Est-ce que la frontière entre l’homme et l’animal a aujourd’hui encore un sens ?
Le premier point c’est que dans la recherche, on essaie de moins en moins de penser la différence entre l’homme et l’animal mais déjà entre l’homme et les autres animaux. Ce qui est une autre manière de poser le problème : on admet que l’homme est un animal et on va essayer de rechercher un certain nombre de critères permettant de spécifier l’humanité au sein des autres espèces animales.
D’une manière générale, je pense, comme la plupart des philosophes, que sur un siècle et demi à peu près, on a connu une mise en crise de ce qu’on appelait jadis « le propre de l’homme ». Cette crise est due essentiellement à la victoire progressive du schéma évolutionniste qui permet de penser l’humanité dans la continuité du règne animal, un résultat parmi d’autres de processus de l’évolution naturelle et non pas comme étant un cas à part dans la nature.
Théodor Adorno écrivait : « Auschwitz commence quand quelqu’un regarde un abattoir et pense ‘’ce ne sont que des animaux’’ ». Est-ce que l’exploitation de l’animal par l’homme est une condition de l’exploitation de l’homme par l’homme ?
En tous cas, historiquement, on est devenu sensible à la souffrance animale et à l’exploitation des animaux chaque fois qu’on a traité une partie de l’humanité comme si elle était animale, comme si les hommes étaient des bêtes. Par exemple, l’origine de toute la réflexion sur des droits possibles des animaux vient de penseurs qui étaient anticolonialistes et qui se sont dit : à partir du moment où on a traité une certaine partie de l’humanité en raison de sa couleur de peau ou de son origine ethnique, comme si on pouvait la réduire à des animaux, est-ce qu’il ne faut pas penser à l’inverse qu’on produit aussi une injustice en ne donnant pas une part de notre dignité humaine à des animaux, d’autres êtres sensibles qui sont capables de souffrir même s’ils ne sont pas capables de parler ou de raisonner ?
Ce qui est intéressant, c’est que toutes les fois que l’homme a traité d’autres hommes comme des animaux, cela s’est reflété dans notre rapport avec les bêtes. Ce qui fonde la réflexion moderne sur le droit des animaux et la souffrance animale, c’est effectivement la Shoah. De manière évidente dans les années 1960 et 70, la majorité de ceux qui vont fonder les mouvements de libération animale aux États-Unis ou en Angleterre sont des survivants de l’Holocauste ou bien des enfants des survivants de l’Holocauste. Ils vont prendre conscience d’un fait historique bien connu : les camps d’extermination nazies ont fréquemment été bâtis sur le modèle des usines Ford. Elles-mêmes étaient bâties sur le modèle des abattoirs de Chicago. Et donc on rejoint la phrase d’Adorno : il y a un rapport compliqué à penser entre l’abattage industriel des animaux – et au fait que l’on puisse être insensible au fait d’abattre industriellement des êtres sensibles et des êtres qui souffrent- et l’extermination systématique d’êtres humains dans des conditions semblables à celles d’un abattoir.
Par rapport à cette question du droit animal, peu, voire pas, de partis politiques à l’heure actuelle s’en empare. Concrètement, en quelles revendications politiques cela pourrait-il s’incarner ?
Je ne suis pas très bien placé pour en parler parce que je suis certes intéressé par les mouvements de revendications sur le droit des animaux mais en revanche, personnellement, je ne suis pas militant sur ce point. Je pense que la question du droit est un faux problème. Au fond, la question de notre rapport avec les animaux ne doit pas se poser d’abord en termes juridiques (« quels droits doit-on donner à d’autres espèces ? ») mais en termes de coexistence avec d’autres espèces animales : de quelle manière pourrions-nous être à même de retisser les liens concrets, quotidiens avec d’autres espèces animales ? En résumant de manière assez claire en disant : Comment est-ce que nous pourrions prendre conscience du fait que tout ce qui était lié à une association entre l’homme et l’animal jusqu’à la fin du 19e siècle à peu près est aujourd’hui lié à une association entre l’homme et la machine. L’utilisation de l’énergie, l’énergie développée par un cheval est maintenant développée par une voiture de manière évidente ou par des moyens de transport qui sont mécaniques. Mais aussi l’usage du flair qui est remplacé par du guidage électronique.
À mesure qu’il y a eu ce progrès technologique, à mon sens, ce que l’on a perdu, c’est une forme de coopération avec les animaux. On les mange, on les utilise comme des compagnons qui ne servent à rien (on n’utilise pas le flair, le talent, les capacités des chiens ou des chats de compagnie), on les observe ou on les préserve. On les préserve de loin, on les met dans des parcs et on n’y touche pas.
Ce qu’on a perdu à mon sens, c’est le sens de ce Pline l’Ancien appelait une societa : une société, une forme de communauté d’actions entre l’homme et d’autres espèces animales.
