Devant le caractère cumulatif des crises (démographique, sociale, économique, culturelle, financière, environnementale…) qui traversent notre époque, la question d’une remise en cause d’une croissance infinie face à un monde fini, imprègne petit à petit les consciences et les pratiques. Peux-tu tenter de définir cette objection à la croissance ?
L’objection de croissance résulte en premier lieu de la prise de conscience de l’inanité et de la dangerosité du dogme économiste qui voudrait que les activités marchandes peuvent et doivent infiniment croître. Georgescu-Roegen, économiste iconoclaste, en a montré clairement l’absurdité : le processus économique est tout entier ancré dans la réalité matérielle du monde et dès lors régi lui aussi par les lois de la physique. Il en découle qu’il n’y a pas de croissance économique infinie possible sur un monde aux ressources limitées. Une fois cela compris, l’objection à la croissance du PIB devient évidente et débouche logiquement sur une remise en cause de la réduction de nos vies par l’économie (l’économisme). L’objection de croissance n’est donc pas seulement la décroissance de l’empreinte écologique – absolument nécessaire – mais aussi une position résistante et créatrice qui cherche l’accomplissement et l’émancipation humaine en dehors de l’économisme.
L’objection de croissance n’est-elle pas une nostalgie farfelue d’un retour illusoire aux mondes anciens et à un hypothétique équilibre harmonieux entre les humains et les écosystèmes ?
Les objecteurs de croissance ne cherchent pas à remonter le temps ou à retourner en arrière. Ils constatent par contre que notre mode de développement est écologiquement absolument intenable, qu’il va donc falloir en changer et prendre la direction de plus de mesure. Nous savons aussi que cette modernité nous aliène toujours plus. Elle continue de nous faire perdre des savoir-faire et des usages à la fois pratiques, sociaux et intellectuels qui sont nécessaires à l’accomplissement d’une vie humaine et sociale libre, juste et fraternelle pour y substituer la marchandise. Un équilibre harmonieux entre les humains et les écosystèmes a été possible ici (pensons à l’agropastoralisme) et le reste dans plusieurs endroits du monde. La croissance économique qui va de pair avec le développement « à l’occidentale » a rompu ces équilibres et place désormais l’humanité devant des seuils écosystémiques probablement irréversibles : si nous poussons plus loin la dévastation du monde, il est probable que nous rendrons la terre inhabitable aux humains. La recherche des équilibres entre la culture et la nature, les sociétés et les écosystèmes est donc vitale. Cela dit cette harmonie est aujourd’hui effectivement hypothétique tant les forces productivistes s’acharnent dans la destruction. Il semble bien que le retour aux équilibres vitaux dépendra de la mobilisation politique des peuples.
Le très polémique mot de « décroissance » n’est-il pas une provocation face à la précarité et la misère qui enfle dans nos pays industrialisés et plus encore face à la souffrance des peuples du Sud ?
Le terme « décroissance » utilisé seul est porteur de trop de malentendus. Précisons-le pour indiquer qu’il s’agit de la décroissance de l’empreinte écologique des riches, régions ou personnes. Une fois cela posé, il est clair que cette décroissance matérielle des riches est une idée utile pour sortir du capitalisme et du productivisme, et que les pauvres ont tout à y gagner. Le mode de vie occidental n’est pas durable, encore moins universalisable. Les pauvres — du sud et du nord — ne pourront pas rattraper les riches. Comme le gâteau ne peut plus grandir, pour réduire les inégalités, il faut prendre l’argent là où il est, c’est-à-dire chez ceux qui en ont trop, puis le redistribuer. Mais ne nous y trompons pas : au regard d’une part des limites écologiques que l’on doit respecter pour ne pas dévaster la planète et d’autre part de la nécessité minimale de justice sociale qu’est la garantie d’un accès équitable aux ressources pour chaque humain, il est clair que les classes moyennes occidentales se trouvent au-delà du seuil de consommation qui pourrait être partagé par tous. Nous sommes les riches des pauvres !
