« Nous n’avons pas peur », donner de la voix aux femmes iraniennes

Des voix silen­ciées, des actions invi­si­bi­li­sées, des reven­di­ca­tions oubliées… la popu­la­tion ira­nienne a tel­le­ment besoin que nous, Occidentaux·ales, nous fai­sions le relai de leurs luttes. Iels sont nombreux·ses à nous aler­ter sur cette néces­si­té, convaincu·es que c’est aus­si avec l’appui de la com­mu­nau­té inter­na­tio­nale que leur com­bat paye­ra. Chaque petite mise en lumière, qu’elle soit inter­na­tio­nale, natio­nale ou locale, reste une bien petite contri­bu­tion au regard du besoin pres­sant que res­sentent les femmes et les mino­ri­tés ira­niennes. Dans un ouvrage inti­tu­lé Nous n’avons pas peur (Fau­bourg, 2024), la jour­na­liste et autrice ger­ma­no-ira­nienne Nata­lie Ami­ri et la poli­to­logue d’origine kurde yézi­die Düzen Tek­kal donnent la parole à seize femmes ira­niennes. Afin de faire entendre leur voix, leurs com­bats, leurs reven­di­ca­tions, mais aus­si pour don­ner à voir leur quo­ti­dien, qu’elles soient exi­lées, empri­son­nées ou encore actuel­le­ment libres de leurs mou­ve­ments en Iran.

Cet ouvrage, essen­tiel s’il en est, est source d’espoir pour elles. Et pour nous qui sou­hai­tons les sou­te­nir, il offre des pistes de réflexion afin de rendre la soli­da­ri­té et la lutte plus intenses. Comme le dit Nata­lie Ami­ri dans sa pré­face « Elles m’ont mon­tré non seule­ment la dou­lou­reuse réa­li­té de l’oppression et des vio­la­tions des droits humains, mais aus­si leur incroyable force et leur cou­rage, mal­gré tout, pour récla­mer les droits qu’on leur avait reti­rés. (…) Je suis pro­fon­dé­ment convain­cue que nous avons tous et toutes la res­pon­sa­bi­li­té de nous enga­ger pour leurs droits. Nous ne pou­vons tolé­rer que leurs voix ne soient pas enten­dues, et que l’oppression et les vio­la­tions des droits humains se pour­suivent dans la Répu­blique isla­mique. »

La pre­mière chose qui nous frappe à la lec­ture de toutes ces contri­bu­tions et inter­views, c’est l’importance pour toutes les inter­ve­nantes de sou­li­gner le carac­tère révo­lu­tion­naire de la révolte popu­laire depuis le meurtre de Jina Ami­ni en 2022, ain­si que le carac­tère iné­luc­table de son dénoue­ment. Si le terme est com­mu­né­ment admis pour ce qui s’est dérou­lé en 1979, ce qui tra­verse le peuple depuis la mort de Jina Mah­sa Ami­ni est le plus sou­vent qua­li­fié de sou­lè­ve­ment ou encore de « vague de mani­fes­ta­tions ». Pour­tant, il s’agit de bien davan­tage. Düzen Tek­ka le for­mule ain­si « Les gens ont tiré les leçons de l’expérience de ces vingt der­nières années, car ce n’est pas le pre­mier mou­ve­ment de résis­tance que le régime tente d’anéantir par la force. Mais cette fois, la cohé­sion est plus grande que par le pas­sé. Les gens ne se laissent plus mon­ter les uns contre les autres : les femmes contre les hommes, les Perses contre les Kurdes, les Kurdes contre les Baloutches. Cela ne marche plus ». Et la révo­lu­tion, c’est un mara­thon et pas un sprint. Toutes les femmes qui s’expriment au fil des pages nous rap­pellent com­bien les cir­cons­tances exigent qu’elles sacri­fient leur bon­heur et leurs pri­vi­lèges au béné­fice du res­pect de leurs prin­cipes dans l’objectif de faire bou­ger les lignes. Depuis le 16 sep­tembre 2022, près de 20.000 per­sonnes ont été arrê­tées, et plus de 500 civil·es innocent·es ont été assassiné·es, dont plus de 70 enfants de moins de 18 ans.

