Cet ouvrage, essentiel s’il en est, est source d’espoir pour elles. Et pour nous qui souhaitons les soutenir, il offre des pistes de réflexion afin de rendre la solidarité et la lutte plus intenses. Comme le dit Natalie Amiri dans sa préface « Elles m’ont montré non seulement la douloureuse réalité de l’oppression et des violations des droits humains, mais aussi leur incroyable force et leur courage, malgré tout, pour réclamer les droits qu’on leur avait retirés. (…) Je suis profondément convaincue que nous avons tous et toutes la responsabilité de nous engager pour leurs droits. Nous ne pouvons tolérer que leurs voix ne soient pas entendues, et que l’oppression et les violations des droits humains se poursuivent dans la République islamique. »
La première chose qui nous frappe à la lecture de toutes ces contributions et interviews, c’est l’importance pour toutes les intervenantes de souligner le caractère révolutionnaire de la révolte populaire depuis le meurtre de Jina Amini en 2022, ainsi que le caractère inéluctable de son dénouement. Si le terme est communément admis pour ce qui s’est déroulé en 1979, ce qui traverse le peuple depuis la mort de Jina Mahsa Amini est le plus souvent qualifié de soulèvement ou encore de « vague de manifestations ». Pourtant, il s’agit de bien davantage. Düzen Tekka le formule ainsi « Les gens ont tiré les leçons de l’expérience de ces vingt dernières années, car ce n’est pas le premier mouvement de résistance que le régime tente d’anéantir par la force. Mais cette fois, la cohésion est plus grande que par le passé. Les gens ne se laissent plus monter les uns contre les autres : les femmes contre les hommes, les Perses contre les Kurdes, les Kurdes contre les Baloutches. Cela ne marche plus ». Et la révolution, c’est un marathon et pas un sprint. Toutes les femmes qui s’expriment au fil des pages nous rappellent combien les circonstances exigent qu’elles sacrifient leur bonheur et leurs privilèges au bénéfice du respect de leurs principes dans l’objectif de faire bouger les lignes. Depuis le 16 septembre 2022, près de 20.000 personnes ont été arrêtées, et plus de 500 civil·es innocent·es ont été assassiné·es, dont plus de 70 enfants de moins de 18 ans.
UN PEUPLE EN ATTENTE
Ani, titulaire d’un master de droit et d’une formation en technologies de l’information, affirme que « cette révolution a un discours bien à elle, malgré les divergences politiques ou religieuses. Cette vague de convergences imprègne même la vie quotidienne. Et rien que ça, c’est déjà un moment historique. Certains disent que ce n’est qu’une vague de soulèvement, qui passera. En ce qui me concerne, je suis totalement convaincue qu’il s’agit d’une révolution. Et une révolution est un processus, un long processus. Il faut être patient ».
La juge Shirin Ebadi ne dit pas autre chose lorsqu’elle écrit qu’ « avec le mouvement révolutionnaire initié en septembre 2022, la fin de la République islamique a sonné. C’est bel et bien une révolution. Mais il ne faut pas oublier qu’une révolution est un processus. Parfois, la voix monte. Parfois, elle descend. Mais elle ne s’arrête jamais. Une révolution, c’est comme un train. Dans certaines gares, il s’arrête, mais il repart sans tarder. Aucun train ne s’arrête en route. Et puis, il atteint son terminus. Le nôtre, c’est la chute du régime. Jour après jour, nous nous en rapprochons. »
Après avoir placé tous ses espoirs dans la révolution de 1979, le peuple iranien est en attente. Dans sa contribution, l’artiste conceptuelle Parastou Forouhar affirme que la révolution de 1979 était associée à de grands espoirs, notamment dans les milieux politiques où ses parents étaient actif·ves, mais que ces espoirs se sont rapidement évanouis. Elle pointe toutes les tentatives visant à ancrer des causes démocratiques au sein du nouveau gouvernement et qui ont été réprimées par des méthodes autoritaires. Après avoir attendu, d’abord que la guerre avec l’Irak (de 1980 à 88) se finisse, puis que le régime change ou, vivant en exil, avoir attendu de pouvoir un jour espérer revenir au pays, les jeunes Iranien·nes ont fait le choix du changement.
