Philosophe, vous êtes venu penser à propos des jeux vidéo par un chemin intéressant. Pouvez-vous revenir sur ce cheminement et dire en quoi les jeux vidéo sont un objet de philosophie pour vous ?
Aujourd’hui il y a beaucoup de « philosophie de » : philosophie du rock, philosophie des séries, etc. Le principe est de prendre des éléments de la culture populaire comme illustration de thèmes philosophiques. Philosophie des jeux vidéo est construit sur une autre démarche. Ce qui m’intéresse est de comprendre le genre d’expérience qui se produit dans la relation intime à la machine informatique et à l’écran. Qu’est-ce qui se produit pour nous dans le couplage avec l’ordinateur ? Je me focalise moins sur les contenus qui sont véhiculés par les jeux que sur le dispositif et à la manière dont l’utilisateur se branche avec lui.
On peut dire que je suis arrivé à ce questionnement parce que j’étais joueur et que je souhaitais mieux comprendre les ressorts de ma propre activité. Je bénéficiais aussi d’éléments de théorie du cinéma, des théoriciens, comme Christian Metz ou Raymond Bellour qui se sont interrogés sur l’engagement du spectateur dans la salle obscure. J’ai cherché à produire des descriptions semblables en procédant par analogie : qu’est-ce qui distingue le joueur du spectateur dans le rapport aux images ? Ce parcours théorique est aussi très lié à mon enseignement : j’enseigne dans une université de technologie, qui forme des ingénieurs, et je cherchais des sujets originaux à proposer à mes étudiants, pour décaler le regard qu’ils peuvent avoir sur la philosophie et la recherche en sciences humaines.
Pour vous, le jeu vidéo est le média emblématique du 21e siècle ? En quoi est-il si spécifique ?
Ce qui me fascine dans les jeux vidéo, c’est le détournement de l’informatique. Il y a eu une immense production culturelle de formes, de récits, d’images, de nouvelles façons de jouer sur un dispositif qui n’était évidemment pas du tout prévu pour cela au départ. Et qui est, en même temps, le dispositif technique le plus important du monde contemporain. Il y a même ici une sorte de paradoxe, dans la mesure où les jeux vidéo développent des expériences que l’anthropologue Roger Caillois classait parmi les formes archaïques du jouer : la transe (par la vitesse et le vertige) et le masque (par le faire-semblant et la simulation). Ces expériences ressurgissent sur une machine de calcul, qui intègre une certaine conception abstraite de la rationalité, mais qui est aussi l’instrument très concret d’une rationalisation bureaucratique des existences et des formes de vie. Le plus archaïque des expériences de jeu vient se nicher au cœur du dispositif techno-scientifique le plus important, celui par lequel toutes les activités humaines comme la nature se retrouvent aujourd’hui représentées comme données calculables. J’essaye de comprendre le genre de subjectivité qui se produit quand on substitue au monde ordinaire de l’existence un monde de data, calculables et opérables.
Les jeux vidéo commencent-ils à être pris comme des objets potentiellement porteurs de messages idéologiques ou restent-ils globalement perçus comme un divertissement neutre ?
On peut dire que depuis leurs débuts publics – avec les jeux d’arcades, que nous avons connu installés dans les cafés à côté des flippers – les jeux vidéo ont suscité la polémique. Il y a trois accusations récurrentes, qui ont été portées par la psychologie : la fragmentation de l’attention, le développement de l’agressivité et l’addiction. La question de l’agressivité a toujours été liée aux contenus violents. La première polémique porte sur Death Race en 1976, un jeu dans lequel le joueur doit écraser des piétons. Les créateurs du jeu se défendent en expliquant qu’il ne s’agit pas de piétons, mais de gremlins ou de zombies. Il est difficile de se faire une opinion quand les graphismes se limitent à un petit tas de pixels. Ce qui est intéressant, c’est qu’au même moment sort un film, Death Race 2000, dont les créateurs du jeu se sont inspirés, qui présentent des scènes beaucoup plus violentes, sans entraîner aucune polémique. Cet épisode est révélateur puisque l’on prête au jeu vidéo un pouvoir de persuasion supérieur : comme le joueur est acteur, on suppose qu’il adhère plus à ce qui lui est montré. Or, c’est bien souvent faux : la logique du jeu, toutes les actions qu’il y a à accomplir, obligent à se concentrer sur la structure ludique et à délaisser les contenus qui sont véhiculés et qui restent à l’arrière-plan de l’attention. Le philosophe Thomas Morisset a une belle formule pour dire cela : il parle du jeu vidéo comme d’un « art du geste qui épuise l’image ».
