Le néolibéralisme doit son nom à Louis Marlio, un industriel français ayant participé au colloque Lippmann. Ce courant de la pensée économique considère, comme le décrit bien George Monbiot, « la concurrence comme la caractéristique principale des relations humaines. Il redéfinit les citoyens comme des consommateurs, dont les prérogatives démocratiques s’exercent essentiellement par l’achat et la vente, la vie devient un glissement de guichet en guichet et les individus deviennent consommateurs de tout et producteurs de nos désespérances. » Mais il n’est pas que ça, poursuit l’activiste politique britannique : « Le néolibéralisme est également un processus qui récompense le mérite et sanctionne l’inefficacité. Il soutient que ‘‘le marché’’ offre des avantages qui ne pourraient jamais être atteints par quelque type de planification que ce soit. »
Cette mise en concurrence universelle repose sur la quantification et la comparaison. Pour Christian Laval, la concurrence généralisée de tous contre tous nous façonne et nous démobilise socialement : « le néolibéralisme est une logique normative globale qui tend à devenir un système et qui a pour principe la mise en concurrence des États, des institutions et des individus entre eux… cette logique divise et isole les gens, ce qui les amène à ne plus pouvoir agir collectivement. »
Vers une guerre civile ?
Le néolibéralisme, lorsqu’il aura cessé d’exercer une certaine attraction, se verra-t-il contraint d’adopter une posture autoritaire pour se maintenir ? Il semble que nous arrivions à ce moment-là. Dans Le choix de la guerre civile, une autre histoire du néolibéralisme1, quatre auteur·es y voient moins une bifurcation forcée qu’un tracé planifié de longue date. Comme le titre l’indique, le néolibéralisme a fait le choix de la guerre civile contre l’égalité, au nom de la liberté et surtout en vue de réaliser le projet d’une pure société de marché.
Ce conflit prendrait la forme de « guerres totales » qui aurait des facettes multiples : « sociales en ce qu’elles visent à affaiblir les droits sociaux des populations, ethniques en ce qu’elles cherchent à exclure les étrangers de toute forme de citoyenneté, notamment en restreignant toujours plus le droit d’asile, politique et juridique en ce qu’elles ont recours aux moyens de la loi pour réprimer et criminaliser toute résistance et toute contestation, culturelles et morales, en ce qu’elles s’attaquent aux droits individuels au nom de la défense la plus conservatrice d’un ordre moral souvent référé aux valeurs chrétiennes »2. Difficile de ne pas faire le lien avec entre autres la crise des sans-papiers au Béguinage3, la répression des mouvements sociaux (affaire du Pont de Cheratte4). L’aspect autoritaire peut aussi prendre la forme d’une violence insidieuse et larvée. L’autoritarisme du néolibéralisme se manifeste également en ce qu’il s’attaque à toute volonté démocratique de réguler l’économie de marché. Son objectif principal est « d’abolir le socialisme par la planification de la concurrence ; rendre impossible à l’avenir toute politique socialiste par la mise en place de lois, de mesures et d’institutions qui lui feront barrage »5. Ici aussi, une radiographie des institutions européennes et du carcan budgétaire mis en place illustrent à merveille cette intention, car qu’on le veuille ou non, le semestre européen et toutes les mesures qui encadrent les budgets nationaux visent à empêcher toute initiative publique en terme d’investissement, les États-membres se voyant contraints et sommés de rester dans les clous budgétaires.
Pour les auteur·es, l’histoire du néolibéralisme serait celle des « stratégies de la guerre civile néolibérale face aux différentes figures de l’ennemi socialiste qu’elles s’appellent planisme, collectivisme, syndicalisme, souveraineté populaire ou démocratisation »6 et ces stratégies ont gagné les partis politiques de tous les bords poussant par ailleurs les partis sociaux-démocrates à délaisser la lutte des classes, la lutte pour l’égalité et à la remplacer par des causes culturelles et morales qui ont permis de cacher l’absence de désaccord profond sur les orientations économiques néolibérales. Ainsi, disent les quatre sociologues, « en jouant du ressort de la xénophobie et du racisme, en nourrissant la haine de certaines catégories de la population contre d’autres, perçues comme des menaces pour leur propre situation, l’offensive néolibérale a retourné une partie des classes populaires contre pratiquement tous les acquis du mouvement ouvrier, contre l’État-providence, contre le droit du travail et contre les syndicats ». Et c’est ainsi que le « néolibéralisme produit à la fois son poison (la désaffiliation, les inégalités sociales, l’insécurité économique) et dans sa version de droite, son antidote imaginaire sous la forme du réenchantement d’un nous composé de gens simples et ordinaires, de semblables silencieux et travailleurs, de bons citoyens obéissant aux normes et respectueux de l’autorité de l’État »7.
