Est-ce qu’on observe une amplification des violences policières en Belgique ? Singulièrement dans la répression du mouvement social, contre les grévistes, en manifestation ou pour des faits à caractère politique ?
Il faut répondre de manière nuancée. En effet, le grand problème qu’on a, et qui est d’ailleurs dénoncé par des ONG et des organisations internationales de défense des droits humains, c’est qu’on ne dispose pas en Belgique d’instruments fiables de mesures du phénomène de la violence policière. C’est-à-dire qu’il n’y a pas de données fiables et/ou rendues publiques sur, par exemple le nombre de personnes qui décèdent ou sont grièvement blessées entre les mains de la police, que ce soit au cours de mouvements sociaux, d’actions collectives ou bien dans la vie de tous les jours. Et on n’a nulle part un aperçu global et centralisé de toutes les plaintes qui représentent la violence policière dans ce pays. On n’a pas d’indicateurs sur le phénomène global et encore moins sur le nombre de plaintes subies par des activistes, des militants, des délégués syndicaux dans le cadre de l’exercice de leur droit de manifester ou de protester. Donc, on ne sait pas objectivement s’il y en a plus ou moins qu’avant.
Sur quoi peut-on se baser dès lors pour établir une certaine montée en tension ressentie par beaucoup de militant·es ?
Sur le climat, sur certaines situations emblématiques qui peuvent laisser penser qu’il y a une recrudescence de la violence policière et de la répression des libertés publiques, singulièrement du droit de manifester, et en particulier du droit de grève.
Dans la politique menée par le (tout juste défunt) gouvernement fédéral, il y a eu très clairement une forme de switch ou en tout cas d’abandon d’une politique de tolérance face à certaines manifestations. Ça s’est vu notamment à Anvers d’abord lors de la manifestation des forains en mars 2014 qui a été extrêmement réprimée par la police d’Anvers. Bart De Wever avait même évoqué le fait de faire appel à l’armée ! Cette même détermination a été utilisée par la suite pour essayer de briser une grève menée notamment par les dockers à Anvers. Un responsable syndical a ainsi écopé d’une condamnation pénale pour une action de grève qualifiée d’« entrave méchante à la circulation » pour avoir maintenu un barrage bloquant un zoning.
Un autre élément, c’est la loi anti-squat qui est un recul vraiment grave pour tous les militants du droit au logement : elle permet de criminaliser des personnes uniquement parce qu’elles occupent un bâtiment sans l’accord du propriétaire. Ce qui donc du même coup facilite l’intervention de la police qui auparavant ne pouvait se faire qu’après un débat contradictoire devant un juge de paix.
Ça se manifeste également par le fait que de plus en plus de personnes reçoivent des sanctions administratives communales (SAC) lorsqu’elles se regroupent ou manifestent sans autorisation préalable.
Notons à cet égard qu’un ensemble de mesures liberticides comme les SAC se basent sur des textes ou des principes qui existaient bien avant ce gouvernement-ci. Et il ne faudrait pas toujours se réfugier sur les « méchants répressifs du fédéral » quand beaucoup en la matière se décide au niveau communal. Ainsi, cet instrument de répression extrêmement retors que sont les SAC n’est malheureusement pas utilisé que dans des communes gouvernées par des ennemis des droits fondamentaux… Les défenseurs des droits humains doivent être vigilants avec les nouvelles majorités locales étiquetées progressistes qui se sont mises en place, pour voir si les choses vont véritablement bouger à ce niveau-là. Car c’est la commune qui a l’entière maitrise de son règlement de police communale et qui est pleinement maitresse pour décider combien de jours à l’avance et si oui ou non, on doit demander une autorisation pour une manifestation, etc.
Pourquoi dites-vous que les SAC sont un mécanisme « extrêmement retors » ?
Parce qu’elles permettent sur base de constat de la police, c’est-à-dire à un fonctionnaire et non pas à un juge, de sanctionner des personnes pour certains faits, avec un concept extrêmement vague dit de « overlast », (les nuisances). Concrètement, on peut donner des amendes à des gens parce qu’ils ont manifesté sans autorisation préalable ! Les montants peuvent aller jusqu’à 350 euros. La personne pourra certes contester, mais elle va réfléchir à deux fois la fois suivante pour se mobiliser par rapport à un fait d’actualité brulante, pour lequel de toute façon on n’a pas le temps de demander l’autorisation, par exemple en réaction à l’élection de Bolsonaro au Brésil ou pour faire écho à une grève de la faim de prisonniers kurdes.
