À l’instar des protagonistes de La Marche, est-ce qu’à 20 ans vous seriez vous-aussi parti marcher pour l’égalité et contre le racisme ?
Je ne sais pas… Je trouve que l’idée était super naïve et utopique mais en même temps très intéressante. C’est pour cela que j’ai décidé de la filmer. Après avoir ramassé la balle, Mohamed (qui représente Toumi Djaïdja) a dit : « Il faut que l’on fasse comme Gandhi » et un groupe de jeunes du quartier de la cité des Minguettes à Lyon décident alors d’organiser une marche non violente. Nous sommes en 1983 en pleine sortie cinématographique du film « Gandhi ». Les marcheurs ont vu ce film à ce moment-là et s’en sont d’ailleurs inspirés. Quand je vois cette marche qui date d’il y a 30 ans et quand j’observe ce qui se passe maintenant, je me dis que cela les a fait grandir, mais je me demande si ça a véritablement changé les choses. Peut-être le regard. Et il y a moins de crimes racistes. Le droit à l’égalité est devenu un message beaucoup plus large. Mais est-ce qu’à 19 – 20 ans, j’aurais marché ? Non. Parce que j’étais un baron donc forcément, marcher, ce n’était pas dans ma philosophie ! (rires)
Quel a été l’imapct de la Marche pour l’égalité en Belgique ?
Je sais simplement qu’il y a eu une marche qui s’est organisée juste après la marche sur Paris pour l’égalité mais en bus. C’est une histoire bien belge ! En deux heures, le tour était joué !
Le climat était plutôt similaire en Belgique dans les années 80.
J’ai une image, celle d’un mec en chameau : c’était Roger Nols, Bourgmestre de Schaerbeek à l’époque. Il avait pris le chameau des Frères Bouglione. Evidemment, c’était déroutant mais quand tu es gamin, tu es encore innocent. Oui, il y avait des ratonnades, des crimes racistes, des bavures, des humiliations, des histoires assez morbides.
Par rapport à la Marche telle qu’elle a eu lieu, quelle est la part de la fictionnalisation dans le film ? À quel point vous êtes-vous éloigné des faits réels ?
Je ne me suis pas du tout éloigné du réel. Par contre, au départ de Marseille, ils étaient 32 à marcher. Pour moi, c’était un peu compliqué à mettre en scène. Donc, j’ai pris la liberté de garder deux personnages : Mohamed qui a reçu la balle et Olivier Gourmet qui incarne Christian Delorme, le curé des Minguettes qui a encouragé cette démarche et d’en créer d’autres, d’ajouter des conflits. Mon souhait était de faire un film cinématographique, pas un documentaire. Nous avons dû raconter les petites histoires mais en respectant toujours la grande Histoire. Le départ, le milieu, la fin sont tirés des faits réels. La bavure, les Minguettes, le départ à Marseille pour l’arrivée à Paris, les images d’archives avec la mort d’Habib Grimzy, les rencontres, la marche des flambeaux, le racisme qui vient de partout et de nulle part, c’est la réalité.
Selon vous, quel a été l’impact de la Marche pour l’égalité en Belgique ?
Je sais simplement qu’il y a eu une marche qui s’est organisée juste après mais en bus. C’est une vraie histoire belge ! En deux heures, le tour était joué ! (rires). Non, je connaissais juste la fin. 80 % des jeunes ne connaissent pas la Marche en France. Alors, vous imaginez le résultat en Belgique. Pendant des années, j’ai cru que c’était SOS Racisme qui avait réuni 100.000 personnes à Paris et fait cette marche alors que pas du tout. Je m’en suis voulu, car ce n’était pas juste un rassemblement, c’était une vraie Marche. Et j’ai réalisé aussi que les journalistes avaient réduit la portée universelle de cette Marche pour l’égalité contre le racisme en collant la dénomination « Marche des Beurs ».
Il y a des séquences qui montrent le prolétariat dans les années 80. On y voit les familles des marcheurs qui sont des familles très populaires et ouvrières. Est-ce que vous avez voulu cette dimension sociale dans le film ?
C’était la réalité. Évidemment, l’aspect social et même politique est là. Mais c’est une histoire tellement forte et surréaliste que tu n’as pas besoin d’insister sur cet aspect pour le faire sentir. Et encore, par exemple dans les décors, là où ils habitaient aux Minguettes, nous avons été gentils, car si vous regardez les images d’archives, c’est bien plus dur et délabré. C’était laissé à l’abandon. En même temps, je n’ai pas fait un film pour dresser un état des lieux des banlieues en France. J’ai réalisé un film sur la France, pour montrer la réalité de l’époque.
