Quelle est la spécificité du racisme anti-Noirs par rapport à d’autres formes de racisme ?
S’il procède de la même manière que d’autres racismes, sa spécificité réside dans le fait qu’il se caractérise plus par le mépris que par la phobie : on n’a pas vraiment peur des « Noirs » (contrairement à ce qu’indique le suffixe « phobie » tirés des termes comme négrophobie ou afrophobie) mais on pense en revanche qu’ils ne sont pas aussi capables que les autres d’avoir des compétences ou de se réaliser. Pour le dire simplement : on les sous-estime.
Notons que la prise de conscience par rapport à ce racisme-là n’est pas encore effective, y compris chez les professionnels de l’antiracisme. Souvent, ils ne voient pas trop où se situe ce racisme. Ou bien ils le minimisent. Par exemple, ils vont rarement nous demander spontanément des formations sur cette « négrophobie » à l’inverse de formations sur l’islamophobie, pas dans un sens de concurrence mais simplement parce que c’est mieux identifié.
Où le racisme anti-Noirs puise-t-il ses sources ? Sur quel imaginaire repose-t-il ? Celui de l’esclavage et de la colonisation ?
Oui, on ne peut pas effacer six siècles d’humiliation des afro-descendants en seulement 60 ans après l’indépendance. L’esclavage arabo-musulman avait déjà été ravageur mais ensuite, l’esclavage mis en place par les pays Occidentaux suivi par la colonisation constitue une racine assez claire de l’imaginaire raciste d’aujourd’hui. La propagande coloniale de grande envergure qui s’est déployée sur la Belgique a transmis l’essentiel des stéréotypes racistes qui persistent aujourd’hui au sujet des afro-descendants (affichage, emballage alimentaire, cinéma, livres scolaire, illustration de la Loterie Coloniale…).
Mais bon nombre de belges sont mal à l’aise avec l’histoire coloniale et ses retombées. On ne sait pas quoi en faire. Pourtant, on pourrait s’inspirer de pays voisins, par exemple, quid d’une loi Taubira en Belgique [loi mémorielle promulguée en France en 2001 concernant la reconnaissance de la traite et de l’esclavage en tant que crime contre l’humanité et qui met l’accent sur l’enseignement de l’histoire NDLR] ? À chaque fois que l’on veut en parler, cela pose problème. On oublie pourtant que l’un des premiers bateaux négriers de l’esclavage occidental est parti du port d’Anvers.
Cette période a construit le « Noir ». La figure du « Noir », parfois perçu comme négative, dangereuse, médiocre, incompétente sert, par effet de contraste, à se valoriser en tant que Blancs, figure positive, paisible, performante ou compétente. Ça pose la question de l’utilité des stéréotypes : a‑t-on besoin qu’il y ait ce « mauvais », ce « Noir », pour que nous puissions en sortir grandis ?
Par exemple ?
On va par exemple dire à des jeunes belgo-belges « vous allez aller en Afrique pour construire des puits ». Déjà, dans cette logique, si vous allez là-bas pour construire des puits, cela veut dire qu’ils ont des problèmes, vous allez apporter des solutions. Est-ce qu’ils ne sont pas capables de construire des puits pour eux-mêmes ? Et pendant des millénaires comment ont-ils fait ? Ensuite, généralement quand ces jeunes-là reviennent, ils vont bien entendu indiquer ce qu’ils ont fait comme travail d’utilité publique, mais ils vont aussi raconter ce qu’ils ont appris. Un pan qui est souvent occulté dans les rapports. On ne va pas dire que les jeunes ont appris telle ou telle technique intéressante. On ne va rarement penser en termes d’échange de techniques, d’échanges scientifiques mais plus en termes d’apport de l’Occident.
Dans votre ouvrage, vous pointez le fait que ce racisme agit sur les Afro-Belges par invisibilisation et « inaudibilisation » : on les voit peut, on les entend peu. Et quand on les voit, ils sont réduits à quelques rôles clichés (sportif, chanteur, rappeur) mais rarement représentés dans des professions ordinaires. Comment se joue cette invisibilisation ?