La Cour européenne des droits de l’homme appelle cela le « chilling effect » c’est-à-dire l’effet d’intimidation. C’est cette idée qu’on peut amener des gens à renoncer à exercer un droit fondamental, la liberté de manifester, avec une amende. Et c’est évidemment comme ça qu’on rend un droit fondamental, le droit à la liberté d’expression, le droit de manifester ses opinions, complètement illusoires. On porte atteinte à la démocratie. Car une démocratie sans débat (et sans débat qui peut être relativement spontané) est une démocratie névrosée.
Est-ce qu’une manifestation doit toujours être autorisée ?
Notre Constitution dit qu’on a le droit de s’assembler librement et pacifiquement et qu’on ne peut pas soumettre le droit de réunion à une mesure préventive sauf quand il a lieu en plein air comme c’est le cas d’une manifestation. Pour toute réunion qui a lieu en plein air, même sur un terrain privé, la commune peut donc exiger une autorisation (et le fait systématiquement dans les faits). Si on prévoit une marche avec 200.000 personnes, on peut se dire que c’est pas mal de prévoir de bloquer certaines rues, etc., que c’est du bon sens que la commune soit au courant.
Le problème avec l’autorisation, c’est que c’est un instrument qui peut potentiellement être détourné si la commune refuse qu’ait lieu une manifestation pour des raisons d’apparence pratique et neutre masquant des choix plus politiques. Cela pourrait constituer une forme de censure parce qu’on empêcherait à priori des personnes de s’exprimer sur un certain sujet.
C’est ce qui s’est passé pour les Gilets jaunes lorsqu’ils sont venus à Bruxelles ?
Pour les Gilets jaunes, on a considéré qu’il n’y avait pas d’autorisation. Dans ce cas-là les personnes qui manifestent risquent une SAC dans la plupart des communes. Et le fait d’imposer une SAC pour des personnes qui ne font que manifester pacifiquement est contraire aux droits de manifester.
Il est évident que la commune, la police, la justice, a le droit de sanctionner, d’arrêter, de condamner des personnes qui commettent des délits dans le cadre d’une manifestation (vitrines ou mobilier urbain cassées, agressions physiques…). Mais le fait de ne pas tolérer une manifestation simplement parce qu’elle n’a pas d’autorisation, c’est liberticide. Il y a donc une obligation de tolérance à une manifestation qui n’aurait pas été autorisée explicitement, tant que la manifestation reste pacifique. Et le fait que quelques énergumènes soient violents ne rend pas l’ensemble de la manifestation hostile et donc ne permet pas, en principe, d’agir contre l’ensemble des manifestants. C’est une jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme qui n’est actuellement pas respectée et qu’il faudrait donc rappeler aux communes concernées.
Y a t‑il des signes qui montrent que les choses se durcissent en matière de répression policière des manifestations ?
On peut poser un constat objectif de durcissement par le nombre de personnes croissant qui sont arrêtées lors de ce type de manifestation. Lors de la manifestation des Gilets jaunes mais aussi, le 15 mai 2014, lors de la tentative d’encerclement du European Brussels Summit au Palais d’Egmont où se négociait le TTIP. Il se fait que 281 personnes ont été arrêtées ce jour-là, dont des passants qui avaient été pris dans le tas parce qu’ils avaient peut-être un peu le même look que les manifestants. C’est une atteinte assez grave aux droits de manifester parce que les personnes qui ont été arrêtées ce jour-là, à quelques exceptions près sans doute, n’étaient absolument pas en train de commettre des dégradations ou des délits. Elles étaient juste présentes pour manifester leur désaccord avec ces négociations secrètes autour du TTIP.
Cela s’explique en fait pas tant par des décisions qui seraient prises en haut lieu mais par un effet pervers induit par de nouvelles infrastructures policières. En effet, pour « faire face » à ce type de manifestation, la police a augmenté la capacité de ses cellules et dispose à présent d’un CRPA (Centre des personnes arrêtées) dans les anciennes casernes de la gendarmerie à Etterbeek [Il s’agit des écuries de la police fédérale qu’on a vues dans les vidéos diffusées par des Gilets jaunes qui y étaient retenus le 8 décembre 2018 NDLR], avec un staff de policiers de permanence et toute une infrastructure prévue pour accueillir plusieurs centaines de personnes arrêtées en même temps.
