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Mobiliser par le cinéma palestinien

United Screens for Palestine

Illustration d’Abdel Rahman Al Muzain, circa 1985. Coll. The Kitchen - palestineposterproject.org

Ini­tiée par des Belges et Palestinien·nes rési­dant en Bel­gique, la pla­te­forme Uni­ted Screens for Pales­tine est dédiée à la pro­jec­tion de films pales­ti­niens. Elle a été lan­cée suite aux déluges d’images et de com­men­taires média­tiques qui ont sui­vi le 7 octobre et le début de la guerre géno­ci­daire de Gaza menée par Israël. Il s’est agi pour ce col­lec­tif de dif­fu­ser en Bel­gique d’autres repré­sen­ta­tions de la Pales­tine et des Palestinien·nes via son ciné­ma en col­la­bo­ra­tion avec diverses ins­ti­tu­tions cultu­relles telles que The Kit­chen, le Kaai­thea­ther ou le Ciné­ma Gale­rie. Nous avons ren­con­tré Omar Jaba­ry Sala­men­ca, l’un des ani­ma­teurs de ce col­lec­tif et écri­vain mais aus­si cher­cheur à l’ULB. Il revient, dans cet entre­tien, sur le rôle poli­tique des images pro­duites autour de la Pales­tine et sur l’importance du ciné­ma pales­ti­nien en tant que contre-pro­pa­gande dans la lutte de libé­ra­tion nationale.

U nited Screens for Pales­tine a déve­lop­pé le pro­gramme « Refu­sing to Disap­pear » — qui s’adresse aux centres cultu­rels en Bel­gique et ailleurs en vue d’accompagner une série de pro­jec­tions de films et de dis­cus­sions décen­tra­li­sées. Alors que le médium ciné­ma­to­gra­phique s’est rapi­de­ment impo­sé afin de pou­voir se réunir, dis­cu­ter et com­battre un sen­ti­ment d’impuissance poli­tique face à la situa­tion en Pales­tine, Uni­ted Screens for Pales­tine s’est consti­tué éga­le­ment pour lut­ter contre la répres­sion qui s’abat sur le sec­teur cultu­rel lorsque celui-ci apporte son sou­tien à la cause pales­ti­nienne. L’intention de Uni­ted Screens for Pales­tine n’est donc pas uni­que­ment la mise en avant de la richesse du ciné­ma pales­ti­nien. Il s’agit aus­si pour ce col­lec­tif d’envoyer un mes­sage à l’intérieur du champ cultu­rel et au-delà pour affir­mer une posi­tion poli­tique : être du côté des Palestinien·nes peu importe les inti­mi­da­tions et ce, jusqu’à la libé­ra­tion totale de la Pales­tine. Car comme l’indiquent les membres du col­lec­tif sur leur site : « Mal­gré les bombes, le silence, la com­pli­ci­té, la déshu­ma­ni­sa­tion et les ten­ta­tives d’effacer leur exis­tence, leur pas­sé et leur pré­sent, les Pales­ti­niens refusent de dis­pa­raitre, ils sont là pour res­ter ».

En quoi le cinéma peut-il constituer une arme culturelle et un outil de résistance pour les Palestinien·nes ?

Le ciné­ma a tou­jours été un outil poli­tique impor­tant. Il a notam­ment ser­vi aux puis­sances colo­niales et impé­ria­listes qui pos­sé­daient alors les camé­ras (un outil très cher au début des années 1900) et uti­li­saient le ciné­ma à des fins pro­pa­gan­distes. Il s’agissait alors de créer un récit expli­quant que les colons arri­vaient dans des terres non occu­pées, sinon peu­plées par des bar­bares à civi­li­ser. La Pales­tine n’a pas échap­pé à ce ciné­ma impé­ria­liste. Pro­gres­si­ve­ment, sur­tout à par­tir des années 1940 et les pre­miers mou­ve­ments de déco­lo­ni­sa­tion, le docu­men­taire va deve­nir pour les mou­ve­ments de libé­ra­tion natio­nale un moyen très impor­tant pour pou­voir faire un contre­poids au nar­ra­tif hégé­mo­nique du pro­jet colo­nial et mon­trer toute sa violence.

En Pales­tine, le ciné­ma en tant qu’outil pour le mou­ve­ment de libé­ra­tion natio­nale a lui pris son essor dans les années 1970 avec des films tels que Scènes de l’oc­cu­pa­tion de Gaza de Mus­ta­fa Abu Ali ou Femmes pales­ti­niennes de Joce­lyne Saab. Il s’agissait d’un ciné­ma mili­tant qui, à l’é­poque, était uti­li­sé pour sen­si­bi­li­ser le public autour des luttes anti­co­lo­niales et anti-impé­ria­listes. Ces films ont été oubliés, frag­men­tés ou per­dus. Une grande par­tie de ces archives a été pillée par l’armée israé­lienne durant l’in­va­sion de Bey­routh dans les années 1980. Il existe heu­reu­se­ment des copies des pel­li­cules dis­sé­mi­nées un peu par­tout dans le monde qu’un col­lec­tif comme Sub­ver­sive Film tente de collecter.

