Michel Warschavski

Pour un autre Israël

Photo : CC BY-NC 2.0 par Sasha Y. Kimel

Michel War­schavs­ki est un infa­ti­gable mili­tant israé­lien, vété­ran de la lutte contre le colo­nia­lisme et l’occupation de la Pales­tine. Sa der­nière publi­ca­tion « Un autre Israël est pos­sible », réa­li­sée avec Domi­nique Vidal, dresse en 20 inter­views de pen­seurs et mili­tants israé­liens le por­trait d’un autre pays, d’une autre poli­tique, d’une autre forme de vivre-ensemble qui tisse une toile de fond contre le néo­li­bé­ra­lisme bru­tal actuel et scande : retour à l’État social ! Rencontre.

Qui sont les citoyens présentés dans « Un autre Israël est possible » ?

Ce sont des citoyens israé­liens por­teurs d’alternatives. Des gens dans le domaine intel­lec­tuel, cultu­rel, poli­tique remettent en ques­tion par­fois par le com­bat, les mani­fes­ta­tions ou la mobi­li­sa­tion, par­fois par l’écriture, une écri­ture cri­tique, l’Israël d’aujourd’hui. Ils veulent un autre Israël, plus juste. Que veut dire Israël ? C’est ouvert, cha­cun répond dif­fé­rem­ment. Mais tous veulent un autre contexte poli­tique, cultu­rel et social. On a vou­lu une grande diver­si­té : jeunes et moins jeunes, juifs et arabes, hommes et femmes, uni­ver­si­taires à l’analyse rigou­reuse et mili­tants comme les Anar­chistes contre le mur, extrê­me­ment radi­caux ou Daph­ni Leef, qua­si apo­li­tique. L’ensemble de ces por­traits donne une image fidèle de ce qui est la pen­sée et l’action cri­tiques en Israël aujourd’hui.

Cet autre Israël peut-il réussir à trouver un débouché politique ? Notamment dans le cadre des élections législatives de janvier 2013 ?

J’en doute mal­heu­reu­se­ment. Beau­coup des acteurs des grandes mobi­li­sa­tions de l’Été 2011 cherchent ou ont trou­vé leur place dans les par­tis exis­tants. Notam­ment dans le Par­ti tra­vailliste, ce qui va peut-être le réveiller, mais je n’y crois pas trop. Est-ce que ça va boos­ter les 3 par­tis arabes qui ensemble repré­sentent 10 à 15 % de l’électorat pour se regrou­per et faire un pôle attrac­tif, pas seule­ment pour l’électorat arabe ? Est-ce que cela pour­rait, comme le vou­drait quelqu’un comme Avra­ham Burg, l’ancien Pré­sident du Par­le­ment israé­lien inter­viewé dans le livre, de réunir la gauche de la gauche et la gauche tra­vailliste dans un seul par­ti ? Le fait que les légis­la­tives aient été anti­ci­pées empêche le temps de pré­pa­ra­tion néces­saire et rend ce scé­na­rio peu pro­bable. Je suis de ceux qui croient qu’on va voir un ren­for­ce­ment encore plus fort de la droite dure au pou­voir.

Ce mouvement de grande ampleur des Indignés en Israël a‑t-il eu un effet sur la politique néolibérale menée en Israël ?

Sur la poli­tique gou­ver­ne­men­tale, la réponse est non, un « non » arro­gant même ! Le Gou­ver­ne­ment a certes été obli­gé d’instituer une Com­mis­sion spé­ciale diri­gée par Manuel Tra­j­ten­berg, un éco­no­miste qui était loin d’être un radi­cal : il a fait quelques recom­man­da­tions plu­tôt modé­rées. Ses pro­po­si­tions ont toutes été reje­tées par le gou­ver­ne­ment qu’il avait lui-même appoin­té ! C’est dire l’arrogance, le regard cynique face à une mobi­li­sa­tion qui avait quand même expri­mé la voix du peuple : 400.000 per­sonnes à Tel-Aviv dans un pays qui en compte 7 mil­lions, c’est le peuple tout entier ! Sans comp­ter les mani­fes­ta­tions dans d’autres villes ! Quand on voit les résul­tats au niveau de la poli­tique gou­ver­ne­men­tale, on com­prend un peu ce qu’est l’état de la démo­cra­tie actuel­le­ment. Pas seule­ment en Israël, on se rap­pelle en France quelques années en arrière, le « Ce n’est pas la rue qui gou­verne » du Pre­mier ministre Raf­fa­rin face à des mil­lions de mani­fes­tants. Drôle de façon de conce­voir la démo­cra­tie, qui est mal­heu­reu­se­ment assez uni­ver­selle aujourd’hui et qui dit que « le droit de vote et de mani­fes­ter, c’est très bien mais on fera ce qu’on veut ! ».