L’industrie a combattu ces polémiques en se revendiquant d’une position neutraliste : « on ne fait pas de politique, nous ne sommes qu’un honnête divertissement familial ». Le problème est que la neutralité dont la plupart des jeux se réclame est politiquement chargée : des rôles féminins dévalués, une sous-représentation des minorités, une acceptation sans critique de la politique américaine, etc. De ce point de vue, les jeux vidéo ne semblent pas différents des autres productions culturelles de type blockbuster. L’épisode de la polémique franco-française sur la représentation de Robespierre en tyran sanguinaire et psychopathe dans le jeu Assassin’s Creed Unity est emblématique de ces effets de fausse neutralité.
De quelles manières les jeux vidéo font-ils de la politique ?
Manifestement, ils en font, à n’en pas douter, comme n’importe quel autre médium audiovisuel, en véhiculant les contenus culturels et les représentations de leurs créateurs. Mais, on peut se demander s’il n’y a pas autre chose. Les jeux vidéo ne se réduisent pas à la strate des messages qu’ils communiquent par voie audiovisuelle, et auxquels le joueur est d’ailleurs moins réceptif que s’il est simple spectateur. Une des propriétés des jeux vidéo est de fonctionner comme des simulations informatiques : on définit un système par un ensemble de paramètres et on laisse le joueur en modifier certains au cour de sa partie. Faire le choix de tel ou tel paramètre dans la situation est une question qui dépasse le simple message audiovisuel. L’exemple du simulateur urbain Sim City est à cet égard emblématique. Il est construit de telle sorte, par exemple, qu’il punit systématiquement la mixité sociale. Il considère les ressources naturelles comme un fonds illimité, qui ne peut avoir de valeur sociale que transformé en parc de loisir. Les jeux font de la politique par leurs systèmes et leurs paramètres, par la manière dont ils configurent l’espace des possibles pour les joueurs.
Quels « modèles réduits de la société », comme vous les nommez, les jeux vidéo peuvent-ils promouvoir ?
Je crois qu’il n’y a pas tellement de limites dans ce que l’on peut simuler. Les jeux qui ont la portée politique la plus forte et la plus subversive me paraissent justement être des jeux à systèmes, dans lesquels le joueur est amené à réfléchir sur ce qu’il fait plutôt que de simplement réceptionner un message. En particulier, quand ce qu’il fait est problématique ou le devient. Je pense ici aux jeux du studio britannique Introversion, qui a fait des simulateurs de guerre nucléaire (Defcon) ou de prison (Prison Architect). Le joueur est laissé face à lui-même, face aux conséquences souvent insupportables des choix prescrits par le système de jeu et sa propre volonté de bien faire. C’est beaucoup plus fort que lorsque le jeu vous tient la main pour vous dire de penser ceci ou cela.
Mais on pourrait aussi se demander s’il n’y a pas une question encore plus fondamentale. Est-ce que la réduction du réel à un système manipulable, basé sur des données, des paramètres et des dispositifs de calcul, n’est pas en soi un projet politique ? C’est ici que les jeux vidéo rejoignent, de manière intrinsèque, par leur base technique, le vaste mouvement d’informatisation du monde que nous vivons. L’informatisation permet l’exercice d’un pouvoir à distance sur des situations qui ont été réduites à une série d’indicateurs. Cette politique des indicateurs devient jouable dans le jeu vidéo. C’est à double tranchant : on peut y voir un effet d’acculturation – rendre désirable et fun ce nouveau régime de gouvernementalité – ou à l’inverse la possibilité d’une réflexion critique in situ, à même le médium sur ce qui est au cœur du monde contemporain. Certains jeux investissent cette potentialité-là.
