Qui sont les citoyens présentés dans « Un autre Israël est possible » ?
Ce sont des citoyens israéliens porteurs d’alternatives. Des gens dans le domaine intellectuel, culturel, politique remettent en question parfois par le combat, les manifestations ou la mobilisation, parfois par l’écriture, une écriture critique, l’Israël d’aujourd’hui. Ils veulent un autre Israël, plus juste. Que veut dire Israël ? C’est ouvert, chacun répond différemment. Mais tous veulent un autre contexte politique, culturel et social. On a voulu une grande diversité : jeunes et moins jeunes, juifs et arabes, hommes et femmes, universitaires à l’analyse rigoureuse et militants comme les Anarchistes contre le mur, extrêmement radicaux ou Daphni Leef, quasi apolitique. L’ensemble de ces portraits donne une image fidèle de ce qui est la pensée et l’action critiques en Israël aujourd’hui.
Cet autre Israël peut-il réussir à trouver un débouché politique ? Notamment dans le cadre des élections législatives de janvier 2013 ?
J’en doute malheureusement. Beaucoup des acteurs des grandes mobilisations de l’Été 2011 cherchent ou ont trouvé leur place dans les partis existants. Notamment dans le Parti travailliste, ce qui va peut-être le réveiller, mais je n’y crois pas trop. Est-ce que ça va booster les 3 partis arabes qui ensemble représentent 10 à 15 % de l’électorat pour se regrouper et faire un pôle attractif, pas seulement pour l’électorat arabe ? Est-ce que cela pourrait, comme le voudrait quelqu’un comme Avraham Burg, l’ancien Président du Parlement israélien interviewé dans le livre, de réunir la gauche de la gauche et la gauche travailliste dans un seul parti ? Le fait que les législatives aient été anticipées empêche le temps de préparation nécessaire et rend ce scénario peu probable. Je suis de ceux qui croient qu’on va voir un renforcement encore plus fort de la droite dure au pouvoir.
Ce mouvement de grande ampleur des Indignés en Israël a‑t-il eu un effet sur la politique néolibérale menée en Israël ?
Sur la politique gouvernementale, la réponse est non, un « non » arrogant même ! Le Gouvernement a certes été obligé d’instituer une Commission spéciale dirigée par Manuel Trajtenberg, un économiste qui était loin d’être un radical : il a fait quelques recommandations plutôt modérées. Ses propositions ont toutes été rejetées par le gouvernement qu’il avait lui-même appointé ! C’est dire l’arrogance, le regard cynique face à une mobilisation qui avait quand même exprimé la voix du peuple : 400.000 personnes à Tel-Aviv dans un pays qui en compte 7 millions, c’est le peuple tout entier ! Sans compter les manifestations dans d’autres villes ! Quand on voit les résultats au niveau de la politique gouvernementale, on comprend un peu ce qu’est l’état de la démocratie actuellement. Pas seulement en Israël, on se rappelle en France quelques années en arrière, le « Ce n’est pas la rue qui gouverne » du Premier ministre Raffarin face à des millions de manifestants. Drôle de façon de concevoir la démocratie, qui est malheureusement assez universelle aujourd’hui et qui dit que « le droit de vote et de manifester, c’est très bien mais on fera ce qu’on veut ! ».
Quel impact sur la société israélienne les révolutions arabes ont-elles eu ?
Au niveau populaire, on ne peut pas comprendre les Indignés de l’Été 2011 sans l’impact plus ou moins conscient des soulèvements dans la région sur ce mouvement. Ne serait-ce que symboliquement, par exemple, là où se sont installées les tentes des campements qui exprimaient le problème du logement, Avenue Rothschild à Tel-Aviv, il y avait un panneau « croisement Rothschild / Place Tahrir ». Il y avait là une référence directe et une résonnance avec les évènements qui secouaient alors l’Égypte.
Je pense qu’il aurait été judicieux de la part des dirigeants israéliens de réfléchir à l’impact des révolutions arabes qui change tout, d’une façon ou d’une autre, mais aussi à une situation où les États-Unis ne sont plus les patrons dans la région. Or, les dirigeants israéliens continuent de regarder la situation comme celle qui existait il y a 10 ans : un patron, les États-Unis, qui mène une « guerre contre le terrorisme », et Israël comme « chouchou du patron » qui se dit « on est dans le camp gagnant ». Or, on n’est plus du tout dans cette configuration. D’autres puissances s’affirment dans la région. La Russie revient, l’Iran et la Turquie jouent un rôle important, mais même aussi le Brésil, l’Afrique du Sud ou la Chine qui prennent petit à petit position. Il n’y a que l’Europe qui recule, mais ça, c’est le problème des Européens.
Dans cette conjoncture, cette arrogance israélienne de « chouchou des États-Unis » ne répond plus du tout à la réalité qui se dessine marquée par un affaiblissement de l’hégémonie américaine dans la région et par l’affirmation d’un nouveau sujet, un sujet qui n’existait pas ou n’était en tout cas pas acteur : les masses arabes. Avec la chute des dictatures, les nouveaux pouvoirs en place ont besoin, même s’ils sont souvent loin d’être démocratiques, d’avoir un autre type de dialogue avec leur population parce que les masses se sont affirmées, elles ont appris à dire « je », « nous ».
