Après un documentaire, co-réalisé avec l’autrice et journaliste Myriam Leroy, intitulé #SalePute, elle sort un ouvrage qui s’avère bien plus qu’un guide pratique à destination des personnes victimes de cyberharcèlement comme son titre pourrait le laisser entendre. Cyberharcelée. 10 étapes pour comprendre et lutter est évidemment un ouvrage qui s’adresse aux premières concernées, mais pas que. L’autrice, qui a également fait un Master en études de genres, y fait un état des lieux sur la question, détaille les études récentes, décortique les chiffres qui existent et dénoncent ceux qui n’existent pas tant le sujet reste un impensé politique. Enfin, ce livre s’adresse aussi aux proches des victimes afin qu’iels puissent les soutenir, peut-être de manière plus adéquate qu’elle ne l’a été elle-même.
Tu as réalisé le documentaire #SalePute, tu sors maintenant ce livre. Ce travail est lié à ton parcours de vie, pourrais-tu, sans entrer dans les détails, nous expliquer en quoi ?
J’ai débuté ma carrière professionnelle avec l’arrivée des réseaux sociaux. J’ai commencé à être cyberharcelée en 2009 – 2010. À l’époque, je faisais Les petits matins sur PureFM et je partais de chez moi à 2h30 du matin pour aller travailler. Cet auditeur était tellement obsédé par moi que durant quelques semaines, je suis sortie avec un couteau de crainte de le trouver en bas de chez moi. À l’époque, personne n’a pris ça au sérieux, on me demandait pourquoi je répondais aux auditeurs, il y a des gens que ça faisait rire… Et puis, c’est allé crescendo, comme pour toutes les femmes visibles.
Ça a pris une tournure inquiétante quand j’ai commencé à présenter une émission politique, en 2015. J’ai été submergée d’insultes pendant des mois et d’ailleurs, quelques années plus tard, lors d’une conférence, la responsable des réseaux sociaux de la RTBF a dit quelque chose qui a failli me faire pleurer. Elle a reconnu qu’à l’époque, ils n’avaient pas pris la mesure de ce qui était en train de se passer, qu’ils n’avaient pas su gérer le flot d’insultes qui a inondé toutes les plateformes et réseaux sociaux de la RTBF. C’était la première fois qu’une personne extérieure me disait qu’elle validait ce que j’avais vécu. Sinon, la réponse globale de la société aux cyberviolences et aux cyberviolences misogynes, c’est : « fais pas attention », « c’est le revers de la médaille », « c’est des trolls, faut pas que tu lises, faut pas que ça te touche », etc. Mais forcément que ça me touche ! D’autant que les gens te renvoient que ce que tu dis est faux. Là tu te poses des questions, tu te remets en question et tu te dis : « Merde, je n’ai pas les épaules, est-ce que j’étais vraiment faite pour ce poste ? ». Et puis quand tu te fais insulter tout le temps, tu finis par te dire que tu le mérites bien. Et je sentais bien que ça n’allait pas. Mais plus je me répondais, plus je me faisais insulter.
Et c’est à ce moment-là que tu as décidé de te battre ?
Il se fait qu’un jour, nous nous sommes rendues compte, ma collègue journaliste et autrice Myriam Leroy et moi, que nous étions harcelées par le même gars. Je la connaissais un peu, mais nous n’étions pas des amies très proches. Ensemble, on a décidé que cela suffisait et nous sommes allées voir une avocate. Nous avons alors commencé ce chemin contre le cyberharcèlement, de manière très solitaire. Même si nous étions deux, peu de gens comprenaient. Et moi, plus j’avançais dans mes études de genre, plus je me disais qu’il fallait agir. Voyant que ni les médias, ni personne ne parlaient de ces choses de manière adéquate, nous avons pensé à faire ce documentaire. On s’est mises à la recherche d’un réalisateur. Mais évidemment, ça a été comme un éléphant dans un magasin de porcelaine et ça ne fonctionnait pas, jusqu’à ce qu’on tombe sur notre productrice, Anabella Nezri de chez Kwassa Film, qui nous a suggéré de le faire nous-mêmes puisqu’après tout, nous étions journalistes. Elle nous a fait confiance et on a pu faire #SalePute, notre documentaire sur les cyberviolences misogynes. Nos témoins nous ont fait confiance parce qu’elles savaient qu’on vivait la même chose, qu’on allait être adéquates, qu’on n’allait pas faire quelque chose de sensationnaliste. Et on ne l’aurait jamais fait de cette matière-là si nous-mêmes n’avions pas été concernées. Donc journalistiquement, c’est aussi un truc qui m’a un peu retourné le cerveau, de me dire qu’on m’avait menti en me parlant de la soi-disant distance journalistique.