FEMME, VIE, LIBERTÉ
Pourquoi maintenant ? Parce qu’iels, contrairement à leurs parents et grands-parents, n’ont pas grand-chose à perdre, et un nouveau monde à gagner, comme le dit Düzen Tekkal. C’est cet état d’esprit qui est présent dans toute la société civile iranienne, véhiculé par le slogan « Zan, Zendigi, Azadi » (Femme, Vie, Liberté) emprunté au mot d’ordre de la gauche kurde Jin, Jiyan, Azadî. Jin, jiyan, azadî. Longtemps, la société civile iranienne a espéré un mouvement réformateur, empreint de compromis et de réformes. Cette voie n’ayant débouché sur rien, elle veut dorénavant l’abolition de tout le système. Pour de nombreuses personnalités, il s’agit là d’un tournant et d’une radicalité nouvelle dans la manière dont les gens se montrent dans la rue et affrontent le régime. Cet état d’esprit révolutionnaire des jeunes tient également au fait que cette génération a compris, notamment grâce aux médias sociaux, que les droits des femmes et des minorités sont des droits humains, qu’une société ne peut pas être libre sans que les femmes et les personnes minorisées qui y vivent soient traitées avec dignité et égalité.
Dans ce maelström, comment ne pas évoquer la désagrégation mentale des femmes au sein d’une société où l’égalité des droits et la non-discrimination restent des vœux pieux. « La République islamique a imposé un mode de vie à la société iranienne, au sein duquel on doit en réalité mener deux existences, affirme Parastou Forouhar, une publique, et une privée, très privée, la seule dans laquelle on peut penser et vivre comme on le désire. Cette schizophrénie, les jeunes femmes en particulier l’ont arrachée avec leurs voiles ; elles ont besoin de vérité, d’une vie qui s’articule autour de l’autodétermination, et non de la manipulation ». D’autres ont dû prendre la voie de l’exil, ce qui n’est pas sans risque ni conséquence sur la santé mentale non plus. Si les Iranien·nes resté·es au pays risquent leur vie au quotidien lorsqu’iels manifestent et s’expriment, les femmes exilées témoignent de lourds traumas tout en manifestant leur soutien inconditionnel et sans limites.
Leur exil ne les empêche pas de prendre part à la révolution, loin de là, dans l’attente d’un retour au pays. L’actrice Golshifteh Farahani, née en 1983, explique combien sa génération est brûlée, perdue et ne croit pas en l’avenir. Exilée à Paris depuis 2008 après que le pouvoir iranien lui a confisqué son passeport et l’a placée sur liste noire pour avoir joué dans le film Mensonges d’État de Ridley Scott, elle explique ce qu’elle vit en ces termes « Je me suis rendu compte que l’exil, ça ne se soigne pas, c’est impossible. Il faut accepter l’attente, l’ambiguïté, l’inconnu… On est assis sur une chaise avec un clou, et il faut accepter que ça fasse mal, que c’est comme ça. Ça veut dire que ça ne s’améliore pas, c’est comme une maladie, comme un cancer, un truc chronique, quelque chose qui ne se soigne pas, mais plus on l’accepte, moins on souffre ».
L’OCCIDENT AUX ABONNÉS ABSENTS ?
