Parodier le fascisme en jeu vidéo suffit-il à le critiquer ?

Hell­di­vers 2 vous place dans la peau d’un sol­dat d’élite en prise avec des civi­li­sa­tions extra­ter­restres pour défendre la Super-Terre. Sous son aspect bas de pla­fond, ce jeu dévoile une satire hila­rante des démo­cra­ties auto­ri­taires et bel­li­cistes. Mais de la même manière que Godard décla­rait qu’il était impos­sible de réa­li­ser un film anti­guerre en mon­trant la guerre tant celle-ci était fas­ci­nante, les jeux vidéo d’action peuvent-ils cri­ti­quer ce qu’ils repré­sentent, même parodiquement ?

Jeu de tir coopé­ra­tif jusqu’à quatre joueurs, Hell­di­vers 2 repré­sente la guerre entre la Super-Terre et deux civi­li­sa­tions extra­ter­restres, les Ter­mi­nides — des insectes géants — d’une part et les Auto­ma­tons — des robots — de l’autre. Il pro­pose une suite de mis­sions où l’action explo­sive est repré­sen­tée de manière spec­ta­cu­laire jusqu’au ridi­cule tout en déployant de grandes qua­li­tés ludiques qui ont notam­ment assu­ré son suc­cès. Suc­cès qui a dépas­sé toutes les attentes et pro­vo­qué une grande agi­ta­tion en ligne autour du jeu.

Le titre du stu­dio Arrow­head situe son action dans un futur loin­tain où la Super-Terre est orga­ni­sée en « mana­ged demo­cra­cy », un sys­tème poli­tique auto­ri­taire et mili­ta­ri­sé. Le vote y est enca­dré par un ques­tion­naire, afin d’éviter aux citoyens de se trom­per en étant mal infor­més, et la colo­ni­sa­tion de l’espace y a déclen­ché une guerre sans fin contre des espèces extraterrestres.

Si le ton humo­ris­tique affir­mé du jeu laisse peu de doute sur son pro­pos poli­tique, celui-ci semble pour­tant régu­liè­re­ment mal com­pris et sa cri­tique d’une démo­cra­tie cryp­to­fas­ciste se voit régu­liè­re­ment prise au pre­mier degré. Plu­sieurs joueurs se réfu­gient der­rière cette inter­pré­ta­tion lit­té­rale et ont déve­lop­pé des atti­tudes agres­sives durant leurs par­ties, excluant ou tirant sur d’autres per­sonnes selon leur manière de jouer ou leur ban­nière LGBTQ+. De la même manière, l’application de dis­cus­sion en ligne Dis­cord du jeu a connu plu­sieurs épi­sodes de vio­lence ver­bale qui ont pous­sé les déve­lop­peurs à agir pour y mettre fin.

Ces évè­ne­ments posent la ques­tion inté­res­sante de l’impact d’une paro­die poli­tique et de sa récep­tion. Ques­tion par­ti­cu­liè­re­ment inter­pel­lante à pro­pos du média vidéo­lu­dique com­mer­cial où, à la dif­fé­rence du ciné­ma, le public est pla­cé dans un rôle actif, lui fai­sant par­ti­ci­per à la vio­lence qu’il active à tra­vers un divertissement.

LE PRÉCÉDENT STARSHIP TROOPERS

Petit détour par le ciné­ma pour ten­ter de répondre à cette ques­tion. Comme le pre­mier épi­sode, Hell­di­vers 2 s’inspire for­te­ment du film Star­ship Troo­pers sor­ti en 1997 et réa­li­sé par Paul Verhoe­ven. Il en reprend la trame, le cadre et sur­tout l’esthétique sati­rique décri­vant, sous des dehors rieurs ins­pi­rés de la publi­ci­té et des séries télé­vi­sées, un régime auto­ri­taire, inéga­li­taire et mili­ta­riste. Ain­si que son pro­pos poli­tique cri­ti­quant le fas­cisme ram­pant d’un cer­tain impé­ria­lisme contem­po­rain occi­den­tal. De la même manière que le ton paro­dique de Hell­di­vers 2 semble échap­per à une par­tie de son public, la méta­phore pro­po­sée par Star­ship Troo­pers a été mal com­prise lors de sa sor­tie, le film ayant été à plu­sieurs reprises accu­sé de pro­mou­voir le fas­cisme.

