Jeu vidéo palestinien "Liyla and the Shadows of War"

Partager une humanité commune par le jeu vidéo

 Illustration : capture d'écran du jeu Liyla and the shadows of war

À l’été 2016, le Pales­ti­nien Rasheed Abuei­deh et son équipe publient sur mobile et PC Liy­la and the Sha­dows of War. Ce court jeu vidéo gra­tuit raconte l’invasion de la bande de Gaza par l’armée israé­lienne en 2014 du point de vue d’un père qui tente de mettre sa famille à l’abri. Outre ses qua­li­tés propres, le jeu va ren­con­trer un écho mon­dial suite au scan­dale déclen­ché par une forme de cen­sure d’Apple. Nous avons ren­con­tré Rasheed Abuei­deh pour évo­quer avec lui le média jeu vidéo et son pou­voir d’évocation, la vie sous l’occupation israé­lienne et le sens de la résis­tance pales­ti­nienne au quotidien.

Ingé­nieur infor­ma­tique tra­vaillant pour des com­pa­gnies locales et inter­na­tio­nales, Rasheed crée avec quelques amis Art Tech­no­lo­gies au début des années 2010, pro­ba­ble­ment le pre­mier stu­dio de jeux vidéo pales­ti­nien. « C’était un pari fou, nous raconte-t-il, parce que l’industrie est déjà ris­quée en elle-même mais en Pales­tine, tout devient com­pli­qué. Nous n’avions per­sonne auprès de qui apprendre, pas de mar­ché inté­rieur, pas de connexions, pas d’opportunité de rater et de recom­men­cer quand chaque jour est déjà une lutte pour nour­rir ses proches. » La com­pa­gnie publie un pre­mier jeu sur mobile mais n’arrive pas à être ren­table et le stu­dio doit fer­mer. « En véri­té, nous confie Rasheed en riant, j’aurais dis­sua­dé tout Pales­ti­nien d’acheter notre jeu en lui disant que son argent serait plus utile à sa famille. »

Rendre viable un tel stu­dio repré­sente un défi par rap­port à l’instabilité du quo­ti­dien : « L’occupation nous force à adop­ter un cer­tain état d’esprit, nous devons nous concen­trer sur le peu d’aspects stables de notre vie. Lorsqu’un simple dépla­ce­ment implique des risques, nous devons nous concen­trer sur ce qui nous évite cela. C’est pour­quoi nous n’avons pas d’industrie du jeu vidéo en Pales­tine. »

Partager l’humanité au-delà de la guerre

En 2014, Israël lance sur la bande de Gaza une série de bom­bar­de­ments ain­si qu’une inva­sion ter­restre. Vivant à Naplouse sous occu­pa­tion israé­lienne, Rasheed est bou­le­ver­sé par les bom­bar­de­ments indis­cri­mi­nés sur les civils. Une image en par­ti­cu­lier va le tou­cher, celle d’un homme por­tant dans ses bras le corps sans vie de sa fille.

Rasheed prend alors la déci­sion de créer un jeu sur cette guerre. « J’ai sen­ti que j’avais le devoir de faire cela, qu’un tel jeu pour­rait avoir un impact, qu’il pour­rait aider mon peuple. Je n’ai pas réflé­chi et je me suis lan­cé. Je voyais ces parents avec leurs enfants morts alors que je venais de deve­nir père et je n’arrivais pas à faire face à cela. Je vou­lais trans­mettre cette émo­tion ter­rible qui m’a don­né l’énergie de réa­li­ser ce jeu. »