UN PEUPLE EN ATTENTE

Ani, titu­laire d’un mas­ter de droit et d’une for­ma­tion en tech­no­lo­gies de l’information, affirme que « cette révo­lu­tion a un dis­cours bien à elle, mal­gré les diver­gences poli­tiques ou reli­gieuses. Cette vague de conver­gences imprègne même la vie quo­ti­dienne. Et rien que ça, c’est déjà un moment his­to­rique. Cer­tains disent que ce n’est qu’une vague de sou­lè­ve­ment, qui pas­se­ra. En ce qui me concerne, je suis tota­le­ment convain­cue qu’il s’agit d’une révo­lu­tion. Et une révo­lu­tion est un pro­ces­sus, un long pro­ces­sus. Il faut être patient ».

La juge Shi­rin Eba­di ne dit pas autre chose lorsqu’elle écrit qu’ « avec le mou­ve­ment révo­lu­tion­naire ini­tié en sep­tembre 2022, la fin de la Répu­blique isla­mique a son­né. C’est bel et bien une révo­lu­tion. Mais il ne faut pas oublier qu’une révo­lu­tion est un pro­ces­sus. Par­fois, la voix monte. Par­fois, elle des­cend. Mais elle ne s’arrête jamais. Une révo­lu­tion, c’est comme un train. Dans cer­taines gares, il s’arrête, mais il repart sans tar­der. Aucun train ne s’arrête en route. Et puis, il atteint son ter­mi­nus. Le nôtre, c’est la chute du régime. Jour après jour, nous nous en rap­pro­chons. »

Après avoir pla­cé tous ses espoirs dans la révo­lu­tion de 1979, le peuple ira­nien est en attente. Dans sa contri­bu­tion, l’artiste concep­tuelle Para­stou Forou­har affirme que la révo­lu­tion de 1979 était asso­ciée à de grands espoirs, notam­ment dans les milieux poli­tiques où ses parents étaient actif·ves, mais que ces espoirs se sont rapi­de­ment éva­nouis. Elle pointe toutes les ten­ta­tives visant à ancrer des causes démo­cra­tiques au sein du nou­veau gou­ver­ne­ment et qui ont été répri­mées par des méthodes auto­ri­taires. Après avoir atten­du, d’abord que la guerre avec l’Irak (de 1980 à 88) se finisse, puis que le régime change ou, vivant en exil, avoir atten­du de pou­voir un jour espé­rer reve­nir au pays, les jeunes Iranien·nes ont fait le choix du changement.

FEMME, VIE, LIBERTÉ

Pour­quoi main­te­nant ? Parce qu’iels, contrai­re­ment à leurs parents et grands-parents, n’ont pas grand-chose à perdre, et un nou­veau monde à gagner, comme le dit Düzen Tek­kal. C’est cet état d’esprit qui est pré­sent dans toute la socié­té civile ira­nienne, véhi­cu­lé par le slo­gan « Zan, Zen­di­gi, Aza­di » (Femme, Vie, Liber­té) emprun­té au mot d’ordre de la gauche kurde Jin, Jiyan, Aza­dî. Jin, jiyan, aza­dî. Long­temps, la socié­té civile ira­nienne a espé­ré un mou­ve­ment réfor­ma­teur, empreint de com­pro­mis et de réformes. Cette voie n’ayant débou­ché sur rien, elle veut doré­na­vant l’abolition de tout le sys­tème. Pour de nom­breuses per­son­na­li­tés, il s’agit là d’un tour­nant et d’une radi­ca­li­té nou­velle dans la manière dont les gens se montrent dans la rue et affrontent le régime. Cet état d’esprit révo­lu­tion­naire des jeunes tient éga­le­ment au fait que cette géné­ra­tion a com­pris, notam­ment grâce aux médias sociaux, que les droits des femmes et des mino­ri­tés sont des droits humains, qu’une socié­té ne peut pas être libre sans que les femmes et les per­sonnes mino­ri­sées qui y vivent soient trai­tées avec digni­té et égalité.

