé, vous l’auriez accepté ?

Cer­tai­ne­ment pas. La plu­part de mes col­lègues ont refu­sé d’ailleurs. Au mois de mai 2023, après l’entrée en vigueur du canon fla­mand, le gou­ver­ne­ment fla­mand a ins­tal­lé une « Fon­da­tion Canon fla­mand ». La nou­velle est tom­bée peu après la pré­sen­ta­tion offi­cielle. Le Canon sera révi­sé dans une dizaine d’années à l’instar de celui des Pays-Bas. Or, si on se penche sur la der­nière révi­sion effec­tuée en Hol­lande, ils ont reti­ré quelques fenêtres et en ont intro­duit d’autres, en intro­dui­sant notam­ment plus de femmes en met­tant plus l’accent sur la poli­tique colo­nia­liste. C’est tout à fait dans l’esprit « wokiste » contre lequel Bart De Wever se bat pour­tant farou­che­ment. Tom Lanoye écrit à ce sujet dans son der­nier livre Woke is het nieuwe Mar­ra­kech-pact (VUB presse, 2023) : « l’antiwokisme, c’est de la pure rhé­to­rique de la Guerre froide, un nou­veau maccarthysme ».

En agis­sant de la sorte cela prouve que la N‑VA sou­haite un peu mani­pu­ler l’histoire. En misant sur des figures ou des moments-clés à tra­vers ces 60 fenêtres, on perd de vue l’évolution et les alter­na­tives qui se sont pro­duites, et qui n’ont pas été réa­li­sées. Une bonne his­toire ne devrait pas se limi­ter à ce qu’il s’est pas­sé, mais mon­trer les pos­si­bi­li­tés qui se sont pré­sen­tées à un cer­tain moment voire même aus­si ce qui n’a pas été réa­li­sée. Ce n’est pas cor­rect de trai­ter l’histoire en soi, en la sau­cis­son­nant en 50 voire 60 ou je ne sais com­bien de « fenêtres ». Comme le disait en bou­tade mon col­lègue his­to­rien Bru­no De Wever (qui n’est autre que le frère de Bart De Wever) : « Le Canon ouvre peut-être des fenêtres mais il ferme des portes ». C’est une façon de revoir l’histoire.

Le dan­ger est bien réel, comme l’écrit Tom Lanoye dans son livre : « Le Pre­mier ministre Jam­bon a tou­jours répé­té que, pour lui, le Canon est un ins­tru­ment de pro­mo­tion de l’identité fla­mande. Ce que Fran­cken et Jam­bon ont en tête de vou­loir créer étape par étape, c’est une iden­ti­té fla­mande uni­forme et fixe dans une nation flamande ».

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