Ingénieur informatique travaillant pour des compagnies locales et internationales, Rasheed crée avec quelques amis Art Technologies au début des années 2010, probablement le premier studio de jeux vidéo palestinien. « C’était un pari fou, nous raconte-t-il, parce que l’industrie est déjà risquée en elle-même mais en Palestine, tout devient compliqué. Nous n’avions personne auprès de qui apprendre, pas de marché intérieur, pas de connexions, pas d’opportunité de rater et de recommencer quand chaque jour est déjà une lutte pour nourrir ses proches. » La compagnie publie un premier jeu sur mobile mais n’arrive pas à être rentable et le studio doit fermer. « En vérité, nous confie Rasheed en riant, j’aurais dissuadé tout Palestinien d’acheter notre jeu en lui disant que son argent serait plus utile à sa famille. »
Rendre viable un tel studio représente un défi par rapport à l’instabilité du quotidien : « L’occupation nous force à adopter un certain état d’esprit, nous devons nous concentrer sur le peu d’aspects stables de notre vie. Lorsqu’un simple déplacement implique des risques, nous devons nous concentrer sur ce qui nous évite cela. C’est pourquoi nous n’avons pas d’industrie du jeu vidéo en Palestine. »
Partager l’humanité au-delà de la guerre
En 2014, Israël lance sur la bande de Gaza une série de bombardements ainsi qu’une invasion terrestre. Vivant à Naplouse sous occupation israélienne, Rasheed est bouleversé par les bombardements indiscriminés sur les civils. Une image en particulier va le toucher, celle d’un homme portant dans ses bras le corps sans vie de sa fille.
Rasheed prend alors la décision de créer un jeu sur cette guerre. « J’ai senti que j’avais le devoir de faire cela, qu’un tel jeu pourrait avoir un impact, qu’il pourrait aider mon peuple. Je n’ai pas réfléchi et je me suis lancé. Je voyais ces parents avec leurs enfants morts alors que je venais de devenir père et je n’arrivais pas à faire face à cela. Je voulais transmettre cette émotion terrible qui m’a donné l’énergie de réaliser ce jeu. »
Il lui faudra deux années de travail avec une équipe composée de réfugiés palestiniens vivant à l’étranger pour créer Liyla. Un travail secret, dont il n’a pu parler à personne d’autre qu’à ses partenaires pour se prémunir du danger permanent d’être arrêté par l’armée israélienne. « Ma femme avait peur que je ne sois mis en prison, mes co-créateurs avaient peur, tout le monde avait peur. Parce que vous pouvez être arrêté à n’importe quel moment juste parce que vous parlez de l’occupation. » L’équipe fonctionne sans budget sur base du bénévolat et travaille sur le temps libre de chacun, ce qui explique la durée de production du projet malgré sa modestie. Pour produire le jeu, l’équipe s’est abondamment documentée sur la réalité des civils durant le conflit, ce qui l’a profondément impactée. « Durant les deux années de production, nous avons partagé au quotidien ces récits, ces images, ces sons. Vivre sous occupation est déjà difficile, c’est quelque chose que nous essayons d’oublier d’une certaine manière. Vivre en permanence avec ces émotions durant la production du jeu a été très dur émotionnellement, ça m’a brisé le cœur. »
Scandale médiatique et sujet politique
Liyla sort finalement à l’été 2016 et va rencontrer une grande résonance grâce à une décision d’Apple. La compagnie décide en effet de le retirer de la section « games » de son magasin en ligne pour le déplacer dans la section « news », avec pour conséquence de le rendre moins visible en ligne. Ce qui va déclencher un scandale et forcer la firme américaine à revenir sur sa décision. « Apple justifiait sa décision en qualifiant mon jeu de « politique » alors que j’avais justement fait très attention à ne pas inclure d’affirmations ou de symboles explicitement politiques pour éviter tout problème, répond Rasheed. Apple a brandi le mot « politique » comme une excuse. On peut se demander quelle définition cette compagnie donne au mot « politique ». Car renvoyer les Palestinien·nes qui témoignent de ce qu’ils subissent à un propos politique, c’est vouloir les faire taire. Pourquoi la souffrance ukrainienne est-elle acceptée comme telle et celle des Palestiniens est-elle jugée « politique » ? Pourquoi un tel double standard ? En tout cas, si certains considèrent que transmettre un message de paix dans un jeu est « politique », admettons, mais je ne vais pas m’en excuser. »
Porté par le buzz ainsi que par son sujet rarement abordé par le média vidéoludique, Liyla va rencontrer un large public. « Le jeu a été téléchargé et discuté dans le monde entier, nous raconte Rasheed, des bénévoles vont le traduire dans plusieurs pays jusqu’en Chine. Je crois que les gens ont été touchés par la vérité qu’essaie de transmettre le jeu et ont ressenti de l’empathie pour ce que nous racontions. » Pour Rasheed, le succès rencontré par le jeu s’explique par le fait qu’une histoire centrée sur des réalités humaines peut toucher n’importe qui : « Voir quelqu’un brûler sous les bombes est choquant pour toute personne. Pas besoin d’être palestinien, arabe ou musulman pour être touché. C’est la preuve que nous partageons une humanité commune. Il ne s’agit pas d’une histoire palestinienne mais d’une histoire internationale à propos de l’injustice. »