Pour moi, le problème quasi politique du rapport aux animaux, ce n’est pas un problème juridique. On peut très bien voter qu’à partir de maintenant on n’aura plus le droit de taper un chien. C’est un droit mais c’est totalement abstrait, cela ne nous guérira pas du mal profond. La question c’est : comment inventer des modes de coexistence, de coopération avec les autres espèces animales de manière à équilibrer notre rapport avec les machines.
Quel pourrait être le critère de différenciation entre une attitude humaine et l’animalité ? Jusqu’où aller, où sont les limites ? Le développement neurologique du vivant ?
Là aussi, je suis contre toute approche abstraite qui déduirait un critère par un raisonnement scientifique en disant, par exemple, qu’à partir du moment où il y a tel type de développement du cortex, on va considérer qu’on peut attribuer tel type de droit donc uniquement par exemple aux grands singes et pas aux singes à queue, etc…
Il me semble qu’il faut d’une certaine manière faire confiance à l’humanité. Ce qui est humain, c’est de savoir se comporter non pas avec l’animal en général mais avec des espèces animales de façon différenciée en sachant que l’on ne va pas se comporter de la même manière avec un mammifère supérieur, avec un insecte ou avec des poissons. Effectivement, avec les poissons, on ne partage pas le même milieu de vie. On va donc avoir une communauté d’affects beaucoup moins grande avec des poissons qu’avec des mammifères supérieurs. Il n’y a pas d’injustice à cela.
Au contraire, il me semble que ce qu’on a perdu et qui est écrasé par la conception de l’animal en général, le droit de l’animal en général, c’est le sens de la différenciation. L’homme est capable de lier, de se rapporter à des espèces animales de manière plus proche, plus empathique parce qu’ils partagent leur milieu de vie et est moins proche quand les animaux le sont moins. Effectivement, ce n’est pas une question de droit, c’est une question de vie qui fait que l’on va avoir une proximité plus faible avec un poisson ou avec le moustique qu’avec d’autres mammifères supérieurs.
Je ne pense pas que l’on puisse imposer un critère de l’extérieur, un critère scientifique ou un critère juridique. Par contre, il faudrait être capable de trouver un sens de la communauté avec les animaux qui est à mon sens ce que perd la modernité.
Si la frontière homme / animal bouge, quelles sont les conséquences sur notre propre définition ?
C’est évident que la définition de l’humanité a été affectée par la transformation de notre rapport aux autres animaux. Elle a été affectée par l’évolutionnisme, la théorie de l’évolution. Puis par la naissance de l’éthologie, une étude comportementale fine d’autres espèces animales. Ensuite, par la naissance de la paléoanthropologie, par la découverte du fait qu’il y avait plusieurs stades qui nivelaient l’émergence de l’espèce humaine. Et plus dernièrement par la biologie moléculaire, par la découverte du fait qu’on partageait beaucoup de notre patrimoine génétique avec d’autres espèces.
C’est donc une évidence qu’il y a eu une transformation radicale de ce que l’on entendait par humanité au 19e et 20e siècle. C’est une évidence aussi à mon sens que cela a produit non seulement une redéfinition de ce que l’on suppose être humain mais d’une manière générale de ce que va valoir la première personne du pluriel, c’est-à-dire de ce que l’on est prêt à appeler « nous ».
On sait que toute société a une conception flottante de ce qu’elle appelle « nous ». Une culture humaine va généralement se désigner comme « nous, les hommes civilisés » par opposition à un terme qui va signifier les « barbares », ceux de l’extérieur. Donc dans la majorité des cultures humaines, « nous » ne veut pas dire « nous, les êtres humains » mais « nous, la culture qui se désigne elle-même ». Et au fond, dans la modernité un des problèmes c’est que le sens du « nous » se dissout. On est tellement attentif par exemple à la souffrance animale ‑et sans doute à juste titre- qu’on est en train d’étendre progressivement ce « nous », de bâtir un « nous, tous les êtres capables de souffrir, capables de sentir ».
Et à mon sens, le vrai problème, c’est moins de redéfinir l’humanité que de retrouver un équilibre de ce qu’on entend par la première personne du pluriel. Pas trop réduite, pas rétracter le mot sur une communauté, une ethnie, une identité compacte, religieuse, ethnique, culturelle… mais pas non plus dissoudre le « nous » progressivement dans la nature, dans toutes les entités. Il faut être capable, à mon sens, et c’est un des problèmes du 21e siècle, de concevoir que « nous » ne veut pas dire strictement « nous, l’espère humaine », que cela peut avoir un sens plus large. On peut parfois mettre les grands singes dans notre « nous » parce qu’il faut reconnaître leur souffrance, leur capacité de sentir, leur capacité cognitives. On peut parfois avoir un « nous » qui est légèrement en retrait de l’espère humaine en disant « nous » pour désigner telle ou telle communauté. Il faut donc être assez souple pour avoir un « nous » variable et en même temps ne pas le dissoudre, ne pas le contracter trop sur une identité repliée sur elle-même.
