C’est le temps d’un élément de langage qui transcende toutes les conversations, des repas de famille aux cénacles politico-scientifiques, en passant par les réseaux « sots-sociaux », le déconfinement. Des millions de téléspectateurs captifs attendent la bonne parole, quasi divine, du désormais célèbre, du moins dans notre plat pays, du CNS.
Non, pas le CNR, le Conseil National de la Résistance, si cher à l’indigné Stéphane Hessel, qui devait tracer les plans du monde meilleur de l’après-guerre. Non, plus prosaïquement, des recommandations style « maitre d’école » : où, quand et comment porter le masque, respecter les gestes barrières, faire ses courses, partir en vacances ou rendre visite à ses proches.
Comme pour la circulation routière ou le droit pénal, il convient de bâtir un code du déconfinement, avec ses zones d’ombre, ses paradoxes et sa jurisprudence. Nous ne sommes pas pour rien les descendants des Romains et du Napoléon de 1804. Autres temps, autres mœurs. Il est vrai que, en apparence, le Covid semble plus discret et moins dangereux que l’armée allemande. À chacun donc, sa petite résistance, son acte d’héroïsme ou sa lettre anonyme.
Bien sûr, il y a les éternelles polémiques sur l’équilibre des priorités entre économique, sanitaire et humanitaire. Sur la hiérarchie des valeurs et des actes socialement légitimes. « On peut aller dans une jardinerie mais pas chez son médecin ? ». Sur les lobbies professionnels, le casse-tête de l’organisation pratique, les inquiétudes parentales face à la réouverture des écoles, les secteurs économiques fébriles qui frôlent la faillite, les controverses sur les traitements, le profilage médical, génétique et culturel des patients, les analyses comparatives des politiques de santé entre pays, ou la détresse des travailleurs qui, par millions, s’appauvrissent en chômage temporaire.
Il y a aussi la profonde inégalité, il faut sans cesse le rappeler malgré l’évidence, face au confinement, simplement entre la ville et la campagne, les riches et les pauvres, les villas et les appartements, les familles nombreuses et les solitudes monoparentales, les fractures, sociales, numériques, médicales, générationnelles, et géopolitiques qui se cumulent et s’intensifient.
Le virus, et les moyens humains pour le combattre, apparaissent comme de fantastiques révélateurs de la diversité des conditions de vie et des désespérances existentielles. De l’obésité à l’empreinte génétique, du doigt de pied dans la piscine à la réclusion dans un 30 m2, de l’absolue obligation de dénicher quelques sous pour ne pas mourir de faim aux performances esthétiques confinées de l’artiste Abraham Poincheval, qui s’enferme dans diverses choses, toute la gamme des destinées surgit, comme scannées et discriminées par un infime petit bout d’ARN.
Protégé dans le ventre de sa mère, des mois de douceur et de sécurité, au point que certains, comme le philosophe roumain Emil Cioran, n’ont d’autre but que de rêver y retourner, l’humain, comme tous les animaux, expérimente, le temps d’un battement de cil à l’échelle cosmique, entre regrets, amertumes et enchantements, une trajectoire de déconfinement.
Le hasard des lieux et des époques, les marquages biologiques et culturels, les conditions socioéconomiques et les facettes du caractère, modèleront le parcours. Nous sommes au cœur même « du métier de vivre ».
Au fond, tel que le rappelle l’archéologue Jean-Paul Demoule, comme espèce, depuis nos ancêtres les chasseurs-cueilleurs, nous n’avons cessé de toujours plus nous confiner. De la grotte et de la hutte aux vêtements, des maisons, de terre, de bois puis de pierre, jusqu’à l’automobile et au bureau. Le grand vent nous insécurise. Juste un soupçon d’open space. Mais à 1 m 50 because la pandémie. Recherche juste distance. « Ni contre, ni tout contre », écrivait le psychanalyste Jacques Lacan.
Cette expérience singulière d’une assignation temporaire à résidence nous rend aussi la Terre à nouveau immense. Dilatation de l’espace du voyage. Rejoindre Ostende va relever de l’odyssée. Et, pour traverser les océans ou les déserts, il nous faudra renouer avec l’âme exploratrice de Magellan ou de Nicolas Bouvier.
À l’inverse, comme personne, nous aspirons, tel l’idéal des Lumières, à un élargissement de l’esprit, à un déconfinement mental, à sortir de « l’état de minorité » comme l’exprimait Emmanuel Kant. Mais les ruses de l’Histoire et les obstacles du destin foisonnent. Les assignations identitaires et culturelles nous quadrillent, et balisent notre terrain de jeux et d’enjeux.
S’émanciper de la grille sociologique de Pierre Bourdieu, le très fameux mobile de la distinction, est sans nul doute une tentative d’évasion exigeante et complexe. Moi, l’essayiste amateur, issu de la classe moyenne supérieure (capital culturel élevé, capital économique faible), j’accumule les tentatives de désincarcération depuis des décennies. Succès mitigé. Mon déconfinement physique, le jour venu, sera relativement aisé. D’autant que les raisons éthiques, se protéger soi-même et les autres, de ce régime pénitentiaire VIP, apparaissent, à tout esprit un peu civique, comme évidentes.
Mais le déconfinement mental s’avère un effort tenace, obstiné, soutenu et au long cours. Lucidités et prises de conscience ad libitum. Combat permanent contre le « retour à la normale » et le refus de la normativité. Exercices sans relâche d’esprit critique et de rationalité à l’écart de « la persuasion trompeuse et de la domination dogmatique » illustrées par le courage remarquable de Spinoza, au cœur de ce 17e siècle hollandais, libéral et républicain, face aux forces réactionnaires de l’Église et du Roi.
Un autre penseur, inspirateur de Spinoza et plus prudent encore, René Descartes, qui allait découvrir quelques clés de l’esprit moderne, avait pour maxime latine Larvatus prodeo, j’avance masqué. Superbe exemple de la subtile dialectique entre la nécessité de déconfiner sa pensée, démarche révolutionnaire, et la préservation de son intégrité, comme mammifère produit de la sélection naturelle, contre les relents les plus obscurs de l’âme humaine.
« Larvatus prodeo » (Descartes)