D’où vient cette idée de créer un « Canon flamand » ?
L’inspiration vient des Pays-Bas où il existe un « Canon historique des Pays-Bas » depuis 2006. Mais contrairement à la Flandre, celui-ci n’a pas été imaginé par un parti politique spécifique et encore moins un parti nationaliste. Il avait été décidé face au constat de lacunes historiques profondes au sein de sa population (et pour cause, on avait quasiment supprimé les cours d’histoire aux Pays-Bas). Le gouvernement néerlandais a donc donné mission à l’Académie des Sciences de présenter un « Canon van Nederland » pour y remédier. Il est réduit à 50 sujets, des « fenêtres » comme ils les appellent. Elles sont choisies dans le courant de l’histoire et donnent un aperçu de ce qui s’est passé autour d’une certaine personne, d’un événement, d’un lieu de mémoire. Apparemment aux Pays-Bas, ce canon est plutôt utilisé dans l’enseignement primaire. En Flandre, il n’y avait pas cette urgence. On aurait pu continuer d’enseigner l’histoire sans ce canon.
Pourquoi ce terme de « Canon » ? Cela vient d’une référence historique ?
Dans la langue néerlandaise, cette connotation de « canon » renvoie à quelque chose qui est vraiment important. Il existait déjà par exemple depuis 2015 un « Canon littéraire » (Literaire Canon), c’est-à-dire une liste d’une cinquantaine de textes littéraires établie par l’Académie de la langue et des lettres néerlandaises qui siège à Gand. Ce sont des textes supposés avoir été lu ou du moins dont tout le monde devrait avoir eu connaissance. Certains d’ailleurs font une apparition aussi dans le Canon flamand.
Le terme de « canon » renvoie aussi évidemment au « droit canonique » c’est-à-dire au droit de l’Eglise, à quelque chose qui est immuable, important et qu’il faut respecter.
Chaque « fenêtre » offre la possibilité d’élargir le champ c’est une espèce d’entrée en matière, c’est conçu comme telle. Par exemple, une des fenêtres représente la figure de Jacques Brel. C’est aussi l’occasion d’élargir un peu le champ vers la littérature francophone qui a été produite en Flandre par des Flamands avec quelqu’un comme Emile Verhaeren par exemple.
Pourquoi critiquez-vous le Canon flamand ?
En tant qu’historiens, notre première critique, se porte d’abord sur la réduction de l’histoire et de la culture en une liste de 60 « fenêtres ». En misant sur des figures ou des moments-clés à travers ces 60 ancrages, on perd de vue l’évolution et les alternatives qui se sont produites, et qui n’ont pas été réalisées. Et pour la N‑VA, c’est une façon de revoir l’histoire
Car nous sommes bien face à un projet politique, celui d’un parti. L’idée a été lancée et annoncée par Théo Francken, l’ex-Secrétaire d’État à l’Asile et la Migration, lors d’un discours de la fête nationale flamande le 11 juillet 2019. En effet, après les élections 2019, Bart De Wever a repris l’idée dans un texte préparatoire afin d’entamer les discussions pour former un gouvernement flamand. Le canon poursuit l’objectif de construire la Flandre comme une nation européenne. C’est le ministre de l’Education, Ben Weyts, qui s’est chargé de le mettre en route et d’aboutir au résultat que nous connaissons aujourd’hui. Certes, nous ne nions pas le droit à la N‑VA d’appliquer son programme, mais il faut quand même souligner que cela ressemble fort à une manipulation de l’histoire qui lui donne de l’importance d’un point de vue politique.
Ce qui est très cocasse, c’est que Bart De Wever en 2002, lorsqu’il était encore un jeune historien sorti de l’Université de Leuven, affirmait que « canoniser l’histoire c’est très typique des régimes autoritaires ». Il a semble-t-il changé d’avis depuis…
Comment est-ce que ça a pris forme au niveau du gouvernement flamand ?