C’est la première fois en 60 ans que ce n’est pas Israël et le conflit israélo-palestinien, Israël et ses effets, l’intifada, etc. qui détermine l’ordre du jour de la région. Ça, Israël n’est pas habitué. Il se passe des choses sans nous ! Comme si on n’était pas là ! Ça ne veut pas dire qu’Israël ou la question palestinienne n’existe pas dans le cœur ou les préoccupations de dizaines de millions d’Arabes qui manifestent. Mais on est quelque part marginalisés dans la conscience des gens et ça, Israël ne peut pas l’accepter. Parce qu’alors, quel est le rôle d’Israël ? Si Israël n’est pas là pour défendre les intérêts américains ou focaliser l’attention alors à quoi ça sert ? Un jour, un dirigeant américain dira que ça ne vaut pas les 3 milliards de dollars qu’on donne chaque année en équipement militaire. C’est une question que nos dirigeants ne se posent pas et montrent à quel point ils naviguent à court terme.
Y a‑t-il un lien entre la montée des inégalités en Israël avec la colonisation qu’elle mène en Palestine ?
C’est vrai que les budgets qui vont à la colonisation, c’est moins de budgets pour l’éducation, le logement, la santé mais je dirais qu’il y a deux politiques parallèles. Une politique de colonisation qui reflète un projet politique, stratégique, idéologique. Et par ailleurs, il y a une politique néolibérale extrême. Benjamin Netanyahu, qui a été un des pères penseurs du néoconservatisme en général et du néolibéralisme en particulier, a démantelé les services publics israéliens qui étaient la fierté d’Israël : un système de santé réellement gratuit pour tous, un système éducatif de qualité, etc. Il l’a démantelé consciemment et sciemment. À côté de Benjamin Netanyahu, Margaret Thatcher c’est Mère Teresa de Calcutta ! Elle a fait dans le social ! [Rires] Je ne connais pas d’autres pays riches (car Israël en fait partie) où le démantèlement de l’État social a été d’une telle brutalité. En plus, il y a dans le tandem Netanyahu / Barak un mépris déclaré des pauvres. On ne fait pas semblant. C’est un peu à la fois le bling-bling de Sarkozy et l’arrogance riche de Berlusconi. On s’affiche avec les riches, on montre qu’on aime les riches et qu’on est riche soi-même. Par exemple, c’est seulement pour des raisons électorales qu’Ehud Barak, a finalement déménagé de son luxueux appartement, le plus cher de la ville.
Israël est un pays riche, prospère, qui ne connaît pas encore la crise. Ses indices économiques sont au dessus de la moyenne européenne qui exporte des capitaux et des technologies, largement bénéficiaire au niveau de la balance commerciale. Mais, comme toujours dans le néolibéralisme, un pays peut être riche et avoir beaucoup de pauvres. Israël est le deuxième pays du monde pour l’amplitude de l’écart entre les plus riches et les plus pauvres. Un chiffre récent émanant de la Sécurité sociale israélienne, un institut d’État, a été rendu public : 37 % des enfants israéliens vivent en dessous du seuil de pauvreté ! C’est un chiffre qui montre qu’il y a une vraie pauvreté en Israël. On ne la voit pas à Tel-Aviv, elle est dans la périphérie, dans les « villes de développement », c’est-à-dire l’équivalent des banlieues en Europe. Elles se trouvent à 50km des grandes villes. On les a longtemps appelées des « villes d’immigrants », puis des « villes de développement » mais elles sont en fait des villes sous-développées. Elles ont été mises en place pour judaïser le Sud, et le Nord, des régions où il y avait peu de Juifs et trop d’Arabes, autour d’une industrie textile qui s’est cassée la figure. Les usines étaient subventionnées. Avec la politique néolibérale, les subventions se sont taries et ces usines ont fait faillite, des villes entières se sont alors retrouvées dans des situations de forte pauvreté.
Quelles perspectives d’avenir entre Israël et la Palestine ?
L’option d’une partition a été cassée par les Israéliens. Mais je ne crois pas à l’irréversibilité en politique. Les grands empires ont été réversibles, le colonialisme français ou anglais a été réversible, il n’y a pas de raison que le colonialisme israélien ne le soit pas. Mais est-ce qu’à court terme — dans les 10 ans à venir — un rapport de force peut se créer dans la région qui peut imposer le retrait israélien des territoires occupés ? Dans le tête-à-tête israélo-palestinien, je ne crois pas aujourd’hui que les Palestiniens puissent obtenir plus que ce à quoi le gouvernement israélien est intéressé, c’est-à-dire une autogestion de cantons plus ou moins liés les uns aux autres dans le cadre d’un grand Israël qui irait de la mer jusqu’au Jourdain. Heureusement, il ne s’agit pas seulement d’un tête-à-tête israélo-palestinien, on est dans un contexte beaucoup plus large.