D’autres médias pour d’autres images
Une injustice particulièrement criante dans la couverture médiatique de l’occupation et des conflits subis par la Palestine qui a aussi motivé la création de Liyla. Sur le sujet, Rasheed développe un discours particulièrement critique, pointant la manière dont les souffrances palestiniennes sont rapportées : effacer les histoires individuelles pour les noyer dans des chiffres abstraits, présenter différemment les horreurs infligées aux civils selon qu’ils vivent en Ukraine ou dans les territoires occupés, mobiliser un champ lexical qui invisibilise l’agresseur israélien… « Cacher l’histoire des Palestiniens constitue un crime en soi, analyse Rasheed, parce que tuer quelqu’un est plus difficile lorsque l’humanité de la victime est rendue visible. Ce qui explique l’interdiction actuelle des médias dans la bande de Gaza. Ces récits médiatiques partagés par les médias mainstream ne présentent pas ce que nous vivons, ils sont biaisés. »
Pour répondre à cet état de fait, le jeu vidéo semble un média particulièrement adapté. L’équipe le conçoit comme un média narratif fort à même de partager une expérience où le joueur vit le récit par ses choix. Même si dans Liyla, l’avatar n’est pas un héros mais un témoin. Il s’agit là d’une décision de conception consciente des créateurs dans leur souhait de retranscrire l’absence de contrôle impliquée par la situation. Si les jeux vidéo se définissent souvent par les choix proposés aux joueurs, Liyla cherche par leur absence ou le fait qu’ils soient tous mauvais à retranscrire les émotions ressenties dans une situation de guerre. Plusieurs mécanismes du jeu amènent à ressentir l’impuissance à répondre aux besoins de ses proches et la pression permanente du danger. « Même en posant les moins mauvais choix, conclut Rasheed, vous aurez le cœur brisé. En cela, je souhaitais que le jeu soit choquant parce qu’en définitive, il n’y a jamais de happy end en situation de guerre. »
Résister. Et vivre aussi
Lorsque nous évoquons avec Rasheed le sujet de notre dossier, la culture comme moyen de résistance en Palestine, celui-ci hésite un instant avant de nous parler de son quotidien qui lui semble en lui-même un acte de résistance : « Oui, bien sûr que mon travail est un acte de résistance. Tout ce qui parle de l’occupation de la Palestine est un acte de résistance. Rester en Palestine est une forme de résistance. En fait, je n’ai même pas à être un résistant, être un Palestinien me met déjà en danger. Liyla parle de paternité mais être un père en Palestine implique que vous devez élever vos enfants alors que votre pays est un champ de bataille. C’est inimaginable pour votre famille, c’est un sentiment complexe, je ne peux pas le décrire. »
Nous essayons de comprendre, tentons de généraliser le propos en nous excusant de ne pas arriver à percevoir, vu d’une Belgique en paix, ce que cela signifie de lier de cette manière le jeu vidéo comme culture avec la vie quotidienne en Palestine occupée. « Notre vie quotidienne est étrange, nous explique patiemment Rasheed, tout est conçu pour rendre notre vie misérable, pour nous faire ressentir le contrôle exercé sur celle-ci, pour peser sur nos choix qui en définitive n’existent pas. Devoir vérifier à chaque instant sur un groupe WhatsApp qu’un trajet ne présente pas de danger, qu’il n’y a pas d’attaque de colons, que l’école de nos enfants n’est pas fermée. Il nous faut vivre cette vie anormale où nous ne sommes pas perçus comme des êtres humains. Ne pas l’accepter est déjà résister. Attendre sans fin à un checkpoint mais refuser de se mettre en ligne marque notre résistance, une manière d’affirmer que la force brute de l’occupant ne suffit pas à nous contrôler. Les Palestinien·nes sont devenus très rétifs à toute file d’attente ordonnée, lâche Rasheed en riant. Créer des jeux vidéo pour rendre compte de cette réalité n’est qu’une forme de résistance parmi d’autres. Notre seule présence est une forme de résistance. »
En cela, la culture ne se sépare pas du quotidien. Au contraire, c’est précisément le quotidien qui façonne celle-ci à travers un état d’esprit, une expression qui revient souvent durant notre entretien. Un état d’esprit devenu une culture que les jeux peuvent partager. Partager comment ces violences ont transformé les Palestinien·nes, comment leur résilience s’est affirmée face à l’injustice quotidienne, comment les relations et les liens entre eux se sont construits pour résister et continuer à vivre.