Le ministre de l’Enseignement a d’abord confié le projet à l’historien Emmanuel Gérard. Puis, ils ont mis sur pied une commission. Très peu d’historiens ont accepté d’y collaborer. Outre Gérard, il y a Jan Dumolyn, un spécialiste de la période médiévale, à l’université de Gand qui en fait partie. Et sinon, ce sont des personnes issues des mondes de la littérature et de la philosophie. Fin 2019, ils ont commencé à rédiger ce Canon fort subsidié d’ailleurs par le Gouvernement flamand.
Ils viennent de sortir un livre qui présente ce Canon. Il se vend très bien et a reçu énormément d’échos dans la presse. L’argent consacré à ce type de démarche est conséquent pour un projet de cette nature, couvrant le champ de l’histoire flamande. D’autant qu’il existe aussi le projet – là-encore, comme aux Pays-Bas — de créer un musée d’histoire virtuel. Je pense sincèrement que le gouvernement flamand a bien d’autres chats à fouetter.
Notre critique ne porte pas tellement sur la sélection qui a été faite, le choix des fenêtres. Il y a des noms incontournables bien sûr, comme Henri Conscience et son Lion de Flandre, la Bataille des Eperons d’or, Jacques Brel entre autres. En effet, pour citer Tom Lanoye « le canon fait référence à « la culture francophone en Flandre », à Jacques Brel, Stromae et Arno ». Il y a même des éléments assez innovants, assez surprenants, dotés d’une certaine valeur. Mais la crainte qui émerge, c’est qu’ils ont incorporés beaucoup de noms et de faits à connotation politique identitaire prônés par la N‑VA. Cependant, à côté de cela, il existe aussi des composants qui ne s’inscrivent pas forcément dans une logique très nationaliste.
Je ne sais pas s’il y a eu un écho du côté des médias francophones. Mais la VRT a diffusé Het Verhaal van Vlaanderen, une série de dix émissions à une heure de très grande audience sur le thème du Canon flamand. Cette série n’a pas été commandée par le gouvernement flamand. Mais il est très vraisemblable que la maison de production qui l’a proposé savait que l’actuel gouvernement flamand dominé par la N‑VA allait la recevoir positivement et la doter de moyens financiers considérables. Quelques émissions étaient certes de très bonne qualité et acceptables, d’autres se sont perdues dans l’anecdotique. On a programmé des scènes (sorte de téléréalité) avec aux commandes un présentateur très populaire en Flandre Tom Waes, quelqu’un qui est aussi acteur, il joue entre autres dans des séries Netflix.
En tant qu’historien, on peut estimer que chaque possibilité d’élargir la connaissance de l’histoire vers un public très large est à applaudir. Mais il faut quand même être aussi conscient que cette série de dix émissions à raison d’un épisode par semaine a été un franc succès populaire avec les risques que cela comporte de revisiter l’Histoire.
On peut dire qu’il y a vrai besoin, un vrai souhait d’un public plus large de connaître mieux l’histoire. Cependant le Canon est un peu plus discutable, dans le sens que son cadre contient des textes très politiques.
C’est aussi pour tendre vers une autonomie, une certaine indépendance. Une façon de dire : « nous avons notre propre histoire » ?
Tout à fait, le Canon flamand s’inscrit clairement de ce que l’on appelle le « nationalisme banal », une idée développée par le sociologue britannique Michael Billig. Il recouvre toutes sortes de manifestations de la nation au sein du grand public : des drapeaux, des cortèges, des reconstitutions… Tous ces éléments ordinaires créent au sein de la population l’idée d’une appartenance à une identité nationale donnée. Et on l’observe notamment dans des régions où la question d’une autonomie régionale se pose comme en Catalogne… ou en Flandre.
Notons que ce n’est certainement pas par hasard que le Canon flamand ait été développé récemment. En effet, c’est la première fois dans l’histoire de la Flandre que le mouvement nationaliste a la main sur deux ministères clés en matière de façonnage identitaire : l’Enseignement et la Culture.
L’enseignement du Canon sera-t-il obligatoire ?
Certes le risque existe, mais je ne crois pas qu’on pourra l’imposer dans l’enseignement de l’histoire. Il reviendra à chaque professeur le libre choix de l’appliquer ou pas. Mais l’offre est là. Cela relève presque de l’inconscient, c’est-à-dire qu’il existe désormais un canon typique propre à l’histoire de Flandre. L’histoire est orientée dans une certaine direction, c’est là que se situe le danger.