Il y a là quelque chose de fondamental qui rompt deux conservatismes :
- sans pour autant tomber dans la culpabilisation, il est clair qu’il est trop facile d’extérioriser les difficultés en rendant une classe lointaine fautive de tout, cela serait une posture irresponsable et impuissante ;
- en plus de la redistribution, il nous faut revoir en profondeur nos façons de comprendre la richesse et la pauvreté, sous peine de retomber dans le piège de la croissance et de nous enfermer dans un monde toujours plus injuste qui condamne les pauvres à la misère.
Beaucoup parient sur les avancées des technosciences pour résoudre notamment les déséquilibres climatiques, le défi démographique ou la souveraineté alimentaire. Est-ce une chimère ou une espérance ?
Le mot technoscience me semble bien choisi puisque ce dont il est question ici n’est pas la science, ni la technique. La technoscience, cette sorte fuite en avant technologique justifiée par le scientisme, transforme le monde en profondeur en mettant l’homme au service de la machine, laquelle sert le profit et la croissance économique. Cette technoscience fait partie du problème, pas de la solution. Elle se présente comme le salut par le savoir et de la puissance combinés, prétend corriger par la technologie les catastrophes créées par elle, au nom de la croissance, qui est insoutenable.
Pensons aux projets risqués déjà hors de prix et pourtant encore non-fonctionnels de séquestration du carbone : il s’agit de développer des machines pour stocker le CO2 sous terre parce que la machinerie thermique a consumé le pétrole qu’elle a préalablement permis d’extraire du sol.
Les OGM promus par les entreprises les plus criminelles et soutenues notamment par la Commission européenne, alors que les peuples y sont largement opposés, constituent une menace majeure pour la biodiversité, la souveraineté alimentaire et les paysans qui nous nourrissent, tout en privatisant le vivant.
Les sciences, lorsqu’elles savent douter et ne sont pas corrompues par les intérêts marchands, indiquent que pour faire face à l’urgence de la crise, il faut réduire la taille de l’économie, organiser la désescalade de la puissance industrielle. C’est un passage obligé, et un choix politique. La technique peut être une partie de la solution pour autant qu’elle soit contrôlée démocratiquement, mais une partie seulement.
Edgar Morin diagnostique une crise de civilisation majeure qui risque d’emporter notre humanité vers l’abîme. Est-ce une vision millénariste et catastrophiste face aux avancées de notre modèle de développement et face à la nécessité d’avoir confiance en notre modernité ?
Un faisceau d’indices malheureusement toujours plus nombreux pointe directement vers l’abîme. Prenons trois exemples d’actualité parmi d’autres, qui rendent visibles des dynamiques de fond qui confirment ce diagnostic : la crise de la dette témoigne de la décomposition de la forme actuelle du capitalisme de marché ; les guerres en Irak, Lybie, Afghanistan sont des guerres du pétrole c’est-à-dire d’appropriation de ressources matérielles devenant rares ; la famine dans la corne de l’Afrique, prévue depuis un an, indique le sort que l’on réserve aux pauvres du monde, qui subissent là-bas les pires effets du colonialisme et du post-colonialisme en même temps que du bouleversement climatique historiquement créé par le riche occident, ici. On voit où mènerait le cours des choses s’il devait être continué sur la même pente : l’effondrement économique puis social chaotique, l’accroissement des tensions géopolitiques, l’explosion de la misère et la mort de population entière.
Le destin de l’humanité n’est pas écrit et le millénarisme n’est pas la tasse de thé des objecteurs de croissance. Mais pour échapper à un destin désastreux qui est désormais visible et qui pourrait être le nôtre si nous ne nous ressaisissons pas, l’humanité doit être capable de regarder en face la possibilité de catastrophe, comme conséquence logique de notre mode de développement et non comme accident imprévisible.
En ce sens, il nous est utile d’être ce que Jean Pierre Dupuy appelle des « catastrophistes éclairés » : ce n’est qu’à la condition que nous sachions prendre conscience des conséquences, même les pires, de ce que nous entreprenons que nous pourrons décider d’actions permettant d’éviter l’ornière qui mène à l’abîme. Nous avions placé toute confiance en notre modernité, laquelle a trahi ses promesses. Nous devons désormais nous défier de cette modernité pour la dépasser et avoir confiance en notre capacité à inventer du neuf, en partant du meilleur de l’ancien et en mettant l’imagination au pouvoir. Et en plus, ça n’est pas triste, bien au contraire !