On voit les marcheurs qui vont à la rencontre d’ouvriers au gré de leur parcours, des travailleurs précaires, des foyers Sonacotra, ils se découvrent aussi politiquement, se construisent, deviennent militants au fur et à mesure de leur marche…
Certains deviennent militants au fur et à mesure, d’autres se perfectionnent au niveau du discours en allant à la rencontre de la France. Ils sont passés dans les foyers Sonacotra d’où ils ressortent avec la revendication pour la carte de séjour de 10 ans (qu’ils obtiendront). Ils ont été dans les usines Renault et Citroën où des grèves avaient lieu. Ils ont essayé de motiver les gens pour les rassembler à Paris. Ces jeunes des quartiers ont traversé pacifiquement la France avec un message d’espoir pour plus d’égalité et moins de racisme. Ils ont été là où on ne les attendait pas, là où les habitants n’avaient jamais vu un Arabe. Les marcheurs dormaient chez l’habitant, dans les églises, dans les associations, et parfois dans le camion.
À la manière de ce que l’on voit dans le film, à l’instar des marcheurs, est-ce qu’il y a encore des revendications sociales qui traversent les quartiers populaires ?
Oui. Il y a toujours des militants et des associations. Mais est-ce qu’ils sont plus militants qu’avant ? Non, ils le sont plutôt moins. Il y a plus d’associations et le problème, c’est que chacune campe sur ses positions politiques alors qu’elles devraient avoir plus de cohérence entre elles. Il y a aussi plus d’attractions pour rester chez soi. Plus d’internet, plus de chaînes de télévision.
En fait, il y a peut-être moins de militantisme dans les quartiers, car il est peut-être plus cerné politiquement : on doit afficher sa couleur. Quand on est militant sans couleur politique clairement identifiable, on est considéré comme un ovni. Or, les marcheurs ont justement été des ovnis politiques ! Ils avaient une petite association mais n’arboraient aucune couleur. Cela ne veut pas dire qu’ils n’étaient pas pour autant engagés politiquement, ils l’étaient mais refusaient une étiquette et la récupération. Ils disaient simplement qu’ils étaient français. C’est tout à leur honneur !
Est-ce qu’à travers vos films, La Marche et Les Barons, il y a l’idée de déconstruire l’image de « l’Arabe », de l’étranger telle qu’elle est véhiculée dans notre société ?
Évidemment, on peut faire un lien mais mon prochain film va être un film policier sur le séparatisme en Belgique que je le tourne l’année prochaine. Je vais vraiment aux histoires qui me touchent. En fait, ce n’est pas une question que je me pose. Avec La Marche, j’ai fait un film français avec une touche belge.
La culture belge, la culture bruxelloise, c’est un vrai mélange. À aucun moment dans Les Barons, on ne prononce le mot « arabe ». À aucun moment on parle même d’immigrations ou d’où on est né. On parle du présent ou du futur. Je ne dis pas qu’on ne doit pas connaitre ses origines mais on les connaît. Quand tu te lèves le matin, tu ne te demandes pas d’où tu viens. Cela a toujours été ma manière de dire, j’ai fait un film sur la Belgique, et là, j’ai voulu faire un film français de France et pas du tout communautaire. C’est la raison pour laquelle j’ai accepté de faire le film et je l’ai construit comme cela. Je veux juste raconter, comme dirait Jamel Debbouze dans le film, ce qu’est le « métissisme » : la nouvelle photo de famille !
Comment êtes-vous passé de l’électromécanique au cinéma ?
