U nited Screens for Palestine a développé le programme « Refusing to Disappear » — qui s’adresse aux centres culturels en Belgique et ailleurs en vue d’accompagner une série de projections de films et de discussions décentralisées. Alors que le médium cinématographique s’est rapidement imposé afin de pouvoir se réunir, discuter et combattre un sentiment d’impuissance politique face à la situation en Palestine, United Screens for Palestine s’est constitué également pour lutter contre la répression qui s’abat sur le secteur culturel lorsque celui-ci apporte son soutien à la cause palestinienne. L’intention de United Screens for Palestine n’est donc pas uniquement la mise en avant de la richesse du cinéma palestinien. Il s’agit aussi pour ce collectif d’envoyer un message à l’intérieur du champ culturel et au-delà pour affirmer une position politique : être du côté des Palestinien·nes peu importe les intimidations et ce, jusqu’à la libération totale de la Palestine. Car comme l’indiquent les membres du collectif sur leur site : « Malgré les bombes, le silence, la complicité, la déshumanisation et les tentatives d’effacer leur existence, leur passé et leur présent, les Palestiniens refusent de disparaitre, ils sont là pour rester ».
En quoi le cinéma peut-il constituer une arme culturelle et un outil de résistance pour les Palestinien·nes ?
Le cinéma a toujours été un outil politique important. Il a notamment servi aux puissances coloniales et impérialistes qui possédaient alors les caméras (un outil très cher au début des années 1900) et utilisaient le cinéma à des fins propagandistes. Il s’agissait alors de créer un récit expliquant que les colons arrivaient dans des terres non occupées, sinon peuplées par des barbares à civiliser. La Palestine n’a pas échappé à ce cinéma impérialiste. Progressivement, surtout à partir des années 1940 et les premiers mouvements de décolonisation, le documentaire va devenir pour les mouvements de libération nationale un moyen très important pour pouvoir faire un contrepoids au narratif hégémonique du projet colonial et montrer toute sa violence.
En Palestine, le cinéma en tant qu’outil pour le mouvement de libération nationale a lui pris son essor dans les années 1970 avec des films tels que Scènes de l’occupation de Gaza de Mustafa Abu Ali ou Femmes palestiniennes de Jocelyne Saab. Il s’agissait d’un cinéma militant qui, à l’époque, était utilisé pour sensibiliser le public autour des luttes anticoloniales et anti-impérialistes. Ces films ont été oubliés, fragmentés ou perdus. Une grande partie de ces archives a été pillée par l’armée israélienne durant l’invasion de Beyrouth dans les années 1980. Il existe heureusement des copies des pellicules disséminées un peu partout dans le monde qu’un collectif comme Subversive Film tente de collecter.
Quelles sont les grandes évolutions observées dans le cinéma palestinien depuis la période militante des années 1970 ?
Une des principales évolutions du cinéma palestinien, c’est bien sûr l’arrivée du cinéma de fiction dans les années 1980. Le réalisateur Michel Khleifi en a été l’un des pionniers avec, par exemple, Noce en Galilée sorti en 1987 et primé à Cannes. On peut aussi songer à Chronique d’une disparition d’Elia Suleiman sorti en 1996. Il s’agit d’un cinéma poétique et plus nécessairement documentaire. Cela contraste avec la période précédente des documentaires militants et permettra de diffuser d’autres représentations de la Palestine et des Palestinien·nes auprès des publics occidentaux.
Les Palestinien·nes avaient beaucoup moins de moyens pour faire de la fiction qui demande plus de ressources que le documentaire. Et comme l’Autorité palestinienne ne considérait alors pas le cinéma comme une priorité culturelle, les Palestinien·nes ont dû se tourner vers des coproductions avec d’autres pays. La Belgique a, par exemple, joué un rôle central en la matière. Mais le problème avec ces différentes coproductions occidentales, c’est qu’un réalisteur·trice palestinien·ne peut se voir forcé·e à nuancer son propos, à modifier son projet de film afin qu’il soit plus digeste pour le public occidental c’est-à-dire qu’il soit beaucoup moins politique. Cela a pour conséquence que le projet de film ne répond plus forcément à la réalité du contexte palestinien.
Après les années 2000, il y a une prise de conscience très claire que les accords d’Oslo ne mèneront nulle part, et qu’ils ont, au contraire, servi à consolider le projet de colonialisme de peuplement israélien. Au niveau cinématographique, des initiatives palestiniennes émergent alors pour que la Palestine développe ses propres infrastructures et soit plus autonome dans sa production. On peut citer, par exemple, la création du Palestine Film Institute, une plateforme destinée à représenter l’industrie du cinéma palestinien, qui cherchent des financements et attribuent des aides aux réalisateur·trices palestinien·nes afin de réduire cette influence étrangère.
Est-ce que, selon vous, le cinéma peut contrer cette déshumanisation des Palestinien·nes à laquelle nous assistons ?
Ça nous semble central à United Screens for Palestine de pouvoir donner à voir des images qui soient produites par les Palestinien·nes eux-mêmes. C’est pourquoi notre programme « Refusing to Disappear » est spécialement dédié aux cinéastes palestinien·nes afin qu’ils et elles puissent partager leurs histoires pour justement contrer ces images et narratifs déshumanisants à leur endroit, emplies de clichés qui les présentent comme un peuple constamment en conflit et attiré par la violence. Mais il s’agit aussi de proposer des récits filmiques qui aillent au-delà de ceux qui dépeignent les palestinien·nes soit comme des héros, soit comme des victimes. On essaie de montrer une version humaine, plus complexe de ce que ça veut dire être Palestinien·ne.