Les jeux vidéo peuvent-ils être porteurs d’idéologies plus progressistes ou contraire à l’idéologie dominante ?
Je pense que tout est possible avec le médium sur ce point. Nous avons la chance aujourd’hui d’assister à une explosion du jeu dit « indépendant », réalisé par de petites équipes, où la prise de risque personnelle peut être beaucoup plus grande. On voit arriver des jeux qui rompent avec les formules éternellement ressassées, qu’il s’agisse des grands tropes, comme « la demoiselle en détresse »1, ou des genres ludiques. On peut citer ici Dysforia de la développeuse transgenre Anna Antropy qui revient sur son histoire personnelle avec un jeu de Tetris dans lequel les pièces ne s’emboîtent jamais tout à fait correctement. Voilà un jeu, qui est un tout petit jeu, qui se finit en quelques dizaines de minutes, et qui fait passer quelque chose de la difficulté à se situer dans un univers polarisé par la distinction masculin/féminin, par sa formule ludique plutôt que par un discours explicite.
Les conditions de l’esthétique sont politiques. En matière de jeu vidéo comme pour les autres formes culturelles, on ne peut pas négliger les conditions de production. Les créateurs ont-ils leur indépendance ou sont-ils soumis aux diktats des départements marketing ? Quand bien même, on est indépendant, on engage sur un jeu l’avenir de sa société, les contrats de ses salariés. Arrive toujours un moment où la grande peur incite à revenir vers les formules les moins risquées. Je ne crois pas que les jeux vidéo soient condamnés en tant que médium à ressasser l’idéologie dominante, mais avant de faire de la politique avec leurs jeux, il faut d’abord que les studios récupèrent une certaine forme d’autonomie sur leurs instruments de création.
Au niveau de la réception, est-ce que les joueurs sont dupes ou peuvent-ils apprécier un jeu vidéo au discours fortement marqué (par exemple militariste, sexiste, pro-capitaliste, ethnocentré etc.) sans nécessairement adhérer à son contenu idéologique ?
Il n’y a pas une réponse univoque à cette question. Le jeu vidéo est aujourd’hui une des toutes premières pratiques culturelles dans les pays développés. Ce qui signifie qu’il s’agit d’une pratique de masse, que les joueurs sont divers, que les pratiques de jeux sont éclatées. Il ne fait aucun doute que certains joueurs apprécient particulièrement les contenus militaristes et sexistes que proposent nombre de jeux. Le mouvement dit du « gamergate » a ainsi regroupé une frange de joueurs prêt à lutter contre ce qu’ils perçoivent comme une féminisation du jeu vidéo, l’imposition de représentations plus favorables aux minorités, la condamnation de la violence aveugle, etc.
La part d’influence des jeux sur les joueurs est difficile à déterminer, ne serait-ce que parce que les joueurs vont investir de manière différente les contenus proposés. La réception dépend toujours d’un contexte social.
Mais la question touche aussi à la nature même de l’attitude ludique. Jouer est une attitude paradoxale qui suppose que le plus grand sérieux soit dédié à quelque chose de futile et qui n’aura pas de conséquences. Sinon, « ce n’est plus du jeu », comme on dit. La condition pour croire au maximum à ce que l’on fait est de savoir pertinemment, en même temps, qu’il ne s’agit « que d’un jeu ». Il y a ici quelque chose qui relève d’un fait anthropologique fondamental : la capacité humaine à adhérer à une situation, justement parce que l’on peut prendre de la distance vis-à-vis d’elle. Pour jouer, il faut jouer à fond. Pour jouer à fond, il faut savoir que ce n’est qu’un jeu. Le jeu nous place dans cette bascule permanente d’engagement et de désengagement. Ce qui devrait au moins suffire à éliminer l’idée d’une simple influence mécanique par adhésion ou contagion.