Dans ce mael­ström, com­ment ne pas évo­quer la désa­gré­ga­tion men­tale des femmes au sein d’une socié­té où l’égalité des droits et la non-dis­cri­mi­na­tion res­tent des vœux pieux. « La Répu­blique isla­mique a impo­sé un mode de vie à la socié­té ira­nienne, au sein duquel on doit en réa­li­té mener deux exis­tences, affirme Para­stou Forou­har, une publique, et une pri­vée, très pri­vée, la seule dans laquelle on peut pen­ser et vivre comme on le désire. Cette schi­zo­phré­nie, les jeunes femmes en par­ti­cu­lier l’ont arra­chée avec leurs voiles ; elles ont besoin de véri­té, d’une vie qui s’articule autour de l’autodétermination, et non de la mani­pu­la­tion ». D’autres ont dû prendre la voie de l’exil, ce qui n’est pas sans risque ni consé­quence sur la san­té men­tale non plus. Si les Iranien·nes resté·es au pays risquent leur vie au quo­ti­dien lorsqu’iels mani­festent et s’expriment, les femmes exi­lées témoignent de lourds trau­mas tout en mani­fes­tant leur sou­tien incon­di­tion­nel et sans limites.

Leur exil ne les empêche pas de prendre part à la révo­lu­tion, loin de là, dans l’attente d’un retour au pays. L’actrice Gol­shif­teh Fara­ha­ni, née en 1983, explique com­bien sa géné­ra­tion est brû­lée, per­due et ne croit pas en l’avenir. Exi­lée à Paris depuis 2008 après que le pou­voir ira­nien lui a confis­qué son pas­se­port et l’a pla­cée sur liste noire pour avoir joué dans le film Men­songes d’État de Rid­ley Scott, elle explique ce qu’elle vit en ces termes « Je me suis ren­du compte que l’exil, ça ne se soigne pas, c’est impos­sible. Il faut accep­ter l’attente, l’ambiguïté, l’inconnu… On est assis sur une chaise avec un clou, et il faut accep­ter que ça fasse mal, que c’est comme ça. Ça veut dire que ça ne s’améliore pas, c’est comme une mala­die, comme un can­cer, un truc chro­nique, quelque chose qui ne se soigne pas, mais plus on l’accepte, moins on souffre ».

L’OCCIDENT AUX ABONNÉS ABSENTS ?

Ce qui trans­pa­rait énor­mé­ment dans l’ensemble de ces témoi­gnages, c’est le pro­fond res­sen­ti­ment à l’égard de l’Union euro­péenne et du monde occi­den­tal en géné­ral. La pho­to­graphe Gha­zal Abdol­la­hi affirme que « Les gens ont mon­tré ce dont ils sont capables, ils font tout ce qui est en leur pou­voir, ils se battent pour leur liber­té. Mais l’histoire nous enseigne que la chute d’un dic­ta­teur est un pro­ces­sus qui ne peut abou­tir que si des gou­ver­ne­ments étran­gers com­mencent réel­le­ment à sou­te­nir les Ira­niens et les Ira­niennes. Or, la plu­part d’entre eux ne veulent pas admettre que le régime des mol­lahs se moque d’eux – et ce, même si la chute de la Répu­blique isla­mique aurait pour les pays occi­den­taux plus d’avantages que s’il res­tait en place et deve­nait chaque jour plus puis­sant. Car son exis­tence est des­truc­trice. Le moment est donc venu d’intervenir. » Le sou­tien appor­té par l’Europe est jugé bien insuf­fi­sant au regard de ce qui se passe depuis plus de deux ans en Iran. D’aucun·e affirment même que la poli­tique étran­gère euro­péenne suit prin­ci­pa­le­ment des inté­rêts éco­no­miques et sécu­ri­taires. Le peuple ira­nien aurait espé­ré, notam­ment, le clas­se­ment du corps des Gar­diens de la révo­lu­tion isla­mique comme orga­ni­sa­tion ter­ro­riste, ce qui n’est pas encore le cas, l’Union euro­péenne ayant jugé qu’il fau­drait un tri­bu­nal pour le déci­der alors qu’il semble avé­ré que la plu­part des actes de vio­lence et des meurtres en Iran ont été com­mis par les Gar­diens de la révo­lu­tion. Ce sou­tien inter­na­tio­nal, la socié­té civile ira­nienne l’espère encore, car il pour­rait venir appuyer un com­bat de tous les ins­tants, au même titre que toutes les petites et grandes actions de visi­bi­li­sa­tion de leurs reven­di­ca­tions tel que cet article.