On peut partir de l’expression « être le nègre d’un auteur » qui désigne quelqu’un qui écrit pour quelqu’un d’autre mais dont le nom ne paraîtra pas et ne sera pas cité. Des personnes d’origine africaine se retrouvent souvent dans ce cas de figure-là en devenant le nègre de Belgo-Belges. Ils vont faire un travail sans être reconnus pour celui-ci puisque c’est quelqu’un d’autre qui va signer à leur place. Une non-reconnaissance symbolique qui peut aussi être une non-reconnaissance pécuniaire. Dans mon parcours, j’ai eu affaire à des cas de plagiats. Plagiats d’idées, de concepts mais on peut également penser au plagiat de projets qui peut se produire dans le cadre de partenariats entre organisations. Par exemple, lorsqu’une demande de subsides est introduite conjointement par une organisation « mainstream » et une association belgo-africaine et que, à un moment donné, cette dernière va « disparaître » des dossiers, qu’elle n’est même pas prévenue que le projet a été accepté et qu’il a commencé sans elle… Ce sont des choses qui arrivent assez fréquemment.
Autre exemple, suite à la polémique autour du post sur Twitter de Miss Belgique que certains ont jugé raciste et d’autres pas du tout, on a invité la Miss sur les plateaux télé pour qu’elle s’explique mais aucun Belgo-Africain n’a été convié. On s’est même retrouvé avec une émission où quatre Belgo-Belges décidaient de ce qui était raciste et de ce qui ne l’était pas ! En fait, les « racisés » — c’est-à-dire les personnes non-blanches, vivant dans une société où des euro-descendants les essentialisent- n’étant pas là, ils ne peuvent tout simplement pas donner leur avis, faire entendre leur voix.
C’est le phénomène de whitesplaining dont vous décrivez les mécanismes dans votre livre ?
Le whitesplaining, c’est le phénomène du « Blanc qui explique », c’est un paternalisme qui consiste notamment pour un euro-descendant, à expliquer aux afro-descendants en quoi une situation est raciste, comment ils doivent interpréter les évènements et comment ils doivent réagir. Le cas du plateau télé composé uniquement de Blancs qui expliquent ce qui est raciste ou non s’en rapproche mais, dans le whitesplaining, on peut encore au moins l’expliquer aux Noirs, en leur présence, tandis que là, c’est encore pire : non seulement, on vous l’explique, mais, en plus, vous n’êtes pas là quand on l’explique !
Vous dites dans votre livre que le racisme anti-Noirs peut également toucher les milieux antiracistes eux-mêmes. Comment expliquer ce paradoxe ?
Précisions d’abord qu’on ne parle pas ici d’un racisme explicite et assumé. Il ne s’agit pas d’insultes au bureau ou dans la rue de type « sale nègre ». On est plutôt dans une forme de racisme plus institutionnalisée et d’ordre plus structurel. On a constaté au cours de notre étude qu’il y avait une méconnaissance, quasiment assumée, en tout cas entretenue, des populations d’origine africaine. Ce qui constitue une forme de mépris à leur égard (on sait qu’on ne sait pas grand-chose mais on ne fait rien pour changer ça).Le dictionnaire Larousse nous apprends que le mépris, c’est aussi le « sentiment par lequel on juge quelqu’un ou sa conduite indigne d’estime ou d’attention ». L’antonymie de cette notion, c’est l’estime, l’égard, la considération, en résumé : la « reconnaissance sociale ». Pour éviter tout procès d’intention, notre recherche est une démarche d’objectivation de cette carence d’intérêt que l’on peut nommer de différente manière, de la plus light à la plus dérangeante : indifférence sociale, méconnaissance sociale ou encore « mépris social ».