Quelles sont les grandes évolutions observées dans le cinéma palestinien depuis la période militante des années 1970 ?

Une des prin­ci­pales évo­lu­tions du ciné­ma pales­ti­nien, c’est bien sûr l’arrivée du ciné­ma de fic­tion dans les années 1980. Le réa­li­sa­teur Michel Khlei­fi en a été l’un des pion­niers avec, par exemple, Noce en Gali­lée sor­ti en 1987 et pri­mé à Cannes. On peut aus­si son­ger à Chro­nique d’une dis­pa­ri­tion d’Elia Sulei­man sor­ti en 1996. Il s’agit d’un ciné­ma poé­tique et plus néces­sai­re­ment docu­men­taire. Cela contraste avec la période pré­cé­dente des docu­men­taires mili­tants et per­met­tra de dif­fu­ser d’autres repré­sen­ta­tions de la Pales­tine et des Palestinien·nes auprès des publics occidentaux.

Les Palestinien·nes avaient beau­coup moins de moyens pour faire de la fic­tion qui demande plus de res­sources que le docu­men­taire. Et comme l’Au­to­ri­té pales­ti­nienne ne consi­dé­rait alors pas le ciné­ma comme une prio­ri­té cultu­relle, les Palestinien·nes ont dû se tour­ner vers des copro­duc­tions avec d’autres pays. La Bel­gique a, par exemple, joué un rôle cen­tral en la matière. Mais le pro­blème avec ces dif­fé­rentes copro­duc­tions occi­den­tales, c’est qu’un réalisteur·trice palestinien·ne peut se voir forcé·e à nuan­cer son pro­pos, à modi­fier son pro­jet de film afin qu’il soit plus digeste pour le public occi­den­tal c’est-à-dire qu’il soit beau­coup moins poli­tique. Cela a pour consé­quence que le pro­jet de film ne répond plus for­cé­ment à la réa­li­té du contexte palestinien.

Après les années 2000, il y a une prise de conscience très claire que les accords d’Os­lo ne mène­ront nulle part, et qu’ils ont, au contraire, ser­vi à conso­li­der le pro­jet de colo­nia­lisme de peu­ple­ment israé­lien. Au niveau ciné­ma­to­gra­phique, des ini­tia­tives pales­ti­niennes émergent alors pour que la Pales­tine déve­loppe ses propres infra­struc­tures et soit plus auto­nome dans sa pro­duc­tion. On peut citer, par exemple, la créa­tion du Pales­tine Film Ins­ti­tute, une pla­te­forme des­ti­née à repré­sen­ter l’in­dus­trie du ciné­ma pales­ti­nien, qui cherchent des finan­ce­ments et attri­buent des aides aux réalisateur·trices palestinien·nes afin de réduire cette influence étrangère.

Est-ce que, selon vous, le cinéma peut contrer cette déshumanisation des Palestinien·nes à laquelle nous assistons ?

Ça nous semble cen­tral à Uni­ted Screens for Pales­tine de pou­voir don­ner à voir des images qui soient pro­duites par les Palestinien·nes eux-mêmes. C’est pour­quoi notre pro­gramme « Refu­sing to Disap­pear » est spé­cia­le­ment dédié aux cinéastes palestinien·nes afin qu’ils et elles puissent par­ta­ger leurs his­toires pour jus­te­ment contrer ces images et nar­ra­tifs déshu­ma­ni­sants à leur endroit, emplies de cli­chés qui les pré­sentent comme un peuple constam­ment en conflit et atti­ré par la vio­lence. Mais il s’agit aus­si de pro­po­ser des récits fil­miques qui aillent au-delà de ceux qui dépeignent les palestinien·nes soit comme des héros, soit comme des vic­times. On essaie de mon­trer une ver­sion humaine, plus com­plexe de ce que ça veut dire être Palestinien·ne.

Car même le public pro­pa­les­ti­nien, lui aus­si, a ten­dance à recher­cher des repré­sen­ta­tions des Palestinien·nes vic­ti­maires ou héroï­ci­santes. La repré­sen­ta­tion héroïque pro­vient de ce ciné­ma mili­tant pales­ti­nien des années 1970 qui enten­dait être en rup­ture, à la fois, avec une image colo­niale et avec une image huma­ni­taire telle que celle pro­duite par l’UNRWA [orga­nisme des Nations-Unis d’aide aux réfu­giés pales­ti­niens NDLR] pour obte­nir un sou­tien pour leurs actions de ter­rain dans les camps de réfu­giés. Le ciné­ma de fic­tion des années 1980 tente de com­plexi­fier cette image. Ni réfu­giés-vic­times ni héros-révo­lu­tion­naires, mais humain·e dans toute leur com­plexi­té et leur richesse.

