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Nous autres, animaux

Photo :  Eadweard Muybridge en CC BY 2.0 par Boston Public Library

Tris­tan Gar­cia est phi­lo­sophe et roman­cier. Il est l’auteur de « Nous, Ani­maux et Humains » qui inter­roge à par­tir de la pen­sée de Jere­my Ben­tham, phi­lo­sophe à l’origine du com­bat en faveur des droits ani­maux et de pen­seurs contem­po­rains de l’antispécisme, notre rap­port à l’animalité. La fron­tière entre l’homme et l’animal s’y avère de plus en plus mou­vante et même en voie de dis­pa­ri­tion. Oppo­ser un « nous ver­sus eux » appa­rait de moins en moins per­ti­nent. Sommes-nous enfin rede­ve­nus des animaux ?

Est-ce que la frontière entre l’homme et l’animal a aujourd’hui encore un sens ?

Le pre­mier point c’est que dans la recherche, on essaie de moins en moins de pen­ser la dif­fé­rence entre l’homme et l’animal mais déjà entre l’homme et les autres ani­maux. Ce qui est une autre manière de poser le pro­blème : on admet que l’homme est un ani­mal et on va essayer de recher­cher un cer­tain nombre de cri­tères per­met­tant de spé­ci­fier l’humanité au sein des autres espèces animales.

D’une manière géné­rale, je pense, comme la plu­part des phi­lo­sophes, que sur un siècle et demi à peu près, on a connu une mise en crise de ce qu’on appe­lait jadis « le propre de l’homme ». Cette crise est due essen­tiel­le­ment à la vic­toire pro­gres­sive du sché­ma évo­lu­tion­niste qui per­met de pen­ser l’humanité dans la conti­nui­té du règne ani­mal, un résul­tat par­mi d’autres de pro­ces­sus de l’évolution natu­relle et non pas comme étant un cas à part dans la nature.

Théodor Adorno écrivait : « Auschwitz commence quand quelqu’un regarde un abattoir et pense ‘’ce ne sont que des animaux’’ ». Est-ce que l’exploitation de l’animal par l’homme est une condition de l’exploitation de l’homme par l’homme ?

En tous cas, his­to­ri­que­ment, on est deve­nu sen­sible à la souf­france ani­male et à l’exploitation des ani­maux chaque fois qu’on a trai­té une par­tie de l’humanité comme si elle était ani­male, comme si les hommes étaient des bêtes. Par exemple, l’origine de toute la réflexion sur des droits pos­sibles des ani­maux vient de pen­seurs qui étaient anti­co­lo­nia­listes et qui se sont dit : à par­tir du moment où on a trai­té une cer­taine par­tie de l’humanité en rai­son de sa cou­leur de peau ou de son ori­gine eth­nique, comme si on pou­vait la réduire à des ani­maux, est-ce qu’il ne faut pas pen­ser à l’inverse qu’on pro­duit aus­si une injus­tice en ne don­nant pas une part de notre digni­té humaine à des ani­maux, d’autres êtres sen­sibles qui sont capables de souf­frir même s’ils ne sont pas capables de par­ler ou de raisonner ?

Ce qui est inté­res­sant, c’est que toutes les fois que l’homme a trai­té d’autres hommes comme des ani­maux, cela s’est reflé­té dans notre rap­port avec les bêtes. Ce qui fonde la réflexion moderne sur le droit des ani­maux et la souf­france ani­male, c’est effec­ti­ve­ment la Shoah. De manière évi­dente dans les années 1960 et 70, la majo­ri­té de ceux qui vont fon­der les mou­ve­ments de libé­ra­tion ani­male aux États-Unis ou en Angle­terre sont des sur­vi­vants de l’Holocauste ou bien des enfants des sur­vi­vants de l’Holocauste. Ils vont prendre conscience d’un fait his­to­rique bien connu : les camps d’extermination nazies ont fré­quem­ment été bâtis sur le modèle des usines Ford. Elles-mêmes étaient bâties sur le modèle des abat­toirs de Chi­ca­go. Et donc on rejoint la phrase d’Adorno : il y a un rap­port com­pli­qué à pen­ser entre l’abattage indus­triel des ani­maux – et au fait que l’on puisse être insen­sible au fait d’abattre indus­triel­le­ment des êtres sen­sibles et des êtres qui souffrent- et l’extermination sys­té­ma­tique d’êtres humains dans des condi­tions sem­blables à celles d’un abattoir.

Par rapport à cette question du droit animal, peu, voire pas, de partis politiques à l’heure actuelle s’en empare. Concrètement, en quelles revendications politiques cela pourrait-il s’incarner ?