Quel impact sur la société israélienne les révolutions arabes ont-elles eu ?

Au niveau popu­laire, on ne peut pas com­prendre les Indi­gnés de l’Été 2011 sans l’impact plus ou moins conscient des sou­lè­ve­ments dans la région sur ce mou­ve­ment. Ne serait-ce que sym­bo­li­que­ment, par exemple, là où se sont ins­tal­lées les tentes des cam­pe­ments qui expri­maient le pro­blème du loge­ment, Ave­nue Roth­schild à Tel-Aviv, il y avait un pan­neau « croi­se­ment Roth­schild / Place Tah­rir ». Il y avait là une réfé­rence directe et une réson­nance avec les évè­ne­ments qui secouaient alors l’Égypte.

Je pense qu’il aurait été judi­cieux de la part des diri­geants israé­liens de réflé­chir à l’impact des révo­lu­tions arabes qui change tout, d’une façon ou d’une autre, mais aus­si à une situa­tion où les États-Unis ne sont plus les patrons dans la région. Or, les diri­geants israé­liens conti­nuent de regar­der la situa­tion comme celle qui exis­tait il y a 10 ans : un patron, les États-Unis, qui mène une « guerre contre le ter­ro­risme », et Israël comme « chou­chou du patron » qui se dit « on est dans le camp gagnant ». Or, on n’est plus du tout dans cette confi­gu­ra­tion. D’autres puis­sances s’affirment dans la région. La Rus­sie revient, l’Iran et la Tur­quie jouent un rôle impor­tant, mais même aus­si le Bré­sil, l’Afrique du Sud ou la Chine qui prennent petit à petit posi­tion. Il n’y a que l’Europe qui recule, mais ça, c’est le pro­blème des Européens.

Dans cette conjonc­ture, cette arro­gance israé­lienne de « chou­chou des États-Unis » ne répond plus du tout à la réa­li­té qui se des­sine mar­quée par un affai­blis­se­ment de l’hégémonie amé­ri­caine dans la région et par l’affirmation d’un nou­veau sujet, un sujet qui n’existait pas ou n’était en tout cas pas acteur : les masses arabes. Avec la chute des dic­ta­tures, les nou­veaux pou­voirs en place ont besoin, même s’ils sont sou­vent loin d’être démo­cra­tiques, d’avoir un autre type de dia­logue avec leur popu­la­tion parce que les masses se sont affir­mées, elles ont appris à dire « je », « nous ».

C’est la pre­mière fois en 60 ans que ce n’est pas Israël et le conflit israé­lo-pales­ti­nien, Israël et ses effets, l’intifada, etc. qui déter­mine l’ordre du jour de la région. Ça, Israël n’est pas habi­tué. Il se passe des choses sans nous ! Comme si on n’était pas là ! Ça ne veut pas dire qu’Israël ou la ques­tion pales­ti­nienne n’existe pas dans le cœur ou les pré­oc­cu­pa­tions de dizaines de mil­lions d’Arabes qui mani­festent. Mais on est quelque part mar­gi­na­li­sés dans la conscience des gens et ça, Israël ne peut pas l’accepter. Parce qu’alors, quel est le rôle d’Israël ? Si Israël n’est pas là pour défendre les inté­rêts amé­ri­cains ou foca­li­ser l’attention alors à quoi ça sert ? Un jour, un diri­geant amé­ri­cain dira que ça ne vaut pas les 3 mil­liards de dol­lars qu’on donne chaque année en équi­pe­ment mili­taire. C’est une ques­tion que nos diri­geants ne se posent pas et montrent à quel point ils naviguent à court terme.

Y a‑t-il un lien entre la montée des inégalités en Israël avec la colonisation qu’elle mène en Palestine ?