Le mépris – caractéristique dominante du racisme envers les afro-descendants – ne réside pas seulement dans la méconnaissance des afro-descendants (sociologie, histoire, connaissance interpersonnelle,…) et leur rejet (discrimination à l’embauche) de la part de certains antiracistes euro-descendants, mais aussi et surtout dans la conscience de cette méconnaissance et malgré tout, l’entretien de celle-ci et le quasi statut-quo du rejet. Oui, le mépris réside en ce que certains ne s’inquiètent pas de leur ignorance et qu’ils l’entretiennent parfois des années durant.
Dans le livre, on s’est attaché aux organisations antiracistes prises au sens large : les musées, les travailleurs de l’interculturel, ceux de l’éducation, de l’éducation permanente, des chercheurs, des politiques, des intervenants sociaux… Bref, on a interrogé un panel de tous ceux qui ont à un moment ou à un autre travaillé sur des questions de vivre ensemble, de cohésion, d’éducation, d’interculturel, d’antiracisme, etc. C’est pourquoi la grande ignorance de certains d’entre eux est donc relativement inquiétant lorsque l’on sait que nous avons interviewé des professionnels — sensés être formés et ayant pour mission de former et d’informer les autres. Je pense que le travailleur antiraciste a une responsabilité professionnelle et politique, il ne peut pas s’autoriser le « confort » de l’ignorance.
Quels ont été vos critères pour tester cette ignorance ?
Tout d’abord, le critère de la connaissance de l’Histoire, notamment de la colonisation. On s’en sort à peu près, même si on pourrait mieux faire, surtout avec des questions comme : « Combien de temps a duré la colonisation du Congo ? »
Ensuite, le critère de la connaissance de la diaspora. Et là, on s’est rendu compte que cette diaspora était très mal connue, avec par exemple très peu de réponses à la question : « Citez des Africains connus en dehors des métiers clichés du sport et de l’art ? »
Il y a aussi le critère de l’exemplarité. Est-ce que dans telle ou telle organisation antiraciste, des afro-descendants y travaillent, et ce, dans le cœur de métier de la structure (formateurs pour une asbl de formation par exemple)? On s’est rendu compte qu’il y en avait très peu, voire pas du tout dans certains secteurs. Et ce, alors même qu’on sait que qualification et compétences sont là puisque les Belgo-Africains sont proportionnellement beaucoup plus diplômés que les Belgo-Belges ou les autres Européens vivant en Belgique.
On se rend compte que les organisations antiracistes travaillent chacune de leur côté. Comme le pouvoir est détenu par les organisations mainstream et que les afro-descendants n’y sont pas ou très peu engagés, il en résulte peu de mélange et d’échange. Comme les afro-descendants ont aussi des combats à mener, des choses à dire, ils constituent par eux-mêmes des associations. On essaie parfois de faire des collaborations entre les deux, mais cela reste rare. In fine, on ne se fréquente pas beaucoup et on ne se connaît pas beaucoup.
Ces éléments montrent qu’une méconnaissance existe et qu’une discrimination silencieuse — et peut-être involontaire — est à l’œuvre. Les constats peuvent sembler durs mais il faut se rappeler qu’il s’agit d’une photographie du champ antiraciste en 2016 – 2017 et que peut-être qu’en refaisant la même recherche en 2018, on se rendra compte que 20 % des employés sont afro-descendants… Ensuite, je me dois de rappeler qu’il s’agit d’une recherche qualitative (85 répondants) menée par deux universitaires travaillant dans l’associatif et non par des chercheurs en sociologie par exemple.
Qu’avez-vous constaté ?