Dans ce documentaire, mais aussi ton livre qui vient de paraître, le projet est de transformer le fait divers en fait politique et d’en faire un combat pour nos démocraties. Qu’est-ce qui sous-tend cette démarche ?
C’est la même chose que pour la plupart des violences faites aux femmes. Il y a eu l’époque bénie où les médias pouvaient dire (et certains le font encore parfois) des choses comme : « Il l’aimait trop, il l’a tuée » ou « Elle rate ses crêpes, il la tue ». Et si aujourd’hui, le mot « féminicide » est de plus en plus utilisé dans les médias, c’est parce que nous toutes, derrière nos claviers, on a corrigé et on a dit que ce n’était plus possible pour montrer que c’était politique. Aujourd’hui, il existe une espèce de force opérationnelle éparse et décentralisée de meufs derrière leur clavier qui, au travers de leurs publications, de leurs réactions et autres commentaires affirment que non, on ne tue pas par amour, qu’il n’y a pas de « drame de l’amour », que ce n’est pas un fait divers mais que cela s’inscrit dans une logique de domination. Passer de « Elle rate ses crêpes, il la tue » à « C’est le 107e féminicide de l’année », ça, c’est politiser une question.
Pourquoi est-ce si important ?
Politiser une question, c’est se donner la possibilité d’avoir des chiffres, de quantifier le problème, mais aussi de réfléchir à d’éventuelles pistes de solution. Il n’y a pas de pistes de solution quand on est face à des faits divers isolés. Par contre, il y a des pistes de solution à des problèmes d’ordre politique. Et la question des cyberviolences misogynes, c’est une question d’ordre politique. Tant qu’on en fait des faits divers en disant « Elle fait une chronique, pas de bol, après ça, elle est harcelée », on ne voit pas le schéma qui sous-tend la violence et ce n’est pas considéré comme un phénomène sociétal.
Une des trames de l’ouvrage, c’est que tu dis qu’on n’est pas harcelée sur internet, mais via internet. C’est important, pour le renvoyer à une question politique, de rappeler qu’internet, ce sont d’abord des personnes ?
Internet, c’est l’espace public le plus important dont on dispose aujourd’hui. Dire qu’on est harcelée sur internet, c’est faire comme si, quand on coupait internet, le harcèlement n’existait plus, comme s’il ne laissait aucun stigmate et qu’il n’avait aucun effet dans la vie physique. On n’est pas harcelée sur internet, internet n’est pas un jeu vidéo qu’on peut éteindre quand on a mal aux yeux. C’est un espace public, et encore plus particulièrement pour les minorités et les publics minorisés. Il constitue un espace de parole et de partage pour faire entendre des voix et amener des questionnements qui sont encore peu présents dans les médias. Par exemple, pas d’internet, pas de #MeToo. Moi, j’étais largement adulte quand j’ai été amenée à réfléchir à la question du consentement et de la zone grise du consentement. S’il n’y avait pas eu #MeToo, je pense que je n’aurais pas été amenée à réfléchir à ça. Donc sans internet, pas de réveil mondial un peu tardif sur la question des violences sexistes et sexuelles.
Les gens se disent qu’internet, c’est la lie de la société, que les harceleurs sont des débiles sous pseudo. Non ! Moi, dans les gens qui écrivent n’importe quoi sur moi, il y a un romancier, un avocat, un juriste, un militaire, des policiers… Ce sont des gens qui sont plutôt intégrés dans la société. Et qui ont donc peut-être quelque chose à perdre de ces paroles d’émancipation qui sont en train d’émerger.
Et où cela vient-il porter atteinte à la démocratie ?