Il lui fau­dra deux années de tra­vail avec une équipe com­po­sée de réfu­giés pales­ti­niens vivant à l’étranger pour créer Liy­la. Un tra­vail secret, dont il n’a pu par­ler à per­sonne d’autre qu’à ses par­te­naires pour se pré­mu­nir du dan­ger per­ma­nent d’être arrê­té par l’armée israé­lienne. « Ma femme avait peur que je ne sois mis en pri­son, mes co-créa­teurs avaient peur, tout le monde avait peur. Parce que vous pou­vez être arrê­té à n’importe quel moment juste parce que vous par­lez de l’occupation. » L’équipe fonc­tionne sans bud­get sur base du béné­vo­lat et tra­vaille sur le temps libre de cha­cun, ce qui explique la durée de pro­duc­tion du pro­jet mal­gré sa modes­tie. Pour pro­duire le jeu, l’équipe s’est abon­dam­ment docu­men­tée sur la réa­li­té des civils durant le conflit, ce qui l’a pro­fon­dé­ment impac­tée. « Durant les deux années de pro­duc­tion, nous avons par­ta­gé au quo­ti­dien ces récits, ces images, ces sons. Vivre sous occu­pa­tion est déjà dif­fi­cile, c’est quelque chose que nous essayons d’oublier d’une cer­taine manière. Vivre en per­ma­nence avec ces émo­tions durant la pro­duc­tion du jeu a été très dur émo­tion­nel­le­ment, ça m’a bri­sé le cœur. »

Scandale médiatique et sujet politique

Liy­la sort fina­le­ment à l’été 2016 et va ren­con­trer une grande réso­nance grâce à une déci­sion d’Apple. La com­pa­gnie décide en effet de le reti­rer de la sec­tion « games » de son maga­sin en ligne pour le dépla­cer dans la sec­tion « news », avec pour consé­quence de le rendre moins visible en ligne. Ce qui va déclen­cher un scan­dale et for­cer la firme amé­ri­caine à reve­nir sur sa déci­sion. « Apple jus­ti­fiait sa déci­sion en qua­li­fiant mon jeu de « poli­tique » alors que j’avais jus­te­ment fait très atten­tion à ne pas inclure d’affirmations ou de sym­boles expli­ci­te­ment poli­tiques pour évi­ter tout pro­blème, répond Rasheed. Apple a bran­di le mot « poli­tique » comme une excuse. On peut se deman­der quelle défi­ni­tion cette com­pa­gnie donne au mot « poli­tique ». Car ren­voyer les Palestinien·nes qui témoignent de ce qu’ils subissent à un pro­pos poli­tique, c’est vou­loir les faire taire. Pour­quoi la souf­france ukrai­nienne est-elle accep­tée comme telle et celle des Pales­ti­niens est-elle jugée « poli­tique » ? Pour­quoi un tel double stan­dard ? En tout cas, si cer­tains consi­dèrent que trans­mettre un mes­sage de paix dans un jeu est « poli­tique », admet­tons, mais je ne vais pas m’en excuser. »

Por­té par le buzz ain­si que par son sujet rare­ment abor­dé par le média vidéo­lu­dique, Liy­la va ren­con­trer un large public. « Le jeu a été télé­char­gé et dis­cu­té dans le monde entier, nous raconte Rasheed, des béné­voles vont le tra­duire dans plu­sieurs pays jusqu’en Chine. Je crois que les gens ont été tou­chés par la véri­té qu’essaie de trans­mettre le jeu et ont res­sen­ti de l’empathie pour ce que nous racon­tions. » Pour Rasheed, le suc­cès ren­con­tré par le jeu s’explique par le fait qu’une his­toire cen­trée sur des réa­li­tés humaines peut tou­cher n’importe qui : « Voir quelqu’un brû­ler sous les bombes est cho­quant pour toute per­sonne. Pas besoin d’être pales­ti­nien, arabe ou musul­man pour être tou­ché. C’est la preuve que nous par­ta­geons une huma­ni­té com­mune. Il ne s’agit pas d’une his­toire pales­ti­nienne mais d’une his­toire inter­na­tio­nale à pro­pos de l’injustice. »

D’autres médias pour d’autres images

Une injus­tice par­ti­cu­liè­re­ment criante dans la cou­ver­ture média­tique de l’occupation et des conflits subis par la Pales­tine qui a aus­si moti­vé la créa­tion de Liy­la. Sur le sujet, Rasheed déve­loppe un dis­cours par­ti­cu­liè­re­ment cri­tique, poin­tant la manière dont les souf­frances pales­ti­niennes sont rap­por­tées : effa­cer les his­toires indi­vi­duelles pour les noyer dans des chiffres abs­traits, pré­sen­ter dif­fé­rem­ment les hor­reurs infli­gées aux civils selon qu’ils vivent en Ukraine ou dans les ter­ri­toires occu­pés, mobi­li­ser un champ lexi­cal qui invi­si­bi­lise l’agresseur israé­lien… « Cacher l’histoire des Pales­ti­niens consti­tue un crime en soi, ana­lyse Rasheed, parce que tuer quelqu’un est plus dif­fi­cile lorsque l’humanité de la vic­time est ren­due visible. Ce qui explique l’interdiction actuelle des médias dans la bande de Gaza. Ces récits média­tiques par­ta­gés par les médias mains­tream ne pré­sentent pas ce que nous vivons, ils sont biaisés. »