Je ne suis pas très bien pla­cé pour en par­ler parce que je suis certes inté­res­sé par les mou­ve­ments de reven­di­ca­tions sur le droit des ani­maux mais en revanche, per­son­nel­le­ment, je ne suis pas mili­tant sur ce point. Je pense que la ques­tion du droit est un faux pro­blème. Au fond, la ques­tion de notre rap­port avec les ani­maux ne doit pas se poser d’abord en termes juri­diques (« quels droits doit-on don­ner à d’autres espèces ? ») mais en termes de coexis­tence avec d’autres espèces ani­males : de quelle manière pour­rions-nous être à même de retis­ser les liens concrets, quo­ti­diens avec d’autres espèces ani­males ? En résu­mant de manière assez claire en disant : Com­ment est-ce que nous pour­rions prendre conscience du fait que tout ce qui était lié à une asso­cia­tion entre l’homme et l’animal jusqu’à la fin du 19e siècle à peu près est aujourd’hui lié à une asso­cia­tion entre l’homme et la machine. L’utilisation de l’énergie, l’énergie déve­lop­pée par un che­val est main­te­nant déve­lop­pée par une voi­ture de manière évi­dente ou par des moyens de trans­port qui sont méca­niques. Mais aus­si l’usage du flair qui est rem­pla­cé par du gui­dage électronique.

À mesure qu’il y a eu ce pro­grès tech­no­lo­gique, à mon sens, ce que l’on a per­du, c’est une forme de coopé­ra­tion avec les ani­maux. On les mange, on les uti­lise comme des com­pa­gnons qui ne servent à rien (on n’utilise pas le flair, le talent, les capa­ci­tés des chiens ou des chats de com­pa­gnie), on les observe ou on les pré­serve. On les pré­serve de loin, on les met dans des parcs et on n’y touche pas.

Ce qu’on a per­du à mon sens, c’est le sens de ce Pline l’Ancien appe­lait une socie­ta : une socié­té, une forme de com­mu­nau­té d’actions entre l’homme et d’autres espèces animales.

Pour moi, le pro­blème qua­si poli­tique du rap­port aux ani­maux, ce n’est pas un pro­blème juri­dique. On peut très bien voter qu’à par­tir de main­te­nant on n’aura plus le droit de taper un chien. C’est un droit mais c’est tota­le­ment abs­trait, cela ne nous gué­ri­ra pas du mal pro­fond. La ques­tion c’est : com­ment inven­ter des modes de coexis­tence, de coopé­ra­tion avec les autres espèces ani­males de manière à équi­li­brer notre rap­port avec les machines.

Quel pourrait être le critère de différenciation entre une attitude humaine et l’animalité ? Jusqu’où aller, où sont les limites ? Le développement neurologique du vivant ?

Là aus­si, je suis contre toute approche abs­traite qui dédui­rait un cri­tère par un rai­son­ne­ment scien­ti­fique en disant, par exemple, qu’à par­tir du moment où il y a tel type de déve­lop­pe­ment du cor­tex, on va consi­dé­rer qu’on peut attri­buer tel type de droit donc uni­que­ment par exemple aux grands singes et pas aux singes à queue, etc…

Il me semble qu’il faut d’une cer­taine manière faire confiance à l’humanité. Ce qui est humain, c’est de savoir se com­por­ter non pas avec l’animal en géné­ral mais avec des espèces ani­males de façon dif­fé­ren­ciée en sachant que l’on ne va pas se com­por­ter de la même manière avec un mam­mi­fère supé­rieur, avec un insecte ou avec des pois­sons. Effec­ti­ve­ment, avec les pois­sons, on ne par­tage pas le même milieu de vie. On va donc avoir une com­mu­nau­té d’affects beau­coup moins grande avec des pois­sons qu’avec des mam­mi­fères supé­rieurs. Il n’y a pas d’injustice à cela.

Au contraire, il me semble que ce qu’on a per­du et qui est écra­sé par la concep­tion de l’animal en géné­ral, le droit de l’animal en géné­ral, c’est le sens de la dif­fé­ren­cia­tion. L’homme est capable de lier, de se rap­por­ter à des espèces ani­males de manière plus proche, plus empa­thique parce qu’ils par­tagent leur milieu de vie et est moins proche quand les ani­maux le sont moins. Effec­ti­ve­ment, ce n’est pas une ques­tion de droit, c’est une ques­tion de vie qui fait que l’on va avoir une proxi­mi­té plus faible avec un pois­son ou avec le mous­tique qu’avec d’autres mam­mi­fères supérieurs.

Je ne pense pas que l’on puisse impo­ser un cri­tère de l’extérieur, un cri­tère scien­ti­fique ou un cri­tère juri­dique. Par contre, il fau­drait être capable de trou­ver un sens de la com­mu­nau­té avec les ani­maux qui est à mon sens ce que perd la modernité.

