Cela s’est passé le 13 mars 2006, dans un hôpital parisien, au service de neurogénétique, après tout un protocole pluridisciplinaire de trois mois : je reçus ce jour-là le résultat en forme de OUI à la question – suis-je porteuse de la mutation génétique responsable de la maladie de Huntington ? – maladie génétique dont on venait d’apprendre, mes sœurs et moi, que ma mère était atteinte.
La maladie de Huntington a trois caractéristiques génétiques que je vais expliquer rapidement car sans connaitre ces éléments, il est difficile de comprendre les enjeux du test génétique dont j’ai fait l’objet.
Première caractéristique : c’est une maladie monogénique : ça veut dire qu’elle est causée par un seul gène, qui a été identifié et localisé dans les années 1990. Ce qui est exceptionnel en soi, la plupart des maladies étant l’expression d’un faisceau de gènes différents qui ne sont pas localisés, rendant compliqué un diagnostic sur examen génétique. Dans le cas de Huntington, la localisation du gène a aussitôt permis de créer un test génétique pour les personnes dites « à risque » (ainsi qu’on appelle toute personne ayant un de ses parents malade de Huntington).
Deuxième caractéristique : son mode de transmission génétique de Huntington est autosomique dominant, ce qui implique que, d’une part, les personnes non porteuses ne transmettent pas la maladie (qui ne saute donc pas de génération) ; et d’autre part, que toute personne dont l’un des parents est atteint a une probabilité de 50 % d’être à son tour affectée.
Troisième caractéristique : le gène en cause dans la maladie de Huntington est à pénétrance complète : en être porteur, cela signifie que l’on développera la maladie forcément au cours de sa vie, sauf si on meurt d’autre chose avant.
Cette maladie rare (environ 6 à 8 personnes pour 100 000 habitants à peu près partout dans le monde ; plus ou moins 1500 en Belgique) provoque, à l’âge adulte mais plutôt jeune – les statistiques disent que ça commence vers 40 – 50 ans en moyenne – une ribambelle de symptômes qui affectent de manière progressive à peu près tout ce qui fait fonctionner les humains : la motricité, le cognitif (l’organisation et l’expression de la pensée) et le psychique, voire le psychiatrique. Pas de traitement curatif en tant que tel (la recherche est très mobilisée là-dessus et ça progresse !) mais des prises en charges pluridisciplinaires qui peuvent vraiment porter leurs fruits en termes de qualité de vie.
La chorée est l’un des symptômes les plus emblématiques de Huntington. Chorée vient du mot grec « khoreia » qui veut dire danse, que l’on retrouve dans « chorégraphie ». En neurologie, chorée désigne des mouvements involontaires de tout ou partie du corps. Pendant longtemps on a appelé cette maladie la Chorée de Huntington, et d’ailleurs en Belgique on l’appelle encore beaucoup ainsi. Peu à peu, on a préféré l’appeler maladie pour ne pas réduire Huntington à sa seule chorée, sachant que certaines personnes vont exprimer leur Huntington avec beaucoup de chorée, et d’autres très peu, mais qu’en revanche, les symptômes cognitifs et psy sont eux, toujours présents.
Un diagnostic à en devenir malade
Donc ce jour de mars 2006, j’ai appris que j’étais porteuse de la mutation, information qui m’a été exprimée en une séquence de plusieurs messages, redoutablement compacts et impitoyables – en tout cas c’est ce que je pensais à l’époque.
Tout d’abord, à la question suis-je ou non porteuse, la réponse était oui. Ce « oui » fut aussitôt corrélé à un chiffre : 42. Car, un petit peu comme pour la fièvre, on considère que les gens sont porteurs à partir du moment où leur taux de mutation est supérieur ou égal à 39.
Ensuite, après avoir prononcé ce résultat, mon interlocutrice a ajouté une série de choses, et ce sont ces choses qui m’ont détruites, plus que le seul résultat du test. Elle s’est notamment adressée aux deux copines qui m’accompagnaient ce jour-là pour leur dire : « Ça va être terrible pour vous, les proches, faites-vous accompagner ! » Et puis quand je lui ai demandé ce qu’elle pensait de mon projet d’adopter un enfant, elle m’a dit : « le temps que votre enfant devienne autonome, quelle mère vous allez être ? » Elle m’a dit et répété : « Le problème avec Huntington, c’est qu’on ne se rend pas compte qu’on est malade ».