Alors, oui, bien sûr, la juge Shi­rin Eba­di a reçu le Prix Nobel de la Paix en 2003 et Narges Moham­ma­di s’est vue attri­buer ce même prix l’an der­nier. Il n’en reste pas moins que la pre­mière est aujourd’hui exi­lée à Londres en rai­son du har­cè­le­ment, de l’isolement et des menaces de mort dont elle est la cible depuis qu’elle a fon­dé le Centre pour la Défense des Droits Humains et que la seconde est incar­cé­rée à la pri­son d’Ervin en rai­son de son appar­te­nance à ce même Centre. Alors oui, bien sûr, le cinéaste Moham­mad Rasou­lof s’est vu récom­pen­sé d’un prix au der­nier Fes­ti­val de Cannes (mais bon, pas la Palme d’Or non plus, il ne faut pas pous­ser !). Mais il est, lui, sous le coup d’une condam­na­tion pour « col­lu­sion à la sécu­ri­té natio­nale », libé­ré à titre tem­po­raire pour des rai­sons de san­té sans pos­si­bi­li­té de quit­ter le ter­ri­toire. Alors oui, bien sûr, la cher­cheuse et artiste Nikoo Nate­ghian a été accueillie au sein d’une gale­rie bruxel­loise pour expo­ser ses des­sins repré­sen­tant l’anatomie de l’utérus où chaque détail ren­voie à un article de loi, sou­li­gnant ain­si la manière dont le sys­tème juri­dique ira­nien peut être uti­li­sé pour oppri­mer et contrô­ler les femmes. Et pour­tant… le 10 juin der­nier, l’activiste, artiste et des­si­na­trice Ate­na Far­gha­da­ni a été condam­née à un total de six ans de pri­son, cinq ans pour insulte au sacré et un an pour pro­pa­gande contre l’État. Elle avait été arrê­tée et empri­son­née en avril der­nier après avoir essayé d’afficher un de ses des­sins dans l’espace public. Sur­veillée et har­ce­lée par le régime depuis de nom­breuses années en rai­son de son acti­visme et de ses luttes pour les droits des femmes, elle avait déjà été incar­cé­rée entre 2014 et 2016 ain­si qu’à l’été 2023.

Pour conclure, com­ment ne pas lais­ser la parole à Düzen Tek­kal, che­ville ouvrière de cet ouvrage cho­ral qu’est Nous n’a­vons pas peur, qui remet cer­taines choses à leur juste place « Enfin, et sur­tout, nous avons beau­coup à apprendre des cou­ra­geuses femmes d’Iran – dont les femmes kurdes et baloutches, des femmes comme Ani et Fari­ba – et d’Afghanistan, car, même dans notre Occi­dent pré­ten­du­ment éclai­ré, l’autodétermination des femmes et le sta­tut des mino­ri­tés sociales sont de plus en plus remis en ques­tion par des forces fana­tiques, patriar­cales et natio­na­listes ».

Natalie Amiri & Düzen Tekkal (dir.), Nous n'avons pas peur - Le courage des femmes iraniennes, Faubourg, 2024

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