Pour répondre à cet état de fait, le jeu vidéo semble un média par­ti­cu­liè­re­ment adap­té. L’équipe le conçoit comme un média nar­ra­tif fort à même de par­ta­ger une expé­rience où le joueur vit le récit par ses choix. Même si dans Liy­la, l’avatar n’est pas un héros mais un témoin. Il s’agit là d’une déci­sion de concep­tion consciente des créa­teurs dans leur sou­hait de retrans­crire l’absence de contrôle impli­quée par la situa­tion. Si les jeux vidéo se défi­nissent sou­vent par les choix pro­po­sés aux joueurs, Liy­la cherche par leur absence ou le fait qu’ils soient tous mau­vais à retrans­crire les émo­tions res­sen­ties dans une situa­tion de guerre. Plu­sieurs méca­nismes du jeu amènent à res­sen­tir l’impuissance à répondre aux besoins de ses proches et la pres­sion per­ma­nente du dan­ger. « Même en posant les moins mau­vais choix, conclut Rasheed, vous aurez le cœur bri­sé. En cela, je sou­hai­tais que le jeu soit cho­quant parce qu’en défi­ni­tive, il n’y a jamais de hap­py end en situa­tion de guerre. »

Résister. Et vivre aussi

Lorsque nous évo­quons avec Rasheed le sujet de notre dos­sier, la culture comme moyen de résis­tance en Pales­tine, celui-ci hésite un ins­tant avant de nous par­ler de son quo­ti­dien qui lui semble en lui-même un acte de résis­tance : « Oui, bien sûr que mon tra­vail est un acte de résis­tance. Tout ce qui parle de l’occupation de la Pales­tine est un acte de résis­tance. Res­ter en Pales­tine est une forme de résis­tance. En fait, je n’ai même pas à être un résis­tant, être un Pales­ti­nien me met déjà en dan­ger. Liy­la parle de pater­ni­té mais être un père en Pales­tine implique que vous devez éle­ver vos enfants alors que votre pays est un champ de bataille. C’est inima­gi­nable pour votre famille, c’est un sen­ti­ment com­plexe, je ne peux pas le décrire. »

Nous essayons de com­prendre, ten­tons de géné­ra­li­ser le pro­pos en nous excu­sant de ne pas arri­ver à per­ce­voir, vu d’une Bel­gique en paix, ce que cela signi­fie de lier de cette manière le jeu vidéo comme culture avec la vie quo­ti­dienne en Pales­tine occu­pée. « Notre vie quo­ti­dienne est étrange, nous explique patiem­ment Rasheed, tout est conçu pour rendre notre vie misé­rable, pour nous faire res­sen­tir le contrôle exer­cé sur celle-ci, pour peser sur nos choix qui en défi­ni­tive n’existent pas. Devoir véri­fier à chaque ins­tant sur un groupe What­sApp qu’un tra­jet ne pré­sente pas de dan­ger, qu’il n’y a pas d’attaque de colons, que l’école de nos enfants n’est pas fer­mée. Il nous faut vivre cette vie anor­male où nous ne sommes pas per­çus comme des êtres humains. Ne pas l’accepter est déjà résis­ter. Attendre sans fin à un check­point mais refu­ser de se mettre en ligne marque notre résis­tance, une manière d’affirmer que la force brute de l’occupant ne suf­fit pas à nous contrô­ler. Les Palestinien·nes sont deve­nus très rétifs à toute file d’attente ordon­née, lâche Rasheed en riant. Créer des jeux vidéo pour rendre compte de cette réa­li­té n’est qu’une forme de résis­tance par­mi d’autres. Notre seule pré­sence est une forme de résistance. »