Je suis sortie malade de cette consultation. J’étais devenue, d’un coup, en un quart d’heure, malade de Huntington. Ce n’était qu’une impression bien sûr. Mais c’était une impression si puissante qu’elle accaparait tout mon devenir, et dès lors, elle polluait déjà mes sensations. Je n’avais plus confiance en rien de ce qui me constituait : mon corps, mes pensées étaient toutes suspectes. Et pire encore, j’étais rendue incapable de mobiliser toute nouvelle puissance.
Une colère salvatrice
Qu’est-ce qui m’a sauvée ? Quelque chose m’a forcément sauvée, puisque je suis là, près de quinze ans plus tard, à vous raconter tout ça, et que je me considère comme quelqu’un d’à peu près en forme – qui va en tout cas psychologiquement bien mieux qu’il y a 15 ans.
La colère, la colère, la colère. C’est ça qui m’a sauvée. J’étais furax, au point de ne plus dormir, de ne plus manger, pendant des mois. Mais pas la colère dont les psys disent souvent qu’elle précède l’acceptation, etc. Pas une colère qui serait une défense psychique contre la dépression, voire l’anéantissement. Pas non plus la colère du pourquoi moi. Pas du tout. Je n’ai jamais ressenti ça : pourquoi moi et pas mes sœurs, pourquoi moi et pas je ne sais qui. Pas un sentiment d’injustice non plus. Il n’y a pas de justice qui tienne ici. Il est question de justice dans beaucoup d’autres endroits du Huntingtonland, comme j’appelle la communauté à laquelle je suis devenue fière maintenant d’appartenir, mais pas dans ce résultat, qui, en tant que tel, n’est ni juste, ni injuste. Non, la colère, je l’ai ressentie face à la paresse et à la bêtise de ce qu’on m’a dit au moment du résultat, et tout au long du protocole du test.
Car on ne m’a jamais rien dit sur ce qu’il serait possible que je fabrique, moi, avec cette histoire. On m’a seulement parlé de ce qui allait me tomber dessus comme quelque chose qui existerait de toute éternité, des données statistiques détachées de toute expérience singulière, de toute expérience tout court1, un programme de dégénérescence formulé dans le dictionnaire de neurologie à la lettre H comme Huntington.
Mais une telle chose, ça n’existe pas. Sur le moment j’ai cru que ça existait, parce que la puissance d’assignation médicale est telle qu’il est quasi impossible de s’y soustraire sans être équipé·e. Or, il y a équipement et équipement. De moi, à l’époque, on pouvait justement dire que j’étais suréquipée. Parce que j’étais psychologue, parce que j’étais intello, parce que j’étais privilégiée socialement, blanche, cisgenre, hétéro, super entourée, etc. Mais ça ne suffisait pas du tout pour déployer un contrepouvoir à la hauteur d’une telle capture de mon devenir.
S’équiper et se raconter pour mieux vivre
Il faudrait beaucoup trop de temps pour vous détailler en quoi a consisté l’équipement qui m’a permis de me sortir de la puissance destructrice de cette affaire. Il y a eu plusieurs « cales », comme on dit en menuiserie pour désigner les coins de bois qui tiennent l’édifice qu’on est en train de construire. Par exemple, le fait que ma mère, qui était donc malade à l’époque, ait joué un rôle extraordinairement puissant de contrexemple vis-à-vis de ce qu’on me racontait. Quand on me disait : vous allez devenir démente comme votre mère, vous ne vous en rendrez pas compte, et il n’y a rien qu’on peut faire contre ça, paf, ça produisait en moi l’apparition d’une cale parce que ma mère est devenue au fil du temps certes très spéciale, différente, mais elle n’a jamais été démente, et on a toujours pu discuter avec elle de ce qui se passait : elle s’en rendait compte, grâce aux interactions avec les autres et avec nous, ses trois filles, en particulier.
