1992, rejet du Traité de Maastricht par les Danois ; 2001, rejet du Traité de Nice par les Irlandais, 2005 ; rejet du Traité constitutionnel par les électeurs français et néerlandais et 2008, rejet du Traité de Lisbonne par les citoyens irlandais, et ce, alors que pratiquement tous les partis politiques traditionnels et les médias dominants appelaient à voter par l’affirmative à ces référendums.
En 2016, même scénario autour du Brexit et de la mobilisation autour du CETA et mêmes analyses : tous les partisans de ces traités ânonnent bouche en cœur : « nous avons manqué de pédagogie » ou « nous n’avons pas suffisamment expliqué ». « L’habitude s’est prise de ne tenir compte des votes organisés sur les questions européennes que s’ils répondent aux attentes des dirigeants »1. Comme si les citoyens, lorsqu’ils refusent le prêt-à-penser, devaient au plus vite retourner à la niche et prendre pour argent comptant la version officielle. Comme si, « avec un minimum de pédagogie et un effort conséquent des esprits mal formés, tout rentrera dans l’ordre et l’on pourra chanter les louanges de la « mondialisation heureuse » chère à Alain Minc et à ses amis. Telle est la ritournelle de rigueur à chaque fois qu’il y a une fracture entre les choix des élites (de gauche ou de droite) et les attentes des peuples. »2
DE QUOI CE RECOURS À LA PÉDAGOGIE EST-IL LE NOM ?
Tous ceux qui estiment que les électeurs « se sont trompés » sont convaincus que si une idée n’est pas acceptée, c’est parce qu’elle n’est pas comprise, et non pas parce qu’elle est combattue en tant que proposition qui ne cadrerait pas avec les idées et valeurs des électeurs. En somme, outre le fait que la gent politique prenne les gens pour des crétins, cette attitude revient également à œuvrer à la perpétuation du TINA (le fameux There is no Alternative, mantra cher à Maggie Thatcher, selon lequel il n’y aurait pas d’alternative à la politique menée). Dans ce cadre, l’exercice du pouvoir consiste à faire accepter l’évidence : il est impossible de faire autrement et il faut persuader l’autre qu’il n’a pas compris. Cette posture est une négation de la politique, un refus du dissensus, du conflit. Ainsi, « la modernité [serait] l’art d’enseigner la bonne pensée au peuple. Ce n’est ni l’écoute, ni le débat contradictoire. »3 Ce recours à la pédagogie fonctionne en quelque sorte comme une amulette maléfique que l’on brandit devant le peuple éventuellement tenté par des paroles parasites. Dans son récent livre d’entretien avec deux journalistes du Monde, le président français François Hollande s’épanchait par ailleurs en ces termes : « Il faut être pédagogue, plus on est pédagogue, moins on donne d’informations »4.
BÂILLON SYMBOLIQUE
Il témoigne aussi d’un mépris de classe peu ou prou déguisé puisque, rappelons-le, étymologiquement, « pédagogie » désigne l’enseignement donné aux enfants. Et dans ce cadre, il est tout aussi bon de rappeler qu’en latin, « enfant » veut dire « celui qui n’a pas la parole ». Un double détour étymologique pour illustrer le bâillon symbolique que l’on veut imposer aux classes populaires, coupables de se mêler de ce qui les regarde, de ne pas respecter la bonne parole des fondés du capital et prétendument coupables d’être incapables de prendre de la hauteur pour percevoir la pertinence des mesures proposées. Comme le dit le collectif français On vaut mieux que ça, à leurs yeux, « nous sommes idiots quand nous persistons à penser que « plan de sauvegarde de l’emploi » veut dire virer des gens et que « réduire le coût du travail » signifie baisser nos salaires »5.Ce recours à la pédagogie est aussi enfin « un bel exemple de disqualification du « peuple souverain » en « peuple crétin » dès lors qu’il s’avise de ne pas voter comme il faut »6.
- Alain Supiot, « Aux États-Unis comme en Europe, le grand délitement de la démocratie », in Lefigaro.fr
- Jack Dion, « Les citoyens ne sont pas des petits enfants » in Marianne, N°1024, novembre 2016.
- Idem.
- Un président ne devrait pas dire ça…, Les secrets d’un quinquennat, Gérard Davet et Fabrice Lhomme, Stock, 2016.
- On vaut mieux que ça, Paris, Flammarion, 2016, p. 22.
- Alain Supiot, op. cit.