On a pu constater certains phénomènes récurrents comme le fait qu’il n’y avait pas ou peu d’Africains employés dans les équipes de travail. Quand il y en a, ils occupent surtout les postes de soutien technique (archivage, ménage, secrétariat, informatique…). Ou le fait qu’on puisse rémunérer tous les intervenants, à une activité de formation par exemple, soient payés mais que ceux d’origine africaine ne le soient pas, ou le soient moins. Pour justifier cela, certains disent : « oui mais lui, c’était un témoignage » ! Et iront jusqu’à inventer des termes comme celui « d’expert-témoignant » ! Bref, on essaie de tordre la réalité pour que cela rentre dans le paradigme : « un Noir doit avoir moins ou gagner moins ». Ce genre de tractations internes relève de pratiques racistes que l’on n’ose pas toujours qualifier comme tel car expose à une trop grande réprobation de la part des personnes concernées et qu’il n’est pas facile à démontrer. C’est pour cela qu’on a établi trois critères précités dont celui de l”« exemplarité ».
Comment articuler les luttes antiracistes, à la fois celles qui émanent des minorités qui sont victimes du racisme, avec celles d’organisations plus mainstream ? Comment concilier ces deux volontés au mieux ? En fait, qui est le mieux à même de mener la lutte antiraciste ?
Je dirais les personnes compétentes, l’astuce c’est ça ! Il n’y a pas besoin d’être afro-descendant pour parler des afro-descendants, ni être euro-descendant pour parler des euro-descendants. J’utilise beaucoup le terme de « famille antiraciste » mais c’est avant tout pour désigner un secteur professionnel. Donc, si c’est notre profession, on doit d’abord être compétent. À CV égal, je pense que la première des choses à faire, c’est de mixer les équipes. Comment se fait-il que certaines des équipes professionnelles des organisations antiracistes soient à plus de 90 % euro-descendantes ?
Un second aspect qui me vient à l’esprit, va au-delà de l’engagement d’un afro-descendant dans sa propre structure et concerne les collaborations entre organisations. Cela consiste, pour les organisations mainstream, à entrer en dialogue et à laisser la parole à des organisations dites de racisés. Je ne dis pas donner la parole mais bien laisser la parole. C’est-à-dire de sortir de dynamiques de marginalisation, de plagiat, de paternalisme, de whitesplaining ou de diabolisation parce qu’on se sent en concurrence avec elles. Il faut donc essayer de travailler ensemble, tout en veillant à ce que dans cet ensemble, chacun puisse réellement s’exprimer quand et s’il le souhaites.
Ensuite, je dirais qu’il faut faire sa propre expérience de partenariat puis une critique et une autocritique constructive, sur base de critères d’évaluation clairs établis à l’avance. Je dis celà parce que certaines associations mainstream ont une « mésaventure » à vous raconter ; elles l’ont vécue avec une association africaine, dans le cadre d’un partenariat d’un partenariat. Mais ils n’arrivent pas à déconstruire et à comprendre leur rôle dans cette « mésaventure ». Et, parallèlement, on va avoir des associations africaines qui ne vont pas avoir la présence d’esprit de mettre à jour ces dynamiques de marginalisation et d’invisibilisation parce qu’elles ont peur d’être encore plus diabolisées.
Autre élément : il faut savoir que quand on est afro-descendant, ce n’est pas très bien vu d’être militant. On a l’impression que la personne exagère, qu’elle en fait trop. Combien de fois ne m’a‑t-on pas dit : « mais toi, tu es obnubilée par le racisme ! ». Aux yeux de certains, le simple fait d’ « être Noire » devrait suffire, donc si en plus tu en parles, c’est l’overdose ! Imaginez donc des associations qui luttent contre le racisme, qui sont animées par des « non-Blancs » et qui se permettent de verbaliser et de pointer le racisme…, là, c’est trop ! Ces associations vont donc plutôt avoir tendance à se taire pour éviter d’être taxées de « communautaristes », mot qui peut servir, avec une efficacité redoutable, à disqualifier leur parole, avant même d’écouter ce qu’elles ont à dire. Mais il y a d’autres types de disqualification à l’échelle associative. On va par exemple vous dire : « les Africains ne savent pas gérer l’argent ». Du coup, dès qu’on va parler d’argent avec des Afro-Belges, on va être suspicieux. Pourtant la mé-gestion n’est pas l’apanage de certaines populations.