Une autre cale bien robuste a été la rencontre avec une neurologue incroyable, celle de ma mère d’ailleurs, qui m’a dit la première fois qu’elle m’a vue, deux ans après le résultat du test génétique : vous n’êtes pas ma patiente car vous n’êtes pas malade, mais si vous voulez, on peut se voir régulièrement pour construire quelque chose ensemble. Elle a enlevé sa blouse, m’a servi un bon café, et on s’est mises à discuter pendant deux heures. Ça fait douze ans maintenant qu’elle n’est pas mon médecin, que je ne suis pas sa patiente, et que pourtant, ensemble, on tâtonne pour fabriquer ma version de Huntington, une à deux fois par an. Et cette version n’est celle d’aucune statistique, d’aucune moyenne, d’aucune définition. Cette version n’est celle de personne d’autre que la mienne.
Une autre cale a été mon amour pour les associations de malades, et particulièrement celles propres aux champs du VIH d’une part, et de la santé mentale d’autre part. C’est l’existence de ces mouvements qui ne disaient rien sur nous sans nous qui m’a mise en mouvement, et qui m’a autorisée à écrire un texte2 depuis ma colère au sujet du test, lequel a à son tour mis en mouvement une constellation d’allié·es qui allait devenir le collectif Dingdingdong.
Dingdingdong, Institut de coproduction de savoir sur la maladie de Huntington, a été créé en 2012 par Valérie Pihet et Émilie Hermant, dans un geste de filiation vis-à-vis d’Act up et de son slogan : KNOWLEDGE IS POWER. Car mes allié·es et moi, nous avons vite compris que ce qu’il manquait dans cette histoire, c’était de la connaissance, du ralentissement, une reprise des définitions constituant la maladie, des descriptions incarnées… Ce qu’on appelle en sciences sociales du savoir expérienciel. Il manquait une façon différente de fabriquer de la connaissance sur cette maladie : de la connaissance qui prenne le contre-pied de l’Evidence Based Medecine laquelle se base sur des statistiques et des essais randomisés3, du quantitatif, ou du qualitatif considérablement appauvri par les grilles de lectures utilisées en médecine.
La production d’un savoir collectif
L’enjeu de Dingdingdong est de mettre en place un dispositif de production de connaissances articulant le recueil de témoignages à l’élaboration de nouvelles propositions pragmatiques, dans le but d’aider les usagers – porteurs, malades, proches, soignants – à vivre honorablement leur maladie de Huntington. Une telle ambition contraint à inventer une forme inédite de collaboration entre usagers, chercheurs en sciences sociales (philosophie, sociologie, histoire…) et artistes (plasticiens, écrivains, vidéastes, chorégraphes…), pour réussir la mission que se donne ce collectif : explorer la maladie comme une planète inconnue et trouver les formes narratives à la hauteur pour bien raconter, chemin faisant, cette aventure.
Voilà presque 10 ans que l’Institut existe, et on a mené des tas d’enquêtes sur la façon dont les gens vivent cette histoire, ce qu’ils en font, ce qu’ils mobilisent pour apprendre à composer avec. On a édité des livres, créé des groupes de partage d’expérience (l’entraidologie), des spectacles, des performances, des vidéos, des expositions. On procède par contagion : des savoirs encapacitants qui font mousse, mais aussi et peut-être surtout : la constitution d’une forme de culture autour de cette maladie, ou bien plutôt d’une contreculture qui viendrait s’opposer à celle tragique et majoritaire qui existe par défaut4.
Chemin faisant, je suis devenue une espèce d’envoyée spéciale de l’Institut auprès du Huntingtonland et depuis toutes ces années, j’ai rencontré d’autres personnes, d’autres associations, sillonné ma communauté en tous sens, sans peur, sans dégout, avec juste une intense curiosité et un intense sentiment d’appartenance.