En cela, la culture ne se sépare pas du quo­ti­dien. Au contraire, c’est pré­ci­sé­ment le quo­ti­dien qui façonne celle-ci à tra­vers un état d’esprit, une expres­sion qui revient sou­vent durant notre entre­tien. Un état d’esprit deve­nu une culture que les jeux peuvent par­ta­ger. Par­ta­ger com­ment ces vio­lences ont trans­for­mé les Palestinien·nes, com­ment leur rési­lience s’est affir­mée face à l’injustice quo­ti­dienne, com­ment les rela­tions et les liens entre eux se sont construits pour résis­ter et conti­nuer à vivre.

Créer un jeu vidéo sur la Nakba

L’interview s’achève et Rasheed par­tage alors avec nous sa volon­té de créer un jeu sur la Nak­ba — l’exode for­cé des Palestinien·nes durant et après la guerre de 1948 de plus de 700 000 Palestien·nes. Ce pro­jet, inti­tu­lé « Dreams On A Pillow », l’anime depuis plus de sept ans. Une équipe a été mon­tée, un script est en cours de rédac­tion et plu­sieurs pro­to­types ont été conçus. Mais l’absence de bud­get, le poids des besoins quo­ti­diens et le refus de plu­sieurs édi­teurs rendent l’avancement dif­fi­cile. Tou­te­fois, l’invasion de Gaza et le géno­cide en cours, la cou­ver­ture média­tique qui oublie les ori­gines his­to­riques de la situa­tion actuelle poussent l’équipe à conti­nuer dans une volon­té de rendre compte de l’importance de la Nak­ba pour expli­quer les évè­ne­ments contemporains.

Rasheed décrit son futur jeu comme une expé­rience de la vie avant et après la Nak­ba, une manière de par­ta­ger l’expérience de l’exil for­cé et de don­ner à vivre le res­sen­ti des indi­vi­dus pales­ti­niens pris dans la Nak­ba. « Le pro­jet demeure extrê­me­ment dif­fi­cile, j’aurais des pro­blèmes à pro­duire un jeu sur les papillons alors ima­gi­nez sur la Nak­ba, ana­lyse avec un sou­rire notre inter­lo­cu­teur. Réa­li­ser un jeu vidéo en Pales­tine implique d’affronter l’absence de recon­nais­sance de notre pays en tant qu’État, ce qui signi­fie que nous ne pou­vons pas effec­tuer de tran­sac­tions via Pay­Pal par exemple. Nous sou­hai­tons un jeu plus ambi­tieux que Liy­la. Nous allons pour cela lan­cer en ligne une campagne de finan­ce­ment par­ti­ci­pa­tif. Un tel jeu semble impos­sible. Mais nous, Pales­ti­niens, avons l’habitude de vivre et d’agir avec l’impossible. »

LIYLA AND THE SHADOWS OF WAR

Liyla raconte la guerre et l’invasion de Gaza par Israël (celle de 2014) du point de vue d’une famille palestinienne qui essaie d’échapper aux bombardements de l’armée israélienne. Le jeu souhaite faire partager le vécu des civils à travers une série de situations où l’on incarne le père tentant de protéger ses proches. Inspiré du classique danois Limbo (Playdead, 2010), Liyla mélange les codes du jeu de plateforme et le newsgame (un type de jeu vidéo journalistique décrivant des évènements d’actualité) en retranscrivant de manière interactive des évènements réels. Il réussit avec les moyens du jeu d’action à transmettre le sentiment d’impuissance et de danger permanent pour les civils que Rasheed Abueideh décrit dans notre interview. Ce jeu reste un exemple de ce que le média peut travailler comme thématique brûlante d’actualité. Et alors que, huit années plus tard, les bombes et les chars ravagent de nouveau et à grande échelle la bande de Gaza, Liyla demeure une expérience courte et touchante, un témoignage puissant et sincère à vocation universel. Et un jeu accessible rendu possible par la volonté Rasheed Abueideh et son équipe de partager l’humanité qui nous lie au-delà de la guerre et des injustices de la colonisation.

https://rasheedabueideh.itch.io/liyla-and-the-shadows-of-war

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

code