C’est donc un endroit prévu pour des gardes à vue de masse ?
Tout à fait, c’est prévu et ce n’est activé que pour certains « évènements » (matchs de foot « à risque », certaines manifs). Avant, les personnes arrêtées étaient gardées dans les commissariats traditionnels avec une capacité limitée. Par la force des choses, les policiers étaient beaucoup plus sélectifs dans leur choix d’arrêter et se concentraient par exemple sur des personnes qui avaient effectivement commis des infractions. Les capacités élargies du CRPA amènent les policiers sur le terrain à, dans le doute, embarquer un plus grand nombre de personnes. La question « est-ce qu’on a vraiment une bonne raison d’arrêter cette personne ? » devient de plus en plus secondaire, on va arrêter peut-être plus « à la louche ». C’est probablement ce qui a pu se passer avec les Gilets jaunes dernièrement. On a une logique qui est extrêmement perverse. On veut décourager les gens d’exercer un droit fondamental qui est celui de manifester en les arrêtant de manière quasi systématique quand il n’y a pas d’autorisation.
Est-ce que la police reçoit des consignes plus strictes, visant à plus de dureté dans les contacts avec les manifestants ou les militants politiques, ou les assurant en tout cas que les débordements qui se produiraient seraient couverts ou excusés comme l’affirment certains syndicalistes ?
En théorie, il pourrait y avoir des décisions ministérielles, mais c’est rare. Généralement, ce sont les communes qui décident du degré de l’intensité de la réponse policière. C’est-à-dire par exemple du seuil de tolérance face à une manifestation non autorisée, ou une action syndicale qui bloquerait certains axes de circulation.
Ce qui me frappe surtout dernièrement, c’est qu’auparavant, on avait l’impression que toutes les actions qui étaient organisées par les grands syndicats, par les mouvements pacifistes, par les grandes associations dépendant des piliers historiques de la société belge, étaient en principe toujours tolérées. Ainsi, lors d’actions syndicales, la justice pouvait considérer qu’il s’agissait d’une affaire qui devait se régler entre employeurs et travailleurs, dans le cadre de la concertation, et que l’intervention de la justice ne pouvait avoir pour effet que de mettre de l’huile sur le feu. C’est une doctrine tout à fait officieuse, qui n’a jamais été exprimée nulle part, mais qui pouvait faire que dans une série d’actions, la justice et la police ne s’en mêlaient pas.
Or, on a l’impression qu’il y a un changement à cet égard : la justice recommence à se mêler d’actions qui auparavant restaient hors du champ judiciaire. L’affaire à Anvers, constitue un signe d’un mouvement plus global à venir qui résulte d’une offensive néolibérale globale, d’un antisyndicalisme primaire et d’un discours antigrève extrêmement généralisé qui s’expriment dans l’immense majorité des médias, auxquels personne n’est imperméable, et auxquels, je pense, une majorité de la magistrature est acquise.
Notons que même si elles n’existent pas toujours dans la loi, des marges de manœuvre sont laissées aux mandataires politiques. Une entreprise peut saisir la justice sur requête unilatérale pour faire casser une grève, c’est-à-dire pour faire constater par des huissiers que des travailleurs bloquent l’accès à cette entreprise, pour faire identifier ces personnes, et pour exiger une astreinte par jour ou par heure de blocage. C’est ce qu’a fait un sous-traitant de la SNCB, une entreprise de nettoyage des trains. Il avait voulu casser un mouvement de grève, avait obtenu un tel jugement, avait demandé à la police de Bruxelles de faire exécuter ce jugement. Et là, il faut rendre hommage à un personnage fort décrié, Yvan Mayeur, qui avait refusé de mettre sa police au service des casseurs de grèves.
La police peut-elle casser des grèves ?
Non, la police ne peut pas d’initiative casser une grève car le droit de grève est reconnu, mais la police a comme fonction aussi de faire respecter les décisions de justice. La subtilité, c’est que l’employeur peut aller chercher une décision de justice sans que les syndicats aient leur mot à dire. La justice est une sorte de guichet où l’employeur dit : « on bloque mon entreprise, c’est une voie de fait, vous devez m’aider à rétablir l’accès ». Les syndicats ne sont pas invités à venir s’en expliquer. C’est une procédure civile de laquelle l’employeur obtient une ordonnance, avec éventuellement des astreintes, permettant de casser le piquet de grève. Une fois cette décision de justice prise, la police doit aider la personne à exécuter cette décision de justice même si c’est un conflit privé, tout comme elle aiderait un bailleur qui a obtenu une décision de justice expulsant son locataire pour impayés.