Si la frontière homme / animal bouge, quelles sont les conséquences sur notre propre définition ?

C’est évident que la défi­ni­tion de l’humanité a été affec­tée par la trans­for­ma­tion de notre rap­port aux autres ani­maux. Elle a été affec­tée par l’évolutionnisme, la théo­rie de l’évolution. Puis par la nais­sance de l’éthologie, une étude com­por­te­men­tale fine d’autres espèces ani­males. Ensuite, par la nais­sance de la paléoan­thro­po­lo­gie, par la décou­verte du fait qu’il y avait plu­sieurs stades qui nive­laient l’émergence de l’espèce humaine. Et plus der­niè­re­ment par la bio­lo­gie molé­cu­laire, par la décou­verte du fait qu’on par­ta­geait beau­coup de notre patri­moine géné­tique avec d’autres espèces.

C’est donc une évi­dence qu’il y a eu une trans­for­ma­tion radi­cale de ce que l’on enten­dait par huma­ni­té au 19e et 20e siècle. C’est une évi­dence aus­si à mon sens que cela a pro­duit non seule­ment une redé­fi­ni­tion de ce que l’on sup­pose être humain mais d’une manière géné­rale de ce que va valoir la pre­mière per­sonne du plu­riel, c’est-à-dire de ce que l’on est prêt à appe­ler « nous ».

On sait que toute socié­té a une concep­tion flot­tante de ce qu’elle appelle « nous ». Une culture humaine va géné­ra­le­ment se dési­gner comme « nous, les hommes civi­li­sés » par oppo­si­tion à un terme qui va signi­fier les « bar­bares », ceux de l’extérieur. Donc dans la majo­ri­té des cultures humaines, « nous » ne veut pas dire « nous, les êtres humains » mais « nous, la culture qui se désigne elle-même ». Et au fond, dans la moder­ni­té un des pro­blèmes c’est que le sens du « nous » se dis­sout. On est tel­le­ment atten­tif par exemple à la souf­france ani­male ‑et sans doute à juste titre- qu’on est en train d’étendre pro­gres­si­ve­ment ce « nous », de bâtir un « nous, tous les êtres capables de souf­frir, capables de sentir ».

Et à mon sens, le vrai pro­blème, c’est moins de redé­fi­nir l’humanité que de retrou­ver un équi­libre de ce qu’on entend par la pre­mière per­sonne du plu­riel. Pas trop réduite, pas rétrac­ter le mot sur une com­mu­nau­té, une eth­nie, une iden­ti­té com­pacte, reli­gieuse, eth­nique, cultu­relle… mais pas non plus dis­soudre le « nous » pro­gres­si­ve­ment dans la nature, dans toutes les enti­tés. Il faut être capable, à mon sens, et c’est un des pro­blèmes du 21e siècle, de conce­voir que « nous » ne veut pas dire stric­te­ment « nous, l’espère humaine », que cela peut avoir un sens plus large. On peut par­fois mettre les grands singes dans notre « nous » parce qu’il faut recon­naître leur souf­france, leur capa­ci­té de sen­tir, leur capa­ci­té cog­ni­tives. On peut par­fois avoir un « nous » qui est légè­re­ment en retrait de l’espère humaine en disant « nous » pour dési­gner telle ou telle com­mu­nau­té. Il faut donc être assez souple pour avoir un « nous » variable et en même temps ne pas le dis­soudre, ne pas le contrac­ter trop sur une iden­ti­té repliée sur elle-même.

Il y a le pro­blème de la redé­fi­ni­tion de l’humanité et der­rière cela il y a un pro­blème, qui est le pro­blème poli­tique essen­tiel, qui est : « qu’est-ce que l’on entend quand on com­mence une phrase par « nous, nous-autres » » ?

En ces temps de déséquilibre des systèmes écologiques, est-ce que l’on peut imaginer que le « nous » englobe au-delà même du vivant : bien sûr l’humain, l’animal, le végétal, mais aussi le minéral. Que ce soit un « nous » dans un autre rapport ou un nouveau rapport avec son environnement avec la nature ?

Oui, on peut por­ter le « nous » jusqu’à, d’abord l’ensemble de la bio­sphère, puis la Nature de manière géné­rale. Ce serait la limite extrême : on englo­be­rait dans une pre­mière per­sonne du plu­riel un équi­libre géné­ral de la bio­sphère ou de la Nature ou la pla­nète qui me semble l’étage supérieur.