Les femmes qui se mêlent de la chose publique sont prises pour cible. Les femmes parlantes, les journalistes, les femmes politiques, les militantes, les militantes féministes… Je ne connais pas une féministe qui n’a pas été harcelée, en tout cas, j’en cherche une… Ce qu’elles vivent est absolument dingue.
À nouveau, les cyberviolences, c’est beaucoup plus large que ça, mais en tout cas, pour les femmes qui tiennent des discours d’émancipation, des discours sur le genre, des discours antiracistes, c’est quasi automatique parce qu’en effet, c’est un endroit où éteindre des voix, alors que c’est justement l’endroit où ces voix et leurs sujets émergent. Par exemple, quand les médias aujourd’hui organisent des débats et se posent des questions sur la place de la colonisation dans l’espace public, ils ne se sont pas réveillés un matin en se disant qu’il fallait en parler. Tout cela a émergé dans le débat public et le débat démocratique parce que derrière, il y avait des militantes et des militants qui ont fait émerger cette question. Des personnes concernées, qui n’ont pas la parole dans les médias et qui via les réseaux sociaux, ont fait surgir des questions sur la place des statues, la place de la colonisation, le narratif mis en place. Et tout ça s’est retrouvé dans des débats médiatiques et politiques. Mais sans cette caisse de résonance que peuvent être les réseaux sociaux, cette question n’aurait jamais émergé dans le débat démocratique.
Le cyberharcèlement se situe donc un continuum de ce qui se passe dans la « vraie vie » ?
Bien sûr, les femmes se font emmerder partout où elles sont. On se fait emmerder en rue, au travail, partout. Un état des lieux du sexisme en France a été publié début 2023 par le Haut Conseil à l’Égalité entre les femmes et les hommes… Il n’y a pas de comparatif, on ne peut pas savoir si ça va mieux qu’il y a quinze ans puisque c’est le premier du genre. Mais on y lit que neuf femmes sur dix affirment anticiper les actes et les propos sexistes des hommes et adapter leur comportement pour éviter de les subir. Neuf sur dix ! On apprend aussi que 41 % des femmes font attention à ne pas parler trop fort ou à hausser le ton et que 40 % se censurent par crainte de la réaction des hommes. On est en 2023. Donc, certes, internet n’a pas créé le harcèlement, ni la domination, ni la censure, ni l’autocensure. Mais ce n’est pas seulement un lieu, c’est aussi un outil utilisé pour abîmer et silencier les femmes.
Même si cette étude est douloureuse à lire, elle fait du bien car elle démontre qu’internet n’est pas un monde à part où de grands militants féministes se transformeraient en vilains trolls misogynes une fois que leur ordinateur est allumé. C’est juste qu’internet permet de voir quelque chose qu’on pensait disparu ou qui était devenu socialement moins acceptable, c’est à dire l’expression crasse de la misogynie, mais aussi du racisme, de l’antisémitisme, de la grossophobie, etc. Internet est le reflet de la société. Quand on dit : « Oui, mais il ne s’est pas rendu compte, c’était sur internet », c’est un peu comme quand on dit : « Oui, mais il ne s’est pas rendu compte, il était bourré ». Oui, mais moi, quand je suis bourrée, je ne dis pas des trucs antisémites, ni même des trucs misandres !
Tu dis que le problème, au-delà de la somme des douleurs individuelles que cette haine provoque, est aussi d’ordre démocratique.
Oui, parce ce que quand les femmes se taisent sur internet, elles se taisent au sein d’un espace qui est une chambre d’écho pour le débat médiatique et le débat démocratique. Mais du coup, elles se taisent dans la vie physique ou ne s’engagent pas dans la vie démocratique de peur de ce qu’elles pourraient subir sur internet après. Plan International [Une ONG qui lutte pour le droit des filles. NDLR] a récemment publié une étude sur des jeunes filles de 16 à 24 ans : parmi les raisons principales qui font que les jeunes filles ne s’engagent pas en politique, il y a la violence via les réseaux sociaux.