En 2011, le Comité européen des Droits sociaux a dit à la Belgique que ces procédures unilatérales dans lesquelles un employeur peut utiliser la justice comme simple guichet pour obtenir une décision qui casse un mouvement social, sans que les syndicats puissent s’exprimer en justice, étaient contraires au droit de grève et qu’il fallait cesser ces pratiques interdites par la Charte sociale européenne.
Ce qui est généralement mis en avant comme justification pour augmenter la démonstration de force policière, c’est l’idée que les manifestant·es d’aujourd’hui seraient plus violents que ceux d’hier. Est-ce le cas ?
Difficile à dire en l’absence d’indicateurs fiables. Je n’en ai pas l’impression. Surtout si on pense aux marches des jeunes pour l’emploi, qui avaient lieu à Bruxelles dans les années 80 ou à certaines manifs contre le gouvernement Martens-Gol dans lesquelles il y avait eu pas mal d’incidents.
Ce qui a changé en tout cas, c’est la forme du déploiement policier dans le cadre de la doctrine dite de « gestion négociée de l’espace public » (termes qui remplacent ceux de « maintien de l’ordre » qui semblent être devenus des gros mots, à connotation trop autoritaire dans les sphères policières !). En effet, la police établit et maintient avec les organisateurs un dialogue permanent avant et pendant la manif : savoir si les personnes ont le droit de manifester, à quel endroit, à quel moment, si la police va intervenir ou non pour canaliser, etc. Et en tout cas de ne pas commencer par sortir de manière visible les paniers à salade, les autopompes, les boucliers, matraques, etc. Tout cela était laissé en retrait pour ne pas exciter les manifestant·es, parce qu’il est évident que ça a une influence. Il était donc implicitement convenu, au cours des années 2000 et début 2010, que la police ne se montre pas, ou en tout cas ne se montre pas en force. Mais aujourd’hui, on constate qu’on a parfois tout de suite des « robocops » qui se mettent en place face aux manifestant·es.
Est-ce qu’on verra le flashball utilisé en Belgique à l’avenir comme il l’est en France ?
Même si on n’est absolument pas dans une situation à la française où les policiers ont carte blanche pour utiliser des flashballs de manière industrielle et extrêmement meurtrière, il y a un fait qui m’a particulièrement marqué. En novembre 2017, la police a utilisé des flashballs pour évacuer les membres du collectif « La voix des sans-papiers » d’un bâtiment abandonné qu’ils occupaient à Bruxelles. Un sans-papier s’est pris une balle de flashball. Il me semble qu’utiliser une arme avec des projectiles (hors grenade lacrymogène) dans la situation d’une action collective, ce n’était plus arrivé depuis les années 70. Notamment parce qu’à un moment, on a pris la décision de ne plus utiliser des armes à feu dans des situations de maintien de l’ordre. Je ne parle évidemment pas d’une situation de poursuite de braqueurs, de perquisition contre des présumés terroristes, etc. mais bien d’une situation de maintien de l’ordre contre des personnes sans-papier, pas vraiment donc un profil à haut risque pour la sécurité des policiers… C’est pour moi, un signal extrêmement préoccupant que oui, cela se durcit. Le terme de « balles en caoutchouc utilisés contre des manifestants », c’est un terme qu’on trouve plutôt d’habitude dans des rapports d’Amnesty ou d’autres organisations qui dénoncent la manière dont les manifs sont réprimées dans des pays à régime autoritaire.
Avant, on disait qu’il s’agissait d’armes « non létale », mais on a changé le terme vu le nombre de victimes que les tasers et flashball faisaient. Aujourd’hui, les fabricants de ce type d’armes les vendent comme étant des armes « à létalité à réduite », termes qui peuvent induire un effet pervers majeur. Ainsi, cela donne le sentiment aux policiers que finalement ce n’est pas très grave de les employer : c’est toujours mieux qu’une vraie balle. Alors, oui, c’est très bien si un policier remplace les vraies balles par ce type d’arme-là. Mais par contre, si un policier se permet d’utiliser ces armes-là dans des cas où il n’aurait pas fait usage de son révolver ou de son fusil, cela veut tout simplement dire que le spectre des situations dans lesquelles on risque de se prendre une balle — fut-elle en caoutchouc — est démultiplié. C’est inadmissible et c’est ce qui est en train de se passer en France d’une manière massive avec les Gilets jaunes.
