
À lire les commentaires médiatiques des temps présents, la politique moderne se serait émancipée de la tradition religieuse et des dogmes transcendants. Les querelles du sacré et du profane appartiendraient désormais à notre passé. La sécularisation ayant réalisé son œuvre historique, il conviendrait, comme nous le rappelle sans cesse l’actualité, de bien défendre les frontières de la laïcité et de lutter pied à pied contre tout empiètement spirituel au sein de l’espace public. Les balises du débat, en évolution constante, sont bien connues et alimentent souvent la raison primaire du politique, en termes de communauté, d’identité, d’appartenance ou de nation.
Ce qui est par compte rarement évoqué, c’est l’arrière-fond théologique de l’imaginaire politique moderne. À la différence de la hiérarchie de la Grèce antique, il y a une parenté de signification entre la doctrine chrétienne et nos conceptions du politique. L’éthique communautaire chrétienne a profondément imprégné notre rapport au pouvoir, à la légitimité, à la hiérarchie, à l’autorité. Toutes nos approches modernes de la démocratie, de l’anarchisme ou du communisme, de Rousseau à Marx, sont baignées par les valeurs de liberté, d’égalité, de fraternité, de paix universelle ou de l’autonomie de la conscience critique. De Jean-Marc Ferry à Michel Onfray, les démonstrations comme les dénonciations ne se comptent plus. Des notions de souveraineté et de représentation aux exigences d’unité et d’autonomie, la prégnance du message divin sur notre organisation politique confirme le principe selon lequel le monde sécularisé d’aujourd’hui est la tradition profane du monde religieux d’hier.
Affinons le trait à propos de la crise économique actuelle. S’appuyant sur les fameuses thèses de Max Weber sur l’éthique protestante et l’esprit du capitalisme, Mona Chollet remonte aux sources morales de l’austérité, très en vogue dans l’espace européen. Car, sous le couvert de la rationalité économique, c’est en fait un substrat culturel et religieux qui détermine les choix posés. La rigueur fleure bon l’influence de l’ascèse calviniste et le péché de paresse tant honni par Luther innerve nos plans d’accompagnement des chômeurs ou l’allongement de l’âge de la retraite. Dans l’optique puritaine, prendre du bon temps, se reposer ou profiter de la vie devient moralement condamnable. On ne peut plus « souffler » sans mauvaise conscience. Après la laïcisation des États, la tâche sera à la démonothéisation des esprits. L’obstination de la rigueur flirterait-elle avec les vertus de la mortification ? La certitude éthique expliquerait bien plus le choix des mesures que l’apparente raison économique.
Walter Benjamin écrit que « le capitalisme est probablement le premier culte qui n’est pas expiatoire mais culpabilisant ». Prenez la dette. De sa limitation à la règle d’or, elle aspire tout le débat politique. Car, comme le raconte Alexandre Lacroix, « la dette est la structure morale et métaphysique première de notre culture ». Elle implique une vision linéaire de l’histoire qui va en s’améliorant. « La conception judéo-chrétienne du temps est en quelque sorte la condition mentale d’une action économique pariant sur la croissance » écrit-il.
Aujourd’hui plus de Jésus venu racheter les dettes des hommes envers Dieu lors du péché originel. Mais des États qui sauvent avec l’argent public les conduites imprévoyantes. Plus de Bible ou de Providence qui garantissent les promesses célestes mais une Banque centrale qui assurera l’avenir des hommes et des gouvernements pour autant qu’ils expient dans la souffrance et la culpabilité les forces prométhéennes qui les ont conduits à croire qu’ils pouvaient sans cesse se dépasser. Il s’agit bien de commencer à penser ailleurs.