Quelles idéologies traversent des jeux populaires ? Que reflètent-ils ?
Il y a eu quelques études systématiques sur les jeux de tir en première personne, qui sont des jeux de guerre. Nina Hutemann, par exemple, avait montré combien ces jeux collaient au programme idéologique de la « guerre contre la terreur » de l’administration Bush. Une des séries de jeu les plus vendues au monde, celle des Call of Duty, permet par, exemple, de tuer à peu près tout le monde, civils compris, à l’exception des soldats américains. Il y a ici un tabou colossal. On peut penser à America’s Army, le jeu de propagande et de recrutement de l’armée américaine, distribué gratuitement. Le jeu met en scène des affrontements entre soldats américains et terroristes, mais ne permet jamais d’incarner la position du « bad guy ». Même dans les affrontements multijoueurs, chacun se voit comme un soldat américain et perçoit l’autre comme le terroriste. L’incarnation est verrouillée.
On peut se dire que les secteurs de production jouent beaucoup : un jeu américain ne ressemble pas à un jeu japonais ou européen, mais l’internationalisation de l’industrie ne laisse pas beaucoup de place aux différences de styles. La logique commerciale incite à prendre le moins de risque possible et à transmettre un discours qui se veut neutre… mais qui ne l’est jamais.
Au delà du jeu, de son contenu, y‑a-t’il une dimension politique dans la pratique en elle-même ? Ou dans la défense de ce medium ?
Des mouvements politiques traversent les mouvements de joueurs. L’affrontement, par réseaux sociaux interposés jusqu’au harcèlement, entre le gamergate et des joueuses et joueurs aux opinions politiques féministes ou progressistes est un bon représentant de ces nouvelles formes de politisation. Le gamergate qui a le soutien de la droite dure américaine, dans la ligne du Tea Party, a opéré un renversement : à la condamnation traditionnelle de la violence des jeux vidéo, il a substitué l’idée que cette violence ne devait surtout pas être édulcorée au nom d’un idéal viriliste et machiste opposé à la peur d’une féminisation de la société.
Cette focalisation politique sur les contenus culturels des jeux me paraît un phénomène nouveau. Elle fracture la « communauté » des joueurs, si tant est que cette expression puisse encore recevoir un sens quelconque au vue de la massification de la pratique. Alors que les lignes de clivage passaient plutôt auparavant entre joueurs, plutôt jeunes adultes, et le monde des parents et de la société qui réprouvait la pratique. Nous sommes passé d’une ligne de fracture entre culture légitime et culture basse, autour de la défense du médium, à une grande bagarre sur les représentations véhiculées, adossée à des agendas politiques qui dépassent de loin les jeux vidéo et relèvent de ce que Gramsci appelait l’hégémonie culturelle.
- La figure de la demoiselle en détresse, stéréotype culturel récurrent, est définie par la sociologue des médias américaine Anita Sarkeesian comme « un procédé narratif dans lequel un personnage féminin est mis dans une situation dangereuse d’où elle ne peut sortir et doit attendre l’aide d’un personnage masculin, fournissant généralement une incitation ou motivation pour la quête du protagoniste. » Traversant de multiples formes d’expression, de la littérature au cinéma en passant par les contes, ils s’expriment particulièrement dans les jeux vidéo de plates-formes et d’aventure-action. Princess Peach sans cesse enlevée et secourue par Mario dans SuperMario en est un des exemples emblématiques. C’est l’un des aspects des jeux vidéo les plus critiqué car il place toujours l’homme aux commandes et la femme comme lui étant subordonnée et dépendante.
Philosophie des jeux vidéos est paru chez Zones/La Découverte en 2013. Ce livre est téléchargeable gratuitement ici