En matière de technique policière en manifestation, il y a aussi ce qu’on nomme le « nassage », régulièrement utilisé en France, ou le « kettling » en Belgique c’est-à-dire le fait d’encercler un grand groupe de manifestants et puis de permettre seulement à certaines personnes d’y entrer ou sortir à condition de montrer l’identité. Est-ce que c’est une pratique de plus en plus courante en Belgique ?
Il peut y avoir une tendance à ça mais ce n’est pas tout à fait nouveau. En fait, ça dépend très fort du rapport de force sur le terrain, en fonction du seuil de tolérance fixé ou de la volonté ou non d’identifier des personnes qui auraient commis des faits punissables. Mais je ne suis pas certain qu’il y ait des directives générales à ce niveau-là.
La logique du kettling en Belgique c’est jusqu’ici : à un moment si des dégradations sont commises lors d’une manif ou fin de manif, on encercle l’ensemble des manifestants afin d’identifier toutes les personnes. Ce qui permettra ensuite, après visualisation des images de certains faits punissables de pouvoir les identifier. Ça, ce n’est pas en soi illégal même si c’est discutable.
Mais ce qui est illégal, c’est de contrôler l’identité ou fouiller systématiquement toutes les personnes qui souhaitent se rendre à une manif, parce qu’encore une fois, c’est une manière d’intimider et de décourager les personnes d’exercer leurs droits fondamentaux à manifester.
Est-ce que le fait d’avoir du matériel types sérums physiologiques, masques, lunettes de piscine pour se protéger à priori des gaz lacrymogènes, est illégal ?
Non, ça, c’est tout le problème des armes « par destination » c’est-à-dire qu’il y a des choses qu’il peut être légal ou non de porter sur soi en fonction du contexte. Par exemple, avoir une batte de baseball sur le chemin du club de baseball où je pratique ce sport (légal) et avoir une batte de baseball en manif (illégal).
Difficile d’agresser un policier ou de provoquer des violences avec du sérum physiologique…
De mon point de vue, le fait d’aller en manif avec un casque, des lunettes pour se protéger des lacrymo ne devrait jamais être punissable. Et, à ma connaissance, les gens ne sont pas sanctionnés uniquement pour avoir été porteurs de cela en Belgique. Le problème, c’est quand on interprète — mais c’est, je pense, surtout le cas en France — le fait d’être porteur de ce matériel comme indice que la personne vient pour autre chose que simplement manifester et qu’elle aurait des intentions violentes parce qu’elle a prévu des protections. Et ça, pour moi c’est une interprétation liberticide de la situation.
Lors d’une manif des Gilets jaunes ici à Bruxelles le 8 décembre 2018, j’ai assisté à des contrôles policiers et à la confiscation de sérum physiologique, et masques de piscine…
Il n’y a pas de jurisprudence claire, mais selon moi, arrêter une personne et confisquer ce matériel de protection et de prévention des lacrymogènes, c’est abusif.
Est-ce que des techniques comme le nassage font monter la tension ou peuvent conduire à produire des échauffourées qui ne se seraient pas produites sinon ?
Tout dépend évidemment des circonstances. Dans certains cas l’intervention policière va faire augmenter la tension plutôt que de la faire redescendre. Disons qu’il faut en revenir aux grands principes. C’est-à-dire que la police est là pour faire en sorte de garantir la liberté de manifester que les rassemblements se déroulent de manière correcte. C’est sa mission première même quand une manif n’a pas été autorisée.
Elle doit donc permettre aux manifestants de s’exprimer, évidemment avec les droits concurrents des autres usagers. Par exemple, on peut estimer normal qu’on dégage 300 personnes qui bloqueraient le ring après un délai de 10 – 15 minutes qui leur a permis de s’exprimer, pour permettre que des milliers d’autres usagers ne soient pas complètement bloqués par ça. Mais dans certains cas, l’action de la police peut faire plus de mal que de bien y compris pour l’intérêt général, c’est-à-dire y compris pour le climat de tension dans la ville. Donc, il faut voir à l’analyse, au cas par cas, on ne peut pas dire de manière générale que la technique de la nasse, c’est toujours verser de l’huile sur le feu mais plutôt qu’en fonction des circonstances, l’une ou l’autre technique pourra être un facteur de désescalade ou un facteur d’escalade.