Il y a le problème de la redéfinition de l’humanité et derrière cela il y a un problème, qui est le problème politique essentiel, qui est : « qu’est-ce que l’on entend quand on commence une phrase par « nous, nous-autres » » ?
En ces temps de déséquilibre des systèmes écologiques, est-ce que l’on peut imaginer que le « nous » englobe au-delà même du vivant : bien sûr l’humain, l’animal, le végétal, mais aussi le minéral. Que ce soit un « nous » dans un autre rapport ou un nouveau rapport avec son environnement avec la nature ?
Oui, on peut porter le « nous » jusqu’à, d’abord l’ensemble de la biosphère, puis la Nature de manière générale. Ce serait la limite extrême : on engloberait dans une première personne du pluriel un équilibre général de la biosphère ou de la Nature ou la planète qui me semble l’étage supérieur.
Et à l’étage inférieur, il y a la communauté. Il y a le fait de se retirer sur une communauté et de dire : « nous » c’est telle communauté et eux c’est les autres, les autres civilisations, les autres cultures, et entre, il y a tout un étagement. Et au milieu de cet étagement, il y a l’animalité. Le problème de la modernité, c’est d’être assez intelligent pour savoir où mettre le curseur suivant le problème. Il est évident que sur certains problèmes écologiques, il faut prendre conscience du fait qu’il y a une identité supérieure, il y a en effet un « nous » qui nous englobe dans la biosphère de manière générale. Mais dans d’autres problèmes, il va falloir avoir un usage plus restreint du « nous », parce que sinon il n’y a pas d’actions possibles, etc. Et inversement, on ne peut pas se contenter d’avoir un « nous » replié sur une identité communautaire. Tout le problème est d’avoir un usage intelligent du « nous ».
En quoi la culture populaire, les séries télévisées ou les films, notamment en provenance des États-Unis, ont pu jouer sur ce rapport à l’animal ?
C’est compliqué de répondre à cela parce que d’abord le premier point c’est qu’il y a eu un changement clairement dans les représentations de la culture populaire de l’animalité.
Il est évident que la manière dont on traitait les chevaux sur les tournages de westerns de John Ford dans les années 1950, la manière dont on traitait Cheeta dans les films de Tarzan, ou Flipper le dauphin, c’est quelque chose qui ne serait plus accepté. Et ce, d’abord parce qu’il y a du militantisme par rapport à la manière de faire et dont on se comportait avec les animaux.
Néanmoins, je pense que la représentation de l’animalité a mis beaucoup plus de temps à changer dans le cinéma et dans les séries télévisées que la représentation d’autres figures d’opprimés comme la représentation des femmes, des minorités ethniques, les minorités religieuses, de l’homosexualité, par exemple, où généralement la culture populaire s’est engouffrée et à parfois servie d’avant-garde en montrant autrement celui qui était à la marge. L’animal, c’est très tardif, il y a peu d’exemples finalement.
Au cinéma, il y a un très bon film documentaire, le « Projet Nim » sur un singe adopté à qui on a appris à parler dans les années 1960. Il y a quelques ouvrages ou quelques films, il y a l’adaptation réussie sur le dauphin du livre de Robert Merle « Un animal doué de raison » qui est un beau film mais cela reste très marginal. Je trouve que le cinéma et la télévision étaient beaucoup moins attentifs à l’animal et à la souffrance animale sauf peut-être, ce qui est une particularité, chez des créateurs qui sont de sensibilité chrétienne — je pense au film sur l’âne « Au hasard Balthazar » de Robert Bresson — qui vont faire de l’animal une sorte de Christ qui va recevoir la souffrance et avancer malgré tout.
Sinon, c’est très marginal sauf dans les films militants pour la cause animale.
Et un film comme « La Planète des singes » ?
Le dernier volet de « La Planète des Singes » est un bon exemple. Peut-être que la technologie, en l’occurrence les images de synthèse, va permettre de libérer la représentation de l’animalité. Parce qu’un des problèmes, c’est qu’il est très dur de faire tourner un animal et de le faire tourner sans lui imposer des contraintes, c’est-à-dire sans cruauté, pour arriver à obtenir de lui ce que l’on veut obtenir. Et le tour de force de la « La Planète des Singes », c’est que grâce aux images de synthèse ils arrivent à la fois à humaniser le visage du singe et en même temps à respecter les gestes du chimpanzé, l’animal dans son être propre et je trouve que le résultat est assez beau pour ce qui est, en plus, un blockbuster américain.
Mais cela reste marginal : malheureusement, il n’y a pas de très beaux films sur l’animalité et sur l’espèce animale.
Dernières parutions :
Mémoires de la jungle, Éditions Gallimard, 2010 (roman)
Nous, Animaux et Humains. Actualité de Jeremy Bentham, Bourin Éditeur, 2011
Forme et objet. Un Traité des choses, PUF, 2011