Créer un jeu vidéo sur la Nakba
L’interview s’achève et Rasheed partage alors avec nous sa volonté de créer un jeu sur la Nakba — l’exode forcé des Palestinien·nes durant et après la guerre de 1948 de plus de 700 000 Palestien·nes. Ce projet, intitulé « Dreams On A Pillow », l’anime depuis plus de sept ans. Une équipe a été montée, un script est en cours de rédaction et plusieurs prototypes ont été conçus. Mais l’absence de budget, le poids des besoins quotidiens et le refus de plusieurs éditeurs rendent l’avancement difficile. Toutefois, l’invasion de Gaza et le génocide en cours, la couverture médiatique qui oublie les origines historiques de la situation actuelle poussent l’équipe à continuer dans une volonté de rendre compte de l’importance de la Nakba pour expliquer les évènements contemporains.
Rasheed décrit son futur jeu comme une expérience de la vie avant et après la Nakba, une manière de partager l’expérience de l’exil forcé et de donner à vivre le ressenti des individus palestiniens pris dans la Nakba. « Le projet demeure extrêmement difficile, j’aurais des problèmes à produire un jeu sur les papillons alors imaginez sur la Nakba, analyse avec un sourire notre interlocuteur. Réaliser un jeu vidéo en Palestine implique d’affronter l’absence de reconnaissance de notre pays en tant qu’État, ce qui signifie que nous ne pouvons pas effectuer de transactions via PayPal par exemple. Nous souhaitons un jeu plus ambitieux que Liyla. Nous allons pour cela lancer en ligne une campagne de financement participatif. Un tel jeu semble impossible. Mais nous, Palestiniens, avons l’habitude de vivre et d’agir avec l’impossible. »
LIYLA AND THE SHADOWS OF WAR
Liyla raconte la guerre et l’invasion de Gaza par Israël (celle de 2014) du point de vue d’une famille palestinienne qui essaie d’échapper aux bombardements de l’armée israélienne. Le jeu souhaite faire partager le vécu des civils à travers une série de situations où l’on incarne le père tentant de protéger ses proches. Inspiré du classique danois Limbo (Playdead, 2010), Liyla mélange les codes du jeu de plateforme et le newsgame (un type de jeu vidéo journalistique décrivant des évènements d’actualité) en retranscrivant de manière interactive des évènements réels. Il réussit avec les moyens du jeu d’action à transmettre le sentiment d’impuissance et de danger permanent pour les civils que Rasheed Abueideh décrit dans notre interview. Ce jeu reste un exemple de ce que le média peut travailler comme thématique brûlante d’actualité. Et alors que, huit années plus tard, les bombes et les chars ravagent de nouveau et à grande échelle la bande de Gaza, Liyla demeure une expérience courte et touchante, un témoignage puissant et sincère à vocation universel. Et un jeu accessible rendu possible par la volonté Rasheed Abueideh et son équipe de partager l’humanité qui nous lie au-delà de la guerre et des injustices de la colonisation.
https://rasheedabueideh.itch.io/liyla-and-the-shadows-of-war