Car même le public propalestinien, lui aussi, a tendance à rechercher des représentations des Palestinien·nes victimaires ou héroïcisantes. La représentation héroïque provient de ce cinéma militant palestinien des années 1970 qui entendait être en rupture, à la fois, avec une image coloniale et avec une image humanitaire telle que celle produite par l’UNRWA [organisme des Nations-Unis d’aide aux réfugiés palestiniens NDLR] pour obtenir un soutien pour leurs actions de terrain dans les camps de réfugiés. Le cinéma de fiction des années 1980 tente de complexifier cette image. Ni réfugiés-victimes ni héros-révolutionnaires, mais humain·e dans toute leur complexité et leur richesse.
C’est un enjeu essentiel selon nous, car la déshumanisation qui se fabrique à travers les médias pave le chemin pour légitimer le génocide actuel. À force de répéter que tous les Gazaouis sont des terroristes et que toutes les infrastructures essentielles servent aux terroristes, alors il devient acceptable de les tuer et de tout détruire. Il nous faut absolument contrer ce narratif médiatique par la diffusion de films qui réhumanisent les Palestinien·nes.
Quelle analyse faites-vous des images des chaines d’information continue qui sont diffusées sur Gaza et sur la Palestine ? Quelle différence percevez-vous entre les productions médiatiques et cinématographiques ?
En fait, dans l’analyse du traitement de Gaza fait par les médias dominants occidentaux, ce qui me semble aujourd’hui le plus pertinent à observer ce n’est pas tant les images seules que le son qui accompagne leur diffusion. Sur les chaines d’information, on pourra voir, par exemple, des Palestinien·nes, en panique, courir vers l’entrée d’un hôpital à Gaza et des mamans en train de crier parce que leur enfant est mort ou grièvement blessé. Ces images seront toujours accompagnées de petits bandeaux de textes et un tiers de l’écran sera souvent occupé par un présentateur et ses invités sur un plateau. La bande-son de ces images est composée des paroles de ces commentateurs. L’image ne peut donc plus parler par elle-même et est encadrée par la voix et par les textes qui l’accompagnent : alors qu’on diffuse des images de Gaza avec des Palestinien·nes en train de se faire tuer, ces commentaires s’ajoutent pour nous dire que Gaza est géré par un groupe de gangs armés, par les terroristes du Hamas etc. Dès lors, du fait de ce cadrage sonore et textuel, ces images de morts et de blessés n’ont plus de sens pour nous spectateur·trices. Tout est fait pour qu’on ne voit plus l’image ou en tout cas qu’elle ne nous interpelle plus.
La télévision et les chaines d’info en continu travaillent les opinions et les regards des téléspectateur·trices. Alors que dans le cinéma – où on procède également à un montage – le rapport entre l’image et le son est généralement conçu de manière sérieuse : on réfléchit à ce que leur combinaison va produire. Selon moi, l’image télévisuelle est une image contre-révolutionnaire.
Quel regard avez-vous sur la diffusion, sur les réseaux sociaux, d’images très dures qui témoignent de l’horreur vécue par les Palestinien·nes ? Nous mobilisent-elles ou finissent-elles par nous rendre insensibles en banalisant les violences ?
Les images auxquelles on est confrontés tous les jours sur les réseaux sociaux peuvent effectivement conduire à une certaine déshumanisation des corps, à une normalisation de la violence. La chercheuse et écrivaine Saidiya Hartman avait, montré à quel point multiplier les images de l’esclave Noir battu pouvait devenir également problématique car cela devenait en quelque sorte une nouvelle normalité. Je crois que c’est également le cas avec les images qui montrent des Palestinien·nes actuellement. C’est pourquoi je me pose souvent la question de leur partage. Néanmoins, reposter une vidéo horrible de Palestinien·nes brûlés vifs dans la cour d’un hôpital peut peut-être permettre, par de l’atroce, de faire passer un message qui, je l’espère, pourra aussi mobiliser ou toucher.
En fait, je pense que ce qui est inédit dans l’histoire concernant cette documentation de l’horreur quotidienne, c’est qu’à Gaza on assiste pour la première fois à un génocide quasi exclusivement retransmis par les victimes elles-mêmes. Comme les journalistes internationaux ne peuvent pas entrer à Gaza et les journalistes Gazaouis sont directement ciblés par l’armée israélienne, les gens se retrouvent à devoir eux-mêmes filmer leur extermination avec leurs propres caméras de téléphone.
Face à de telles images souvent horribles et difficilement supportables, que faire ? Les regarder au risque de se désensibiliser ou d’être bouleversé à tel point qu’on sombre dans une tristesse profonde qui nous paralyse ? Ou, puisqu’on sait à peu près à quoi s’en tenir dès les premières secondes d’une séquence, refuser d’aller plus loin pour se préserver et continuer de développer une réflexion et une lutte qui ne soient pas complètement bouffées par l’émotion ?
Retrouvez des infos sur les événements défendus par United Screens for Palestine ainsi que sur le cinéma palestinien sur leur site.