C’est vrai que les bud­gets qui vont à la colo­ni­sa­tion, c’est moins de bud­gets pour l’éducation, le loge­ment, la san­té mais je dirais qu’il y a deux poli­tiques paral­lèles. Une poli­tique de colo­ni­sa­tion qui reflète un pro­jet poli­tique, stra­té­gique, idéo­lo­gique. Et par ailleurs, il y a une poli­tique néo­li­bé­rale extrême. Ben­ja­min Neta­nya­hu, qui a été un des pères pen­seurs du néo­con­ser­va­tisme en géné­ral et du néo­li­bé­ra­lisme en par­ti­cu­lier, a déman­te­lé les ser­vices publics israé­liens qui étaient la fier­té d’Israël : un sys­tème de san­té réel­le­ment gra­tuit pour tous, un sys­tème édu­ca­tif de qua­li­té, etc. Il l’a déman­te­lé consciem­ment et sciem­ment. À côté de Ben­ja­min Neta­nya­hu, Mar­ga­ret That­cher c’est Mère Tere­sa de Cal­cut­ta ! Elle a fait dans le social ! [Rires] Je ne connais pas d’autres pays riches (car Israël en fait par­tie) où le déman­tè­le­ment de l’État social a été d’une telle bru­ta­li­té. En plus, il y a dans le tan­dem Neta­nya­hu / Barak un mépris décla­ré des pauvres. On ne fait pas sem­blant. C’est un peu à la fois le bling-bling de Sar­ko­zy et l’arrogance riche de Ber­lus­co­ni. On s’affiche avec les riches, on montre qu’on aime les riches et qu’on est riche soi-même. Par exemple, c’est seule­ment pour des rai­sons élec­to­rales qu’Ehud Barak, a fina­le­ment démé­na­gé de son luxueux appar­te­ment, le plus cher de la ville.

Israël est un pays riche, pros­père, qui ne connaît pas encore la crise. Ses indices éco­no­miques sont au des­sus de la moyenne euro­péenne qui exporte des capi­taux et des tech­no­lo­gies, lar­ge­ment béné­fi­ciaire au niveau de la balance com­mer­ciale. Mais, comme tou­jours dans le néo­li­bé­ra­lisme, un pays peut être riche et avoir beau­coup de pauvres. Israël est le deuxième pays du monde pour l’amplitude de l’écart entre les plus riches et les plus pauvres. Un chiffre récent éma­nant de la Sécu­ri­té sociale israé­lienne, un ins­ti­tut d’État, a été ren­du public : 37 % des enfants israé­liens vivent en des­sous du seuil de pau­vre­té ! C’est un chiffre qui montre qu’il y a une vraie pau­vre­té en Israël. On ne la voit pas à Tel-Aviv, elle est dans la péri­phé­rie, dans les « villes de déve­lop­pe­ment », c’est-à-dire l’équivalent des ban­lieues en Europe. Elles se trouvent à 50km des grandes villes. On les a long­temps appe­lées des « villes d’immigrants », puis des « villes de déve­lop­pe­ment » mais elles sont en fait des villes sous-déve­lop­pées. Elles ont été mises en place pour judaï­ser le Sud, et le Nord, des régions où il y avait peu de Juifs et trop d’Arabes, autour d’une indus­trie tex­tile qui s’est cas­sée la figure. Les usines étaient sub­ven­tion­nées. Avec la poli­tique néo­li­bé­rale, les sub­ven­tions se sont taries et ces usines ont fait faillite, des villes entières se sont alors retrou­vées dans des situa­tions de forte pauvreté.

Quelles perspectives d’avenir entre Israël et la Palestine ?

L’option d’une par­ti­tion a été cas­sée par les Israé­liens. Mais je ne crois pas à l’irréversibilité en poli­tique. Les grands empires ont été réver­sibles, le colo­nia­lisme fran­çais ou anglais a été réver­sible, il n’y a pas de rai­son que le colo­nia­lisme israé­lien ne le soit pas. Mais est-ce qu’à court terme — dans les 10 ans à venir — un rap­port de force peut se créer dans la région qui peut impo­ser le retrait israé­lien des ter­ri­toires occu­pés ? Dans le tête-à-tête israé­lo-pales­ti­nien, je ne crois pas aujourd’hui que les Pales­ti­niens puissent obte­nir plus que ce à quoi le gou­ver­ne­ment israé­lien est inté­res­sé, c’est-à-dire une auto­ges­tion de can­tons plus ou moins liés les uns aux autres dans le cadre d’un grand Israël qui irait de la mer jusqu’au Jour­dain. Heu­reu­se­ment, il ne s’agit pas seule­ment d’un tête-à-tête israé­lo-pales­ti­nien, on est dans un contexte beau­coup plus large.

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