C’est pour ça que c’est important qu’il y ait des gens qui documentent ce qui se passe dans les manifs en filmant et prenant des photos. Mais en plus, il faut aussi pouvoir demander des comptes aux autorités (la police mais aussi aux bourgmestres) sur la manière dont elles ont préparé l’évènement : la manifestation a‑t-elle été autorisée ou non ? À quelle condition elle l’a été (le trajet, l’heure, le service d’ordre…) ? Quel seuil de tolérance a été décidé ? Quels moyens ont été mis en place ? Est-ce qu’on a permis ou pas l’usage des lacrymos ou des flashballs, et si oui pourquoi ?
Qu’est-ce qui pourrait faire progresser nos droits ? Quelles revendications porter en la matière ? L’identification des policiers ?
On est dans un climat de dégringolade, d’effritements des droits fondamentaux à tout niveau. C’est donc très difficile d’être offensif en matière de droits. On est dans cette situation où malheureusement, on pourrait déjà être heureux si les droits existants étaient respectés… Comme l’identification des policiers, avec un code clairement visible, « en toutes circonstances », décidé depuis 2014 mais presque jamais appliqué dans les manifs.
Que les plaintes soient plus facilement reçues ? Créer des indicateurs officiels ?
Oui, il y a des mesures à prendre pour que les instruments de contrôle de la police soient effectivement indépendants et performants.
Il faut insister sur l’idée que les autorités et la police ont elles-mêmes intérêt à ce que les abus soient punis. Car il y a une impunité de fait pour l’immense majorité des policiers qui commettent des abus sur le terrain et y compris des violences graves. Le Comité P a sorti récemment un rapport qui le montre. Il explique même que des policiers identifiés comme ayant pas mal de casseroles en termes de violence policière se retrouvent à former d’autres policiers en… maitrise de la violence. On a donc de bonnes raisons d’avoir peur pour la suite.
Il s’agit aussi d’éviter de tomber dans le piège de la technologie et des gadgets vendus par l’industrie sécuritaire. Surtout quand ceux-ci sont présentés comme des gages de meilleur respect des droits fondamentaux. Les armes à « létalité réduite » par exemple sont des gadgets qui sont surtout avantageux pour une seule partie : les groupes qui les fabriquent et qui les vendent. Toutes les autres parties, dont les policiers, sont perdantes dans cette histoire. En ce qui concerne les bodycams, les caméras embarquées, sur le corps des policiers et qui filment les choses sous l’angle du policier, pour l’instant, on ne peut dire si ça sera intéressant en termes de droits ou non. Une chose est sûre : ça ne doit jamais devenir un prétexte pour ne pas laisser les gens filmer eux-mêmes la scène. Il faut donc faire respecter et rappeler de manière non équivoque le droit de filmer la police dans des actions où la contrainte pourrait être utilisée.
Filmer la police, un droit menacé ?
Le 15 octobre 2015, lors des mobilisations contre le traité transatlantique à Bruxelles, une équipe de tournage de ZIN TV est arrêtée et ses images sont détruites par deux policiers. ZIN TV & Attac Bruxelles portent plainte et le 22 février 2019, les deux policiers sont finalement renvoyés en correctionnelle pour vol d’usage et pour avoir effacé illégalement des données vidéo. Il est plus que nécessaire de rappeler qu’il n’existe aucune interdiction générale de photographier ou filmer les actions de la police. Hormis certains cas exceptionnels et limités, des citoyen·nes et journalistes ont le droit de filmer ou photographier des interventions policières, que ce soit pour informer ou pour récolter des preuves du déroulement des évènements. Cette réaffirmation du droit de filmer la police est d’ailleurs au cœur de l’exposition itinérante et collective « Don’t Shoot ! », conçue par ZIN TV, la LDH, le collectif Krasny et Frédéric Moreau de Bellaing. Elle consiste en de nombreuses images, témoignages et réflexions sur la répression de la liberté d’expression. Plus d’info sur www.zintv.org