D’autres associations Huntington existent aussi en Belgique, en France, un peu partout dans le monde. La Ligue Huntington francophone belge est présidée par Albert Counet. Son fils, Cédric, a développé Huntington d’une manière foudroyante, mourant en quelques années alors qu’il avait 42 ans. Depuis, Albert prend la parole dès qu’il le peut. Il se bat pour plus de lits spécialisés en Belgique où il en existe si peu. Il se bat pour une meilleure connaissance de Huntington, et sensibilise les politiques et les institutions de santé à l’égard de ce qu’il appelle un scandale de santé. Car Huntington, pour Albert, est un scandale. Lui et moi, nous avons conscience de représenter deux versions complètement opposées de Huntington. Sa version coexiste avec la mienne, avec toutes les versions qui se racontent par et grâce à Dingdingdong. Vinciane Despret nous a appris à prendre soin de la co-existence de ces versions : aucune n’est plus ou moins vraie ou juste que les autres ; il ne faut simplement jamais oublier les conditions d’existence qui font qu’une version est ce qu’elle est, et pour servir quels enjeux on décide de la raconter5. Ces deux versions nourrissent, aux côtés des centaines de milliers d’autres qui existent dans le monde, la culture composite et vivante du Huntingtonland.
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En savoir plus sur Dingdongdong.
- Comme l’explique très clairement la chercheuse Katrin Solhdju dans L’épreuve du savoir – proposition pour une écologie du diagnostic (Dindingdong, 2015) en s’appuyant sur l’article de Stephen J. Gould « The Median isn’t the message » : « Les statistiques, on le voit désormais clairement, sont une abstraction complète, traduite en chiffres. C’est donc au sein même de la perspective scientifique que la valeur énonciative qu’elles prennent pour les individus doit être radicalement mise en question. Il faut enrayer cette manière dont de telles valeurs moyennes sont automatiquement transformées en preuves, valant pour un cas concret sans que soit prise en compte sa particularité, ne serait-ce que de manière approximative et hésitante. En effet, si l’on met l’accent sur les variations, la seule personne dont l’espérance de vie est réduite à huit mois est quiconque, ce quiconque dont l’existence est strictement statistique. » p. 216 – 217.
- Texte qui sera publié en 2013 sous le titre Manifeste de Dingdingdong aux éditions Dingdingdong
- En statistique, randomiser signifie qu’on introduit une variable aléatoire dans le calcul.
- Voir l’encadré.
- Voir Vinciane Despret, Au bonheur des morts – Récits de ceux qui restent, La Découverte, 2015.
Danser Huntington – un exemple de l’apport de l’approche artistique au collectif Dindingdong
La plupart des neurologues observent que si beaucoup de malades de Huntington souhaitent minimiser les mouvements incontrôlables de la chorée lorsqu’ils sont particulièrement visibles, cela tient plus à la gêne sociale que cela occasionne pour leur entourage et le monde extérieur en général qu’à leur propre inconfort. Certains malades préfèrent d’ailleurs vivre avec leurs mouvements plutôt que subir les effets secondaires des neuroleptiques, qui génèrent un ralentissement neurocognitif général. Depuis ce constat, la danseuse et chorégraphe Anne Collod, a par exemple mené une recherche chorégraphique avec et à partir des mouvements choréiques d’un malade, Monsieur D. Partant d’une vidéo qu’elle a filmée chez lui, Anne Collod a entrepris l’apprentissage pas à pas, infiniment complexe de tous les détails choréiques/chorégraphiques de D., qu’elle performe sur scène en regard de la vidéo de D. Résultat : on ne sait plus qui est malade et qui est danseur. Cette performance artistique et le processus de sa mise en œuvre passe par l’épreuve inédite d’apprendre à se métamorphoser/à devenir publiquement un corps en mouvement huntingtonien perturbent l’histoire naturelle de la maladie, qui considérait jusqu’alors que la « chorée » n’était qu’un symptôme n’ayant rien à nous enseigner. Les mouvements sont-ils vraiment incontrôlés, contingents ou s’agit-il de signes expressifs que l’on devrait s’efforcer d’interpréter ? S’ensuit un jaillissement de nouveaux questionnements qui font de la maladie de Huntington un site non pas isolé, stigmatisé, indigne, subi, mais enrichi et intéressant, y compris pour les artistes.
Pour aller plus loin
Absolute Beginners de Fabrizio Terranova, un film sur la vie avec Huntington imaginé avec et pour des concerné·es.