Dans votre livre, vous portez une forte attention aux mots, avec l’idée notamment de proposer de changer certains termes usuels. Ainsi parler « d’Afro- descendants » et « d’Euro-descendants » pour sortir des catégories coloniales de « Noir » et de « Blanc », ou encore en créant des termes comme ceux de « négrequence » ou « d’afrilience »… Pourquoi changer les mots courants ?
Parce que même si certains continueront à utiliser les termes « Noir » et « Blanc », je pense que c’est un exercice de respect. Comme on ne va pas dire « handicapé » mais « personne à mobilité réduite », « nain » mais « personne de petite taille » etc. C’est un exercice qui, au-delà du politiquement correct, nous rappelle que ce qui compte c’est la personne et pas son état. Pour des personnes afro-descendantes qui sont en proie à un racisme ambiant, comme on peut l’être dans certains pays occidentaux en ce moment, c’est important d’avoir des balises personnelles, internes, dans le langage, qui peuvent nous rappeler cette démarche de respect. Cela nous met dans une posture de respect. Avec le terme « afro-descendant », on n’est plus face à « un Noir », on est face à une personne qui a des origines africaines (et peut-être d’autres mélangées aussi).
Ensuite, créer des termes, c’est aussi pour mettre à jour des choses qu’on ne perçoit pas toujours car ce que l’on ne nomme pas n’existe pas. Par exemple, avec le terme de « négréquence », contraction de nègre et de conséquence, j’utilise à dessein le vieux mot péjoratif de « nègre » pour justement représenter toutes les conséquences négatives du racisme. Il s’agit de désigner par un mot précis toutes les conséquences auxquels ont peut être confronté après avoir vécu une expérience raciste. Cela peut être une expérience spontanée et limitée dans le temps mais ça peut aussi concerner toute une vie. Une conséquence économique comme le chômage ou un dommage sur la santé comme un stress intense, dû à des nombreuses micro-agressions, qui impacte l’espérance de vie. De nombreux chercheurs ont par exemple constaté que le racisme était une cause d’accidents cardio-vasculaire chez les afro-américains.
Et pourquoi mettre en avant le terme « d’afrisme » plutôt que celui de « négrophobie » qui a cours actuellement ?
L’afrisme, terme que je propose dans le livre, désigne le racisme envers les afro-descendants. Il me semble plus juste en ce qu’il renvoie – grâce au suffixe « -isme » — au domaine de l’idéologique, à quelque chose d’appris, de transmis et de socialement acquis. Alors que le suffixe -phobie, de « négrophobie » ou afrophobie, renvoie quant à lui à une peur. Or, la névrose phobique est une maladie et le racisme est loin d’être une pathologie ! Par ailleurs, cette seconde terminologie occulte l’aspect institutionnel de ce racisme.
Quant au Afr- pour Africain plutôt que le « nègre » de « négrophobie », c’est parce ce que quand un Africain dit « Noir » ou même « nègre », il sait pourquoi il le dit et à quoi il fait référence. Très souvent, il le dit dans un sens de combat sociopolitique ou dans l’objectif d’un retournement du stigmate. Mais quand un « Blanc » l’utilise, pourquoi le dit-il ? On peut en effet légitimement se demander à quel moment s’est opéré la rupture entre le terme « Noir », péjoratif et utilisé pour marginaliser, esclavagiser et coloniser et le terme « Noir », utilisé pour respecter et reconnaître quelqu’un en tant qu’humain. Quand cette rupture s’est-elle déroulée ? Eh bien, en fait, elle n’a tout simplement jamais eu lieu ! Certes, il y a eu la décolonisation. Mais la décolonisation n’a en aucun cas été un moment d’éducation nationale. On n’a pas pu contrebalancer six siècles d’humiliation avec ce moment de la décolonisation, ni même avec les 57 ans qui ont suivi. Selon moi, un « Blanc » ne peut donc pas se permettre d’utiliser le terme « Noir » tant qu’il ne sait pas pourquoi il l’utilise, et certainement pas en dehors d’un discours de revendication politique ou d’un cadre pédagogique, en vue par exemple d’enseigner de nouveaux termes plus respectueux. C’est pour cela qu’il faut créer d’autres termes pour désigner et se désigner, par exemple « euro-descendant » au lieu de « Blanc » ou « afro-descendant » au lieur de « Noir ». Si ça ne convient pas, de nombreux termes coexistent et je pense que c’est très positif d’avoir toutes ces propositions.
