Dans son ouvrage Leçons kurdes, Azadî, militant franco-kurde originaire de Turquie, développe une lecture de l’histoire coloniale fondée sur la pensée décoloniale de Frantz Fanon qui fait des Kurdes les sujets politiques d’un projet transfrontalier très vivant. Rappelons que ce peuple de 40 millions d’habitant·es réside sur un territoire morcelé entre la Syrie, l’Irak, la Turquie et l’Iran, pays qui les écrasent et empêchent le développement de leurs propres récits. Azadî explore, entre autres, la manière dont ces États-nations ont mis en œuvre des pratiques coloniales pour effacer l’existence des Kurdes en s’attaquant à leur langue et ses dialectes. De la négation pure à l’interdiction dans l’espace public, l’obligation de porter des noms turcs, l’effacement de toponymes, l’assimilation forcée par le système éducatif ou le déplacement de population et la répression allant jusqu’à l’emprisonnement : tout est mis en œuvre pour que les Kurdes ne puissent plus nommer leur monde, transmettre leur histoire, ni revendiquer leur droit à exister autrement. La sortie de cet ouvrage coïncide avec un fait d’actualité majeure en Turquie : l’annonce en mai dernier de la dissolution du PKK (Parti des travailleurs du Kurdistan) après plus de 40 années de résistance armée. Dans son livre, Azadî brosse justement les limites de la lutte armée qui n’a pas suffi pour transformer les structures étatiques ni garantir des droits culturels durables. Le livre est aussi l’occasion de revenir en détail sur le projet de « confédéralisme démocratique » qui a succédé au marxisme-léninisme à la fin des années 1990. Cette alternative politique fondée sur des structures locales autonomes rejette la logique d’un État-nation kurde, considéré comme une reproduction des systèmes d’oppression qu’il prétendait combattre. Il croise la critique du capitalisme, de la modernité et du patriarcat, en prônant une démocratie participative fondée sur l’autonomie locale, l’écologie radicale, l’égalité de genre et l’inclusion des diversités ethniques, religieuses et culturelles. C’est ce modèle inspirant qui est actuellement expérimenté au Rojava (Nord-Est syrien). Ce livre est donc essentiel car non seulement il replace la question kurde dans toute sa profondeur historique, mais aussi car il renouvelle nos imaginaires politiques dans un monde en recomposition.
Jennifer NowéLeçons kurdes - Les damnés des montagnes
Azadî
La fabrique, 2025