Par la sortie de secours en gros… l’électromécanique, c’était là où je me sentais le moins mal après avoir essayé un parcours artistique. J’ai tenté de m’inscrire dans trois écoles artistiques, on m’a toujours refusé. Je voulais faire du dessin parce qu’à la base c’est la création, dessiner des portraits, des paysages. On m’a refusé l’accès en disant que ce n’était pas pour moi, qu’il y avait trop de filles ou je ne sais quoi. Il y a même eu cette phrase extraordinaire d’un prof qui a dit à ma mère, complètement bouleversée : « s’il manipule aussi bien le tournevis que le crayon, il fera un excellent mécanicien »…
À 14 – 15 ans, refusé de partout, je me suis retrouvé en couture-cuisine à l’Institut de la Sagesse à Ganshoren. J’y suis resté deux mois et demi. À partir de là, j’ai été complètement déscolarisé. Ensuite, J’ai essayé plus d’une dizaine d’écoles bruxelloises, cela s’est toujours soldé d’un échec. Puis à un moment donné, je me suis réinséré dans la branche qui me gênait le moins. Pourquoi l’électromécanique ? Par des choix faciles, c’est concret, il faut réfléchir mais aussi toucher. Je ne voulais pas rester derrière un bureau. L’électromécanique j’en ai fait très vite le tour. Et puis, j’ai fait mon chemin, j’ai été à l’ULB en philologie romane juste pour me prouver que je pouvais accéder à l’université. J’y suis resté deux mois et demi le temps nécessaire pour obtenir ma carte d’étudiant et pouvoir rentrer à la bibliothèque, aspirer à la tranquillité…
Après, j’ai bossé. J’ai été gardien de parking, j’ai travaillé à la chaîne chez Volkswagen, dans la machinerie puis taximan. Mais j’écrivais toujours tout en travaillant. Puis je me suis dit que je n’avais rien à perdre, bien au contraire tout à gagner. Je garde toujours cette philosophie de vraiment bien choisir mes projets par plaisir. Puis voilà j’ai monté mes films ! Avant Les Barons, j’ai écrit un court-métrage, j’ai reçu un peu de fonds d’un producteur et de la Communauté française pour pouvoir le mener à bien. Officiellement, je fais du cinéma depuis 2005 – 2006. Je continue à faire des portraits mais autrement, je les porte à l’écran !
Quelles sont vos influences cinématographiques ?
J’ai grandi avec des films populaires comme ceux de Louis de Funès, ou des films bollywoodiens qui durent 4 heures, des films que l’on pouvait regarder en famille. Ce n’était pas dans ma culture d’aller au cinéma. On regardait le cinéma à la télévision. On avait une télé installée dans le salon qui était squattée par le papa. Je suis de la génération télé. J’ai grandi avec des films et des dessins animés, comme « Dragon Ball » et « Juliette je t’aime ». Puis j’ai découvert, très tardivement, des réalisateurs comme Scorsese et Kubrick. Mais je suis né avec Gérard Oury, j’assume totalement.
En dehors du cinéma vous avez d’autres passions ?
Mon problème c’est que le cinéma est toute ma passion. Il faut que j’en trouve une autre, peut-être la photo ! Le problème est lorsque votre passion devient votre travail, il y a peu de place pour autre chose. Mais en même temps, c’est une chance de vivre de sa passion. Je suis vraiment heureux, mais il est vrai qu’il faudrait se tourner vers autre chose pour pouvoir garder la flamme.
Est-ce que votre film pourrait faire l’objet d’animations dans les écoles, dans les quartiers ?
C’est un objectif, mais pas le but premier. Il a un chemin commercial avant tout. Nous avons montré le film au Président de la République François Hollande. Actuellement, nous travaillons avec des associations pour que le film puisse toucher les jeunes. J’aimerais bien que les jeunes puissent aller au cinéma. J’ai eu pour habitude même quand je fréquentais l’école qu’on me ramène une cassette vidéo pour regarder un film, alors que j’aurais tant adoré aller au cinéma ! La seule fois où je suis allé au cinéma c’était pour voir « Basile, détective privé » de Walt Disney. J’étais très jeune et j’en garde pourtant un souvenir très précis. C’est très important d’emmener les jeunes au cinéma afin de les habituer à voir d’autres films que ceux du petit écran. Qui peut mieux le faire que l’école ? Le cinéma c’est aussi éducatif. Que ce soit le cinéma qui aille dans les écoles ou les écoles qui aillent au cinéma, peu importe mais il faut faire ce travail pédagogique. Il faut donner la possibilité aux jeunes de bouger,
d’aller au théâtre, au cinéma. En France, on milite pour que ça se fasse, et cela semble bien parti, mais nous aimerions beaucoup que cela suive en Belgique. Il y a des écoles qui ont programmé la séance. Ce serait super qu’un jeune dise à son prof « on va aller voir La Marche ? ». Cela s’est passé avec Les Barons. Je pense qu’historiquement, c’est important, surtout que les vrais marcheurs sont toujours vivants, ils sont devenus des amis et ils continuent à transmettre le message au travers des écoles et des universités.
Vous aviez évoqué le projet d’un nouveau film sur le séparatisme en 2014 ?
Au-delà du séparatisme, c’est surtout un film sur la Belgique contemporaine avec comme personnage central un commissaire flamand de la brigade des stupéfiants sur le chemin de la retraite qui rentre en politique pour être bourgmestre d’Anvers, il veut faire de la Wallonie un parking pour la Flandre. C’est un vrai ripou ! Il a comme message politique : la sécurité, le séparatisme et véhicule des idées douteuses. Un jour, il découvre qu’il a un fils à Charleroi…
Est-ce qu’une marche pour l’égalité aurait encore un sens aujourd’hui ?