Ce qui transparait énormément dans l’ensemble de ces témoignages, c’est le profond ressentiment à l’égard de l’Union européenne et du monde occidental en général. La photographe Ghazal Abdollahi affirme que « Les gens ont montré ce dont ils sont capables, ils font tout ce qui est en leur pouvoir, ils se battent pour leur liberté. Mais l’histoire nous enseigne que la chute d’un dictateur est un processus qui ne peut aboutir que si des gouvernements étrangers commencent réellement à soutenir les Iraniens et les Iraniennes. Or, la plupart d’entre eux ne veulent pas admettre que le régime des mollahs se moque d’eux – et ce, même si la chute de la République islamique aurait pour les pays occidentaux plus d’avantages que s’il restait en place et devenait chaque jour plus puissant. Car son existence est destructrice. Le moment est donc venu d’intervenir. » Le soutien apporté par l’Europe est jugé bien insuffisant au regard de ce qui se passe depuis plus de deux ans en Iran. D’aucun·e affirment même que la politique étrangère européenne suit principalement des intérêts économiques et sécuritaires. Le peuple iranien aurait espéré, notamment, le classement du corps des Gardiens de la révolution islamique comme organisation terroriste, ce qui n’est pas encore le cas, l’Union européenne ayant jugé qu’il faudrait un tribunal pour le décider alors qu’il semble avéré que la plupart des actes de violence et des meurtres en Iran ont été commis par les Gardiens de la révolution. Ce soutien international, la société civile iranienne l’espère encore, car il pourrait venir appuyer un combat de tous les instants, au même titre que toutes les petites et grandes actions de visibilisation de leurs revendications tel que cet article.
Alors, oui, bien sûr, la juge Shirin Ebadi a reçu le Prix Nobel de la Paix en 2003 et Narges Mohammadi s’est vue attribuer ce même prix l’an dernier. Il n’en reste pas moins que la première est aujourd’hui exilée à Londres en raison du harcèlement, de l’isolement et des menaces de mort dont elle est la cible depuis qu’elle a fondé le Centre pour la Défense des Droits Humains et que la seconde est incarcérée à la prison d’Ervin en raison de son appartenance à ce même Centre. Alors oui, bien sûr, le cinéaste Mohammad Rasoulof s’est vu récompensé d’un prix au dernier Festival de Cannes (mais bon, pas la Palme d’Or non plus, il ne faut pas pousser !). Mais il est, lui, sous le coup d’une condamnation pour « collusion à la sécurité nationale », libéré à titre temporaire pour des raisons de santé sans possibilité de quitter le territoire. Alors oui, bien sûr, la chercheuse et artiste Nikoo Nateghian a été accueillie au sein d’une galerie bruxelloise pour exposer ses dessins représentant l’anatomie de l’utérus où chaque détail renvoie à un article de loi, soulignant ainsi la manière dont le système juridique iranien peut être utilisé pour opprimer et contrôler les femmes. Et pourtant… le 10 juin dernier, l’activiste, artiste et dessinatrice Atena Farghadani a été condamnée à un total de six ans de prison, cinq ans pour insulte au sacré et un an pour propagande contre l’État. Elle avait été arrêtée et emprisonnée en avril dernier après avoir essayé d’afficher un de ses dessins dans l’espace public. Surveillée et harcelée par le régime depuis de nombreuses années en raison de son activisme et de ses luttes pour les droits des femmes, elle avait déjà été incarcérée entre 2014 et 2016 ainsi qu’à l’été 2023.
Pour conclure, comment ne pas laisser la parole à Düzen Tekkal, cheville ouvrière de cet ouvrage choral qu’est Nous n’avons pas peur, qui remet certaines choses à leur juste place « Enfin, et surtout, nous avons beaucoup à apprendre des courageuses femmes d’Iran – dont les femmes kurdes et baloutches, des femmes comme Ani et Fariba – et d’Afghanistan, car, même dans notre Occident prétendument éclairé, l’autodétermination des femmes et le statut des minorités sociales sont de plus en plus remis en question par des forces fanatiques, patriarcales et nationalistes ».
Natalie Amiri & Düzen Tekkal (dir.), Nous n'avons pas peur - Le courage des femmes iraniennes, Faubourg, 2024