Pour­tant, comme l’œuvre de Verhoe­ven, Hell­di­vers 2 envoie de nom­breux signaux clairs sur son pro­pos. La « pro­pa­gande illé­gale » dif­fu­sée durant le jeu, que le joueur doit détruire, affirme que la guerre est liée au pétrole et résulte de la volon­té des auto­ri­tés mili­taires humaines. Elle rend aus­si expli­cite la fonc­tion méta­pho­rique des enne­mis du jeu, expli­quant que les insectes se trans­forment en pétrole lorsqu’ils sont tués et que la socié­té des robots est construite sur un prin­cipe d’égalité, alors que ceux-ci sont pré­sen­tés par le jeu comme des « ter­ro­ristes ». Quant aux ciné­ma­tiques, elles aus­si ins­pi­rées par les cou­pures télé­vi­sées de Star­ship Troo­pers, leur ridi­cule ne peut échap­per à une vision même superficielle.

Tou­te­fois, ces aspects demeurent secon­daires dans l’expérience de jeu, expé­rience sur­tout cen­trée sur la valo­ri­sa­tion de la vio­lence et de l’action mili­taires. Même si le joueur incarne les méchants dans Hell­di­vers 2, cette expé­rience de jeu semble consti­tuer le cœur de son pro­pos et en sou­te­nir les inter­pré­ta­tions les plus conser­va­trices. Sauf que le game desi­gn et le game­play, soit la concep­tion glo­bale du jeu et la manière dont les joueurs inter­agissent au sein de son uni­vers, sont eux aus­si sans équivoque.

UNE MÉCANIQUE DE JEU TRÈS POLITIQUE

Les méca­nismes du jeu encou­ragent le chaos, rap­pro­chant sou­vent chaque par­tie d’une comé­die slaps­tick1 absurde où les joueurs génèrent autant de pro­blèmes qu’ils essaient d’en résoudre. D’ailleurs, la mort y pro­voque l’amusement parce qu’elle découle de stra­té­gies qui échouent, d’armes exces­sives et dan­ge­reuses, parce qu’elle n’est pas péna­li­sante et pro­voque sou­vent des éclats de rire dans les échanges vocaux entre joueurs. Le game desi­gn et le game­play de Hell­di­vers 2 pro­posent un monde paro­dique, car­too­nesque et pour tout dire ridi­cule où l’humour domine.

Mais plus encore, ils montrent que tout le jeu est pen­sé autour de la coopé­ra­tion entre joueurs. Ce qui illustre le mieux le pro­pos de Hell­di­vers 2 et plus géné­ra­le­ment le tra­vail du stu­dio Arrow­head. En effet, la com­pa­gnie sué­doise crée des jeux vidéo coopé­ra­tifs depuis sa fon­da­tion avec, selon leurs propres mots, la volon­té de soi­gner la soli­tude et de construire des ponts entre les joueurs.

Nombre de joueurs de leur der­nier titre témoignent d’ailleurs du sen­ti­ment de fra­ter­ni­té et de cama­ra­de­rie pro­cu­ré par celui-ci, par ses méca­nismes col­la­bo­ra­tifs et l’impact de leurs actions sur l’histoire de Hell­di­vers 2. Contrai­re­ment à beau­coup de jeux vidéo cen­trés sur la com­pé­ti­tion, les titres d’Arrowhead décrivent un monde d’interactions posi­tives entre indi­vi­dus et mettent en place, par leur game desi­gn et leur game­play, des dis­po­si­tifs sociaux où le groupe fait société.

Une nou­velle fois, com­prendre le jeu vidéo, son pro­pos, passe par l’analyse de ses méca­nismes, de la manière dont son public inter­agit au sein des mondes qu’il repré­sente. Com­prendre le jeu vidéo requiert de com­prendre le game­play et le game desi­gn, c’est-à-dire son voca­bu­laire propre. Et ce voca­bu­laire parle de poli­tique avec une grande intensité.

  1. Genre humo­ris­tique, très en vogue notam­ment avec le ciné­ma muet bur­lesque amé­ri­cain, où la comé­die repose sur une vio­lence volon­tai­re­ment exa­gé­rée que s’infligent les protagonistes.

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