Qu’est-ce que cette créativité langagière des afro-descendants révèle ?
Cela témoigne d’un moment important de l’histoire afro-descendante en ce qui concerne l’auto-définition et la réappropriation de son image, trop longtemps ternie. Certains afro-descendants se questionnent continuellement sur la manière dont-ils sont nommés et qualifiés et se rendent compte que certaines de ces appellations portent en eux les germes de l’humiliation raciste et coloniale. Bref, on se rend compte qu’on n’est pas respecté et on choisit d’utiliser d’autres termes pour marquer une rupture entre les appellations issues de la colonisation et celles usitées aujourd’hui. Voilà pourquoi certains préféreront parler de subsahariens (moins à la mode), d’afro-politains, d’afro-descendants (terme repris par l’ONU dans sa résolution 68/237) etc. Non seulement, il n’y a pas de consensus entre les afro-descendants sur la meilleure appellation — d’ailleurs certains disent « Noirs » — mais en plus, ça pourrait encore changer dans les prochaines années. Ainsi, en tant que professionnel de l’antiracisme la meilleure façon de respecter ce mouvement de réveil lexical en recherche de rupture, c’est de connaître ces terminologies et d’apprendre à jongler avec elles selon les circonstances politiques, culturelles, médiatiques, pédagogiques, etc.
Il y a en Belgique de nombreux monuments à la gloire de la colonisation mais aussi, parallèlement, une impossibilité d’avoir une place ou un monument commémorant Lumumba ou la décolonisation. Comment selon vous on peut décoloniser l’espace public ?
Il y a différents courants, tant chez les Euro-descendants que chez les Afro-descendants. Il y en a qui disent que certains monuments ont leur place au musée, lieu qui permet de conserver ce qui fait partie de notre histoire tout en explicitant pédagogiquement les contextes de réalisation de ces statues. Il y en a d’autres qui pensent qu’il faut leur apposer des plaques pour les recontextualiser car certains monuments, loin d’être anodins, peuvent dire quelque chose de très violent. D’autres encore, vont affirmer qu’il faut faire table rase du passé, enlever et oublier tout cela. D’autre encore vont dire qu’il faut laisser les choses comme elles sont. J’opte plutôt pour les deux premières propositions et j’en propose encore une autre : mettre dans l’espace public des figures autres.
Ce qui nous amène à la question d’une statue de Lumumba… Je pense que l’erreur stratégique que nous faisons peut-être tous à ce propos, c’est celle de polariser Lumumba d’un côté et Léopold II de l’autre. Car cette polarisation très clivante ne nous permet pas d’approfondir le débat. Si on change brutalement quelque chose, qu’on ajoute une statue sans qu’il y ait eu tout un travail derrière, on risque de jeter de l’huile sur le feu. Pour sortir du clivage, on peut y aller étape par étape. Il y a par exemple d’autres personnages que l’on peut proposer. Mais il y a surtout tout un travail d’éducation historique et psychosocial à faire auparavant et à terme, les gens diront : « oui, c’est évident, il faut ériger une statue de Lumumba ».
Racisme anti-Noirs, Entre méconnaissance et mépris de Mireille-Tsheusi Robert, avec la collaboration de Nicolas Rousseau (Bepax/Couleur Livres, 2016).