Et à l’étage infé­rieur, il y a la com­mu­nau­té. Il y a le fait de se reti­rer sur une com­mu­nau­té et de dire : « nous » c’est telle com­mu­nau­té et eux c’est les autres, les autres civi­li­sa­tions, les autres cultures, et entre, il y a tout un éta­ge­ment. Et au milieu de cet éta­ge­ment, il y a l’animalité. Le pro­blème de la moder­ni­té, c’est d’être assez intel­li­gent pour savoir où mettre le cur­seur sui­vant le pro­blème. Il est évident que sur cer­tains pro­blèmes éco­lo­giques, il faut prendre conscience du fait qu’il y a une iden­ti­té supé­rieure, il y a en effet un « nous » qui nous englobe dans la bio­sphère de manière géné­rale. Mais dans d’autres pro­blèmes, il va fal­loir avoir un usage plus res­treint du « nous », parce que sinon il n’y a pas d’actions pos­sibles, etc. Et inver­se­ment, on ne peut pas se conten­ter d’avoir un « nous » replié sur une iden­ti­té com­mu­nau­taire. Tout le pro­blème est d’avoir un usage intel­li­gent du « nous ».

En quoi la culture populaire, les séries télévisées ou les films, notamment en provenance des États-Unis, ont pu jouer sur ce rapport à l’animal ?

C’est com­pli­qué de répondre à cela parce que d’abord le pre­mier point c’est qu’il y a eu un chan­ge­ment clai­re­ment dans les repré­sen­ta­tions de la culture popu­laire de l’animalité.

Il est évident que la manière dont on trai­tait les che­vaux sur les tour­nages de wes­terns de John Ford dans les années 1950, la manière dont on trai­tait Chee­ta dans les films de Tar­zan, ou Flip­per le dau­phin, c’est quelque chose qui ne serait plus accep­té. Et ce, d’abord parce qu’il y a du mili­tan­tisme par rap­port à la manière de faire et dont on se com­por­tait avec les animaux.

Néan­moins, je pense que la repré­sen­ta­tion de l’animalité a mis beau­coup plus de temps à chan­ger dans le ciné­ma et dans les séries télé­vi­sées que la repré­sen­ta­tion d’autres figures d’opprimés comme la repré­sen­ta­tion des femmes, des mino­ri­tés eth­niques, les mino­ri­tés reli­gieuses, de l’homosexualité, par exemple, où géné­ra­le­ment la culture popu­laire s’est engouf­frée et à par­fois ser­vie d’avant-garde en mon­trant autre­ment celui qui était à la marge. L’animal, c’est très tar­dif, il y a peu d’exemples finalement.

Au ciné­ma, il y a un très bon film docu­men­taire, le « Pro­jet Nim » sur un singe adop­té à qui on a appris à par­ler dans les années 1960. Il y a quelques ouvrages ou quelques films, il y a l’adaptation réus­sie sur le dau­phin du livre de Robert Merle « Un ani­mal doué de rai­son » qui est un beau film mais cela reste très mar­gi­nal. Je trouve que le ciné­ma et la télé­vi­sion étaient beau­coup moins atten­tifs à l’animal et à la souf­france ani­male sauf peut-être, ce qui est une par­ti­cu­la­ri­té, chez des créa­teurs qui sont de sen­si­bi­li­té chré­tienne — je pense au film sur l’âne « Au hasard Bal­tha­zar » de Robert Bres­son — qui vont faire de l’animal une sorte de Christ qui va rece­voir la souf­france et avan­cer mal­gré tout.

Sinon, c’est très mar­gi­nal sauf dans les films mili­tants pour la cause animale.

Et un film comme « La Planète des singes » ?

Le der­nier volet de « La Pla­nète des Singes » est un bon exemple. Peut-être que la tech­no­lo­gie, en l’occurrence les images de syn­thèse, va per­mettre de libé­rer la repré­sen­ta­tion de l’animalité. Parce qu’un des pro­blèmes, c’est qu’il est très dur de faire tour­ner un ani­mal et de le faire tour­ner sans lui impo­ser des contraintes, c’est-à-dire sans cruau­té, pour arri­ver à obte­nir de lui ce que l’on veut obte­nir. Et le tour de force de la « La Pla­nète des Singes », c’est que grâce aux images de syn­thèse ils arrivent à la fois à huma­ni­ser le visage du singe et en même temps à res­pec­ter les gestes du chim­pan­zé, l’animal dans son être propre et je trouve que le résul­tat est assez beau pour ce qui est, en plus, un block­bus­ter américain.

Mais cela reste mar­gi­nal : mal­heu­reu­se­ment, il n’y a pas de très beaux films sur l’animalité et sur l’espèce animale.



Dernières parutions :

Mémoires de la jungle, Éditions Gallimard, 2010 (roman)

Nous, Animaux et Humains. Actualité de Jeremy Bentham, Bourin Éditeur, 2011

Forme et objet. Un Traité des choses, PUF, 2011