Ce recours aux valeurs entraine aussi une redéfinition a minima de la liberté : « Le concept de liberté ne désigne plus un ensemble de garanties contre l’oppression individuelle et collective mais un droit d’affirmer un ensemble de valeurs traditionnelles autoproclamées comme équivalent à la civilisation. »8 Nous sommes donc loin d’une part, de la liberté-émancipation pensée par les Lumières puis, par une grande partie du libéralisme politique classique. Et d’autre part, nous comprenons mieux en quoi des factions d’extrême droite en viennent à manifester contre la vaccination sous le slogan « ensemble pour la liberté ».
Le nouvel autoritarisme des marchés
Une autre évolution en date est celle qui se manifeste sous la forme de la finance autoritaire fortement imprégnée par le libertarianisme. Telle est l’hypothèse développée par les sociologues Marlène Benquet et Théo Bourgeron dans La finance autoritaire, vers la fin du néolibéralisme9. Leur analyse se base sur les prises de position des différents segments de l’industrie des services financiers britanniques dans le cadre de la campagne référendaire sur le Brexit. Ainsi, le passage au crible du financement des campagnes pour le Remain et pour le Leave montre clairement que les acteurs de la première financiarisation (banques et assureurs) étaient plus enclins à favoriser le maintien dans l’Union Européenne. À l’inverse, les acteurs de la seconde financiarisation (Hedge funds et fonds de capital investissement) penchaient eux pour la sortie. Et ce, incroyable mais vrai, notamment parce que la législation fiscale européenne était jugée trop contraignante ! Ce choix illustre en tout cas pour les deux chercheur·ses le basculement du néolibéralisme vers un libertarianisme autoritaire. Le libertarianisme est une doctrine économique « qui vise à limiter toute forme d’intervention de l’État en-dehors de la garantie de la propriété privée contre le collectivisme et l’étatisme »10. Elle sacrifie la plupart des libertés au profit de la préservation de celle qui est jugée la plus primordiale : celle de posséder et d’accumuler. Bref, au profit du profit.
L’évolution que cette doctrine tend à indiquer est que ce modèle n’aurait plus besoin de la démocratie. Les deux auteur·es vont même jusqu’à annoncer la fin du « néolibéralisme démocratique » qui cesserait d’être le « régime politique d’accumulation dominant au sein des pays dits occidentaux »11. Cela se traduit par un projet sécessionniste d’une part des élites vis-à-vis du reste de l’humanité. Les pratiques et le mode de gouvernement mis en œuvre au Brésil (sous l’égide de Jair Bolsonaro) et dans ce que l’on appelle les démocraties illibérales illustrent à merveille ces évolutions mortifères.
Les deux auteur·es concluent qu’ « il n’y a aucune bonne raison de regretter le déclin du régime d’accumulation néolibéral »12 mais que dans le même temps, les visages de nos nouveaux adversaires restent à identifier, pour éviter de passer sous leurs fourches caudines. C’est donc à une phase plus offensive de mesures portées par le capital et ses agents, peu portés sur l’État de droit, qu’il faut se préparer.
- Pierre Dardot, Christian Laval, Haud Guéguen et Pierre Sauvêtre, Le choix de la guerre civile, une autre histoire du néolibéralisme, Lux, 2021.
- Idem, p.16.
- À partir de mai 2021, près de 450 personnes sans-papiers qui occupaient l’Église du Béguinage (Centre de Bruxelles) mènent une grève de la faim pour protester contre le manque de considération et de perspectives de régularisation pour des personnes pourtant parfois résidentes et actives en Belgique depuis de nombreuses années. Elle durera jusqu’au 21 juillet et aura été marqué par l’intransigeance du secrétaire d’État à la migration Sammy Madhi (CD&V).
- 17 syndicalistes poursuivis à la suite d’une action réalisées lors de la grève générale sur le pont de Cheratte, près de Liège, le 19 octobre 2015, sont condamnés pour entrave à la circulation à des peines allant de 15 jours à 1 mois avec sursis et à des amendes allant de 200 à 350€. Et ce, alors qu’ils étaient seulement présents sur plac et en l’absence de preuve de leur participation à l’organisation. En outre les permanents syndicaux ont écopé d’une peine plus lourde que les délégués présents. Lire : Carte blanche sur le procès des 17 prévenus « du Pont de Cheratte » : eux, c’est nous ! — Le Soir
- Dardot, Laval, Guéguen et Sauvêtre, op.cit. p.120.
- Idem, p. 303.
- Idem, p.303.
- Idem, p. 200.
- Marlène Benquet et Théo Bourgeron, La finance autoritaire, vers la fin du néolibéralisme, Raisons d’agir, 2021.
- Idem, p.115.
- Idem, p.128.
- Idem, p.146.