Évidemment, encore plus aujourd’hui ! Les mouvements pacifistes ne sont jamais assez nombreux ! Le peuple doit s’exprimer. Mais si c’est juste pour participer à des manifestations, où la police vous dit que vous pouvez défiler de tel endroit à un autre entre 13h et 13h30, quel est l’intérêt ? Un mouvement pour l’égalité et contre le racisme c’est noble, et évidemment que l’on a besoin de cela encore maintenant ! Selon moi surtout en France plus qu’en Belgique. Quoique quand on voit les propos vicieux de certains politiciens d’ici qui sont dans des partis dits démocratiques… Notamment à Anvers, il y a eu des mots et des phrases surréalistes, qui sont sortis de la bouche de Bart De Waver qu’on oublie et qu’on trouve presque normaux. C’est bien là le danger. On se dit ce n’est pas grave, il l’a dit, il ne le pense pas, il s’est emporté. En revanche, ce n’est pas pour cela qu’il faut tomber dans la parano totale non plus, il faut rester mesuré. Il ne faut pas avoir une police de la bonne conscience mais rester dans de la prévention. L’erreur serait de tomber dans la victimisation. Les marcheurs ne sont jamais tombés dans ce piège. C’est intéressant, car tout le monde les attendait au tournant, quand ils étaient fatigués, découragés, quand ils souffraient. Ils ont fait ce qu’il fallait : ne pas attendre les pansements, mais s’autogérer !
La marche pour l’égalité et contre le racisme
L’année 1983 est une année un peu particulière en France. Elle marque l’alliance entre le FN et la droite française à Dreux et la victoire électorale de cette coalition. Le contexte est celui d’une France fortement crispée face à une population d’origine immigrée et de ses enfants nés en France, où les crimes racistes et « bavures » policières sont fréquents et peu punis. C’est dans une cité près de Lyon, les Minguettes, que Toumi Djaïdja, qui s’est pris une balle tirée à bout portant par un policier, décide d’une réponse non-violente, à l’image de la Marche du Sel de Gandhi. Il s’agira d’une marche pour réclamer l’égalité réelle des droits (face à la justice, à la police, à l’emploi), pour être un Français à part entière. Véritable marche pour les droits civiques à la française, elle conduira une trentaine de personnes à marcher du 15 octobre près de Marseille jusqu’au 3 décembre à Paris où près de 100.000 personnes les accueilleront. Reprise de pouvoir, d’affirmation de soi et de son identité culturelle, elle a été le fruit des acteurs de cette marche eux-mêmes, malgré des manipulations et récupérations qui ont pu avoir lieu par la suite. Par exemple, le terme « marche des beurs », inventé par les médias et que ne reconnaitront jamais les marcheurs qui voient en elle une réduction de leur message universaliste. Certes, le bilan est en demi-teinte. Beaucoup d’espoirs soulevés, peu de revendications rencontrées à l’exception notable de la carte de séjour de 10 ans. Il n’empêche que la marche et son écho constitueront un tournant qui voit une France se réveiller multiculturelle, et des enfants d’immigrés qui découvrent en retour un pays, le leur. (AB)
La Marche, un film de Nabil Ben Yadir (2012)
Nabil Ben Yadir signe ici un biopic à la française qui raconte l’incroyable aventure de jeunes des Minguettes qui, confrontés à une violence policière et un climat raciste généralisé, décident d’organiser une action pacifique. Mohamed (Tewfik Jallab) reçoit une balle tirée à bout portant lors d’une intervention policière violente dans la cité. Miraculé, il décide, au lieu de choisir la vengeance, d’organiser une marche pour l'égalité et contre le racisme. Il sera soutenu par ses amis, des travailleurs socioculturels locaux (dont le curé des Minguettes, Christian Delorme joué par Olivier Gourmet) et d’autres militants. Cette équipée métissée à tout point de vue, représentative de la nouvelle France qui se dessine, se lance alors à travers la France, de Marseille à Paris à la rencontre d’un pays qui a semblé les ignorer jusque-là. Une plongée interpelante dans une France des années 80 au climat pesant et dans le déroulé d’un évènement, véritable combat pour les droits civiques, qui va permettre enfin à un pays de faire accéder sur les chemins de l’égalité les immigrés et leurs enfants ainsi que de développer une lutte plus active contre le racisme et ses crimes. (AB)