Il y a des études plus locales, dont une réalisée en Australie en 2018 et qui me semble vraiment très intéressante. L’ancienne première ministre Julia Gillard avait vécu une vague de haine, de commentaires misogynes et un sondage avait été réalisé auprès des Australiennes juste après. Entre 60 et 80 %, selon la tranche d’âge des femmes, disent qu’elles seraient moins enclines à s’engager en politique après avoir observé ce qu’a vécu leur dirigeante. Violenter des femmes visibles, violenter visiblement des femmes qui pourraient être des role model, des modèles à suivre, qui sont des porte-paroles, c’est aussi envoyer un message à toutes.
Je donne des formations médias pour apprendre à des académiques, des chercheuses, des doctorantes à s’exprimer dans les médias si elles sont interviewées. Ce qu’elles me disent presque toutes, c’est qu’elles n’ont pas envie d’y aller parce qu’elles ont peur du retour de bâton via les réseaux sociaux après. C’est en ça que c’est vraiment un problème d’ordre démocratique. Nous sommes en effet privé·es d’une somme incroyable de savoirs, d’une somme incroyable de talents et de futurs talents parce que les femmes préfèrent s’abstenir que d’être violentées.
Pour en revenir à ton livre, il s’agit d’une boîte à outils ?
Ce livre, c’est un peu tout à la fois, je n’ai pas réussi à choisir. C’est en même temps un livre qui s’adresse aux victimes de cyberharcèlement et à leurs proches car j’avais envie de leur dire tout ce que moi je n’ai pas pu entendre à l’époque et qui m’a manqué. Tout ce qui a fait que j’ai eu du mal à gérer, du mal à m’en remettre parce que les gens autour de moi ne savaient pas quoi me dire ou me disaient des choses inadéquates et qui me blessaient. C’est aussi un livre qui fait un état des lieux sur la question, j’ai décortiqué tout ce que j’ai trouvé en termes de chiffres et de données concrètes.
Mais je pointe également tous les chiffres qui n’existent pas. Nous ne disposons pas, en Belgique, d’un observatoire des violences en ligne, par exemple. Cela montre le niveau zéro d’implication et de volonté politique alors qu’on sait l’usage d’internet, la manière dont des puissances étrangères s’emparent d’internet, la manière dont les plateformes manipulent les algorithmes, on sait que c’est de nature à déstabiliser des démocraties. On le sait pertinemment puisqu’il y a eu le Brexit et les élections américaines, pour ne citer que ces deux exemples. Et malgré tout, on n’a toujours pas aujourd’hui d’observatoire de la violence. C’est très pratique aussi, parce que pas de chiffres, pas de problème, pas de problème, pas de solution à trouver.
Ta lutte et tes combats judiciaires sont loin d’être finis, n’est-ce pas ?
Oui, j’ai un agenda judiciaire chargé. Ça ne m’amuse pas, ça me prend du temps, ça me prend de l’énergie, ça me prend de l’énergie émotionnelle, mais en même temps, il y a vraiment un combat à mener. C’est vrai qu’il y a beaucoup de gens autour de moi et autour de Myriam, des gens qui nous veulent du bien, qui nous disent qu’on est en train de se heurter à un mur, qu’on n’est pas de taille au combat. Mais nous, on ne veut pas changer le monde, on ne veut pas changer la justice. Moi, je veux faire ma part du taf. Même si c’est pour montrer que la justice ne fonctionne pas bien et que les jugements remis sont misogynes. À un moment, si personne ne va devant la justice parce que c’est quasiment inaccessible et que de toute façon, les dossiers sont classés sans suite, rien ne bougera. Si personne n’y va, si on ne confronte pas la justice aux problèmes actuels, alors il n’y aura jamais de jurisprudence. Ce que je veux dire, c’est qu’à un moment, il faut que les choses bougent. Il faut qu’ils se rendent compte de ce qui est en train de se passer et il faut qu’ils prennent leurs responsabilités. Moi, j’ai cette chance d’être, pour certaines affaires, soutenue par l’AJP (Association des Journalistes Professionnels) depuis 2017. Cette reconnaissance de la part de mon syndicat, qui m’a dit « On te croit », m’a donné la force de mener ce combat. J’ai cet immense privilège d’être soutenue financièrement et ce privilège, je compte bien en faire bénéficier un maximum de victimes, notamment en créant une jurisprudence.
Florence Hainaut
Cyberharcelée – 10 étapes pour comprendre et lutter
De Boeck Supérieur, 2023