C’est en somme une préparation des esprits. Car quand on écrit à quatre reprises dans l’accord du gouvernement flamand que le Canon devra servir à développer une nation flamande dans un contexte européen, c’est qu’on veut faire du Canon un moyen pour accéder à l’indépendance.
Comment a été accepté ce Canon par les autres partis politiques flamands ?
Evidemment les démocrates-chrétiens et les libéraux ont accepté sans rechigner, cela se retrouve très explicitement dans l’accord de gouvernement. Par contre il y a eu pas mal de critiques du côté de la gauche. Mais pas tellement à cause des idées, ou du contenu, plutôt au regard de l’enveloppe budgétaire conséquente consacrée pour un tel projet. L’argent aurait pu être utilisé pour bien d’autres besoins sociétaux estiment-ils…
Si vous deviez mettre des points en exergue sur ce qui est bien ou politiquement dérangeant dans le canon flamand, quels seraient-ils ?
Il n’y a vraiment rien à pointer de bien ou de dérangeant. Ce qui frappe c’est le concept même de ce Canon mise en place par un parti nationaliste. C’est cela qui est dérangeant. Sinon on pourrait discuter à l’infini de par exemple la nécessité d’y inclure une bataille comme celle de la ville de Gand contre les Ducs de Bourgogne ou encore de celle de Gavre en 1453 qui opposa l’armée bourguignonne de Philippe le Bon à des milices rebelles …) ? Et puis, y figure bien sûr la Bataille des Eperons d’or en 1302. Il y a eu tant de confrontations entre le pouvoir princier et les villes de Flandre, à Bruges ou à Gand. Pourquoi, l’une est reprise et l’autre pas ? Tout cela est matière à discuter. Une fois de plus, les experts qui ont accepté de siéger dans cette Commission ont conçu cette liste de bonne foi, mais ces choix ne sont pas forcément les miens.
On vous l’aurait proposé, vous l’auriez accepté ?
Certainement pas. La plupart de mes collègues ont refusé d’ailleurs. Au mois de mai 2023, après l’entrée en vigueur du canon flamand, le gouvernement flamand a installé une « Fondation Canon flamand ». La nouvelle est tombée peu après la présentation officielle. Le Canon sera révisé dans une dizaine d’années à l’instar de celui des Pays-Bas. Or, si on se penche sur la dernière révision effectuée en Hollande, ils ont retiré quelques fenêtres et en ont introduit d’autres, en introduisant notamment plus de femmes en mettant plus l’accent sur la politique colonialiste. C’est tout à fait dans l’esprit « wokiste » contre lequel Bart De Wever se bat pourtant farouchement. Tom Lanoye écrit à ce sujet dans son dernier livre Woke is het nieuwe Marrakech-pact (VUB presse, 2023) : « l’antiwokisme, c’est de la pure rhétorique de la Guerre froide, un nouveau maccarthysme ».
En agissant de la sorte cela prouve que la N‑VA souhaite un peu manipuler l’histoire. En misant sur des figures ou des moments-clés à travers ces 60 fenêtres, on perd de vue l’évolution et les alternatives qui se sont produites, et qui n’ont pas été réalisées. Une bonne histoire ne devrait pas se limiter à ce qu’il s’est passé, mais montrer les possibilités qui se sont présentées à un certain moment voire même aussi ce qui n’a pas été réalisée. Ce n’est pas correct de traiter l’histoire en soi, en la saucissonnant en 50 voire 60 ou je ne sais combien de « fenêtres ». Comme le disait en boutade mon collègue historien Bruno De Wever (qui n’est autre que le frère de Bart De Wever) : « Le Canon ouvre peut-être des fenêtres mais il ferme des portes ». C’est une façon de revoir l’histoire.
Le danger est bien réel, comme l’écrit Tom Lanoye dans son livre : « Le Premier ministre Jambon a toujours répété que, pour lui, le Canon est un instrument de promotion de l’identité flamande. Ce que Francken et Jambon ont en tête de vouloir créer étape par étape, c’est une identité flamande uniforme et fixe dans une nation flamande ».