C’est un enjeu essen­tiel selon nous, car la déshu­ma­ni­sa­tion qui se fabrique à tra­vers les médias pave le che­min pour légi­ti­mer le géno­cide actuel. À force de répé­ter que tous les Gazaouis sont des ter­ro­ristes et que toutes les infra­struc­tures essen­tielles servent aux ter­ro­ristes, alors il devient accep­table de les tuer et de tout détruire. Il nous faut abso­lu­ment contrer ce nar­ra­tif média­tique par la dif­fu­sion de films qui réhu­ma­nisent les Palestinien·nes.

Quelle analyse faites-vous des images des chaines d’information continue qui sont diffusées sur Gaza et sur la Palestine ? Quelle différence percevez-vous entre les productions médiatiques et cinématographiques ?


En fait, dans l’analyse du trai­te­ment de Gaza fait par les médias domi­nants occi­den­taux, ce qui me semble aujourd’hui le plus per­ti­nent à obser­ver ce n’est pas tant les images seules que le son qui accom­pagne leur dif­fu­sion. Sur les chaines d’information, on pour­ra voir, par exemple, des Palestinien·nes, en panique, cou­rir vers l’en­trée d’un hôpi­tal à Gaza et des mamans en train de crier parce que leur enfant est mort ou griè­ve­ment bles­sé. Ces images seront tou­jours accom­pa­gnées de petits ban­deaux de textes et un tiers de l’écran sera sou­vent occu­pé par un pré­sen­ta­teur et ses invi­tés sur un pla­teau. La bande-son de ces images est com­po­sée des paroles de ces com­men­ta­teurs. L’image ne peut donc plus par­ler par elle-même et est enca­drée par la voix et par les textes qui l’ac­com­pagnent : alors qu’on dif­fuse des images de Gaza avec des Palestinien·nes en train de se faire tuer, ces com­men­taires s’ajoutent pour nous dire que Gaza est géré par un groupe de gangs armés, par les ter­ro­ristes du Hamas etc. Dès lors, du fait de ce cadrage sonore et tex­tuel, ces images de morts et de bles­sés n’ont plus de sens pour nous spectateur·trices. Tout est fait pour qu’on ne voit plus l’image ou en tout cas qu’elle ne nous inter­pelle plus.

La télé­vi­sion et les chaines d’info en conti­nu tra­vaillent les opi­nions et les regards des téléspectateur·trices. Alors que dans le ciné­ma – où on pro­cède éga­le­ment à un mon­tage – le rap­port entre l’image et le son est géné­ra­le­ment conçu de manière sérieuse : on réflé­chit à ce que leur com­bi­nai­son va pro­duire. Selon moi, l’i­mage télé­vi­suelle est une image contre-révolutionnaire.

Quel regard avez-vous sur la diffusion, sur les réseaux sociaux, d’images très dures qui témoignent de l’horreur vécue par les Palestinien·nes ? Nous mobilisent-elles ou finissent-elles par nous rendre insensibles en banalisant les violences ?

Les images aux­quelles on est confron­tés tous les jours sur les réseaux sociaux peuvent effec­ti­ve­ment conduire à une cer­taine déshu­ma­ni­sa­tion des corps, à une nor­ma­li­sa­tion de la vio­lence. La cher­cheuse et écri­vaine Sai­diya Hart­man avait, mon­tré à quel point mul­ti­plier les images de l’esclave Noir bat­tu pou­vait deve­nir éga­le­ment pro­blé­ma­tique car cela deve­nait en quelque sorte une nou­velle nor­ma­li­té. Je crois que c’est éga­le­ment le cas avec les images qui montrent des Palestinien·nes actuel­le­ment. C’est pour­quoi je me pose sou­vent la ques­tion de leur par­tage. Néan­moins, repos­ter une vidéo hor­rible de Palestinien·nes brû­lés vifs dans la cour d’un hôpi­tal peut peut-être per­mettre, par de l’atroce, de faire pas­ser un mes­sage qui, je l’es­père, pour­ra aus­si mobi­li­ser ou toucher.

En fait, je pense que ce qui est inédit dans l’histoire concer­nant cette docu­men­ta­tion de l’horreur quo­ti­dienne, c’est qu’à Gaza on assiste pour la pre­mière fois à un géno­cide qua­si exclu­si­ve­ment retrans­mis par les vic­times elles-mêmes. Comme les jour­na­listes inter­na­tio­naux ne peuvent pas entrer à Gaza et les jour­na­listes Gazaouis sont direc­te­ment ciblés par l’armée israé­lienne, les gens se retrouvent à devoir eux-mêmes fil­mer leur exter­mi­na­tion avec leurs propres camé­ras de téléphone.

Face à de telles images sou­vent hor­ribles et dif­fi­ci­le­ment sup­por­tables, que faire ? Les regar­der au risque de se désen­si­bi­li­ser ou d’être bou­le­ver­sé à tel point qu’on sombre dans une tris­tesse pro­fonde qui nous para­lyse ? Ou, puisqu’on sait à peu près à quoi s’en tenir dès les pre­mières secondes d’une séquence, refu­ser d’aller plus loin pour se pré­ser­ver et conti­nuer de déve­lop­per une réflexion et une lutte qui ne soient pas com­plè